"Souvenir"
Un oiseau se pose sur le rebord de ma fenêtre. Il fait gris. Et sombre. Pourtant, l'oiseau chante.
- Ella..?
Je prend une grande inspiration, et lève les yeux vers le visage inquiet de Loïc penché vers moi.
- Ella... Tu veux en parler ?
Non. Non, je ne veux pas. Mais il le faut. Je ne peux plus supporter la présence de cette ombre, celle qui me suit partout, noircit mes jours et obscurcit mes nuits. Je dois accepter de la faire sortir, de la chasser de ma conscience, de me libérer de son emprise.
- Oui, je murmure, tremblante. Je vais essayer.
Alors je ferme les yeux, et pour la première fois depuis maintenant cinq ans, j'entrouvre le tiroir secret, celui que j'avais soigneusement scellé et dont je pensais avoir perdu la clé. Rapidement, un flot continu de souvenirs s'en échappe et se répand en moi comme un venin puissant, pétrifiant mes membres, glaçant mon sang. Je voudrais le refermer, mais je perçois le souffle de Loic qui attend que je me mette à parler, alors je le tire, de plus en plus, et je plonge immédiatement dans une mer de sentiments incontrôlés. Où suis-je ? Je n'en ai pas la moindre idée. Un brouillard de mots, de gestes, de voix, ne cesse de tournoyer autour de moi. Je n'ai d'autre choix que de me laisser emporter par le cyclone ravageur qui prend racine dans mon cœur et vient semer le trouble dans chaque ridicule partie de mon être. Je ne sais plus quoi faire. Alors je ne fais rien. Je me contente de me laisser balloter par les souvenirs. Par ces traînées de lumière incertaines qui me frôlent si rapidement que je n'ai même plus le temps de mettre des mots dessus. Si rapidement que je me contente de les regarder m'effleurer puis s'effilocher en rubans cotonneux. "Tu te rappelles?", semblent-ils demander en me brûlant la peau. "Rappelle-toi..", m'exhortent-ils encore."Tu étais là, sous cette pluie battante, les pans de ton manteau bleu resserrés autour de toi...!" Arrêtez. Je vous en prie. Je ne peux pas, je ne veux pas me souvenir. "Ce n'était pas moi", ai-je envie de leur répondre. Ça l'était. "Je ne savais pas", ai-je envie de leur hurler. Je le savais. " Le soir tombait, le froid était glacial, la rue déserte, et tu marchais en soufflant de petits panaches de fumée à chaque pas.." Non. Maintenant, plus rien de tout ça n'a de sens. Tout est chaud. Tout est froid. Tout est loin, ou à portée de main. Je ne fais plus la différence. "Tu as tourné au coin de cette rue pavée, où l'odeur du café se mêlait à celle du goudron trempé..."Le tiroir. Refermer le tiroir. Je suis debout. Au sommet du barrage.Il va craquer. Il va céder. Les cheveux au vent, les bras tendus pour conserver l'équilibre, je regarde les poutres qui soutiennent le mur en bois enfler, se déformer sous la pression de l'eau. "Et puis tu l'as aperçu. Au milieu de la route. Qui semblait t'attendre, ses boucles brunes dégoulinantes, le sourire au lèvre. L'orage a redoublé de violence..." C'est alors que le tonnerre éclate. Une explosion. Une vraie. Traînées violettes, zébrures argentées, le ciel est bientôt lacéré de toute part. Le barrage. Il va craquer. Il va céder. Le tiroir. Céder. L'ouragan se déchaîne, balayant sans pitié les rires, les pleurs, emportant cris de joie ou de peur. Le ciel se crève alors comme un ballon, et des flots se déversent au-dessus de moi pour venir grossir les rangs des courants rebelles, qui se brisent violemment sur les digues. Mes joues sont trempées. De pluie. De larmes. "Il t'a dit.. Il t'a dit qu'il ne fallait pas attendre que l'orage passe. Qu'il fallait apprendre à danser sous la pluie..." Un craquement horrible. "Tu as reculé, tu lui a crié de venir s'abriter, mais il est resté au milieu de la chaussée, toujours souriant, toujours confiant." Les images me claquent en pleine figure. Tout me revient à l'esprit, avec une précision effroyable. Tout au ralenti, chaque image décomposée m'envoyant un nouveau coup de couteau dans le coeur. L'odeur rance d'essence. Le son du crissement des pneus. Le glissement du caoutchouc sur la chaussée. Moi qui hurle le prénom de John. Et puis... Et puis le Klaxon. Le choc. Le bruit d'un corps qui tombe sur le sol inondé. Et plus rien. Secouée de sanglots, j'entrouvre les paupières. Recroquevillé près de moi, Loic se tient immobile, les yeux brillants de larmes, de colère, d'impuissance. J'y lis qu'il comprend enfin la cause de mes silences subits, de mes cauchemars récurrents et de mon refus de parler de tout ce qui touche de près ou de loin a mon enfance. Il ne pose aucune question. Nous ne parlons pas, ne sourions pas, ne bougons pas. Un oiseau se pose sur le rebord de ma fenêtre. Il fait gris. Et sombre. Pourtant, l'oiseau chante.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top