« Dans mes notes »

Depuis le trottoir d'en face, j'observe la vitrine poussiéreuse de la vieille école, le store définitivement baissé et la porte recouverte de planches en bois clouées en quinconce.

Dix ans plus tôt, jour pour jour, à cet endroit précis, j'avais rencontré Lucie. Alors que je sortais de l'école de musique, partition à la main et sourire au lèvres, j'avais croisé le regard de cette jeune fille discrète, postée de l'autre coté de la rue, qui semblait considérer avec une extrême méfiance les instruments exposés derrière la vitre.
- Ce ne sont pas des machines de guerre, avais-je plaisanté devant son air méfiant.
Haussant les épaules, elle avait pointé du doigt l'étui à guitare sur mon dos.
- Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves.
- À qui ? À ma guitare ?
Secouant ses cheveux bruns, elle avait incliné la tête sur le côté.
- Non. À la musique.
La musique. Scandalisé, je m'étais demandé comment résumer en une phrase ce que ce mot représentait pour moi, puis, décidant que ça relevait de l'impossible, lui avait proposé d'aller prendre un café sur l'avenue.
- Je suis Luke , me présentai-je une fois que nous ayons passé commande.
- Lucie.
- Tu n'as jamais joué d'un instrument ?
Lucie secoua la tête.
- Je n'en vois vraiment pas l'intérêt.
- Pour la beauté de la musique, déjà. Pour la mélodie qui t'envoute et te transporte...
- Le bus me transporte aussi, et sans utiliser de cordes ou d'archet.
Cette réplique m'arracha un sourire.
- Mais le bus en joue, de la musique.
Lucy me décocha un regard interrogateur alors que le serveur déposait mon café noir et son jus de fruit sur la table.
- Le moteur qui ronronne, les roues qui glissent à l'unisson, le Klaxon qui rugit, de quoi crois-tu qu'il s'agit ?
Lucy tourna la paille plusieurs fois dans son verre avant de se risquer à répondre.
- De musique ?
- De musique. La musique et dans tout. La musique est la vie. La musique est dans le cri d'un bébé, dans le rire d'un enfant, dans les pleurs d'un adulte...
- Mais alors, pourquoi jouer d'un instrument ? Si tout est musique, que possède un piano de plus qu'un cri strident ?
Devant sa remarque, je repoussai ma tasse, posai mon étui sur la table, et profitai de sa surprise pour en extraire ma guitare et la placer sur mon genou. Les premières notes d'une mélodie espagnole s'égrenèrent sous mes doigts, et je continuai à gratter les cordes, jusqu'à ce qu'un attroupement se forme autour de nous, et que les gens se mettent à taper dans leurs mains en rythme.
- Tu vois, Lucie, l'instrument, à la différence d'un cri, organise la mélodie. Il suit un tempo, un mouvement, avec ses hauts et ses bas, ses graves et ses aigus...
Lucie ouvrait à présent des yeux ébahis devant la foule qui se pressait autour de nous en reconnaissant la chanson.
- C'est beau, admit-elle en rougissant. Mais pourquoi tout le monde se permet-il d'envahir notre table ?
J'esquissai l'accord final, puis laissai les applaudissements résonner tandis que je rangeais mon instrument et me rasseyais.
- C'est un autre pouvoir de la musique. Elle rapproche les gens. Elle donne l'impression à tout le monde de se connaître. Parce qu'elle est universelle. Elle ne nécessite pas de savoir parler une langue. Tout le monde peut l'écouter. Tout le monde peut la comprendre. Toi aussi, tu peux la comprendre.
La jeune fille acquiesça, songeuse, puis acheva de siroter son jus de fruit, ses grands yeux verts perdus dans le vague.
Une fois dehors, elle s'enquit encore :
- Mes parents n'ont jamais été très amateurs de musique. Je n'ai donc jamais appris à l'apprécier... Quel effet ça te fait, d'en jouer ou d'en écouter ?
Je contemplai le fleuve qui s'écoulait rapidement sous le pont de l'avenue.
- Ça me détend. Ça me ressource, aussi. Ça me fait rêver, oublier. Plonger dans un autre monde, un monde où seules les notes existent, où seuls les sons ont un sens.
- Luke...?
Des paillettes dans les yeux, les cheveux au vent, Lucie m'adressait un regard plein d'espoir.
- Tu pourrais m'y emmener, dans ce monde ?

Dix and plus tard, là où tout a commencé, j'essaye de distinguer mon reflet dans la vitre grisâtre de l'école de musique, qui a fermé ses portes il y a trois ou quatre ans. C'est Lucie qui les a faites fermées. Pour ouvrir une nouvelle école, plus grande, qui accueille des centaines d'enfants chaque jour. Ma passion pour la musique ne m'a jamais quitté. Je repense souvent à cette journée où j'avais su la transmettre à Lucie. Les notes commencent là où s'arrêtent les mots, alors lorsqu'il n'y avait plus rien à expliquer, il ne restait qu'à lui faire écouter... Et la magie a opéré.

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