Centralia la porte des Enfers
Il existe un endroit qui n'est pas vraiment un endroit. Dans l'histoire des Hommes, il porta beaucoup de noms : Averne, Géhenne, Tartare, Hadès, Abbadon, Shéol... du moins par héritage des textes bibliques. En d'autres temps, sous d'autres Dieux, « L'Enfer » présentait beaucoup d'autres appellations.
Mais on l'imaginait presque toujours sous la forme d'un creuset situé sous terre où, dans les flammes et les glaces, se façonnaient toutes sortes de démons.
Aujourd'hui, nous vivons dans un monde rationnel pour lequel rechercher une entrée physique des Enfers confine à l'absurde.
Et pourtant, je suis certain d'y être parvenu !
À la base, je suis archéologue, un croyant par tradition, un scientifique par profession et un mystique par passion...
Lors de mon catéchisme, les théologiens contemporains me racontaient l'Enfer comme un état et non un lieu. L'Enfer était le choix de l'humain libre d'être séparé de Dieu « une peine principale car résultant d'une séparation éternelle d'avec Dieu ». Je m'étais pourtant toujours senti plus proche des Hommes du Moyen Âge, pour lesquels l'Enfer était bel et bien un lieu géographique, au même titre que le Paradis ou le Purgatoire. Ma vision de l'au-delà a toujours été concrète, inspirée par les écrivains et artistes qui le dépeignirent avec un luxe de détails morbides et sadiques destinés à épouvanter les pêcheurs.
Ce fut lors d'une fouille archéologique en Turquie que débuta ma fascination pour les « portails de l'Enfer ». Notre équipe découvrit fortuitement une grotte sur le site antique de l'ancienne ville de Hiérapolis. La légende de cette grotte connue sous le nom de « Porte de Pluton » racontait qu'elle était pleine d'une vapeur si dense qu'on y voyait à peine le sol. Tout animal qui passait à l'intérieur mourait instantanément.
Les analyses de l'équipe scientifique prouvèrent que les profondeurs de ce temple, ce plutonium, contenait jadis des vapeurs de dioxyde de carbone issues de la nappe phréatique où l'on avait percé la voie d'une source thermale. De mon côté, j'étais emballé par ma découverte d'inscriptions dédiées aux divinités du monde souterrain, Pluton et Koré, sur des demi-colonnes ioniques. Je me reconstruisais alors mentalement le site.
J'étais revenu un siècle avant le Christ, dans un temple érigé sur la grotte. J'étais au milieu de pèlerins venus célébrer les rites de fertilité de la déesse Cybèle. Nous nous tenions tous sur les marches placées au dessus de l'entrée du plutonium, y lâchant des petits oiseaux afin de tester les effets mortels de cette porte vers les Enfers, tandis que les prêtres sacrifiaient un taureau à Pluton. Ensuite, se déroulaient les rites d'incubation où nous prenions l'eau dans la piscine du temple. Puis dans notre sommeil, nous recevions des visions et prophéties.
Mon esprit, encore à moitié connecté à mon époque, comprenait que les vapeurs de la nappe phréatique souterraine d'Hiéralopolis provoquaient ces hallucinations. Je m'étais extirpé de la transe des pèlerins afin de commettre le sacrilège de passer à mon tour la porte des Enfers. Imitant les eunuques de la déesse, j'avançais sans dommages tant que je pouvais retenir mon souffle. M'enfonçant au milieu d'obscurités remplies de vapeurs, je ne me sentais pas mort, cependant je ne me sentais pas non plus vivant au sens biologique du terme, j'étais « autre ».
Je descendais les marches infernales, la chaleur s'amplifiait, je cuisais dans une vapeur bouillante sans en souffrir... Au moment où j'aperçus les colonnes de flammes sous la terre, je fus rejeté vers mon présent. Je me retrouvais éblouit par un puissant soleil, allongé sur les dalles des marches usées par le temps dessus l'antique grotte.
Mes confères de l'équipe archéologiques me certifièrent que ma vision n'était qu'un délire du à un violent coup de chaleur.
De mon côté, je me demandais si je n'avais pas réellement pénétré dans la grotte de Pluton dont nous venions à peine d'exhumer l'entrée au cœur du site archéologique ?
On s'empressa de me détromper, les aléas du temps et de l'histoire avaient arrachés à ce lieu toutes ses propriétés de vapeurs méphitiques mortelles. Le plutonium avait été partiellement détruit par les chrétiens au sixième siècle de notre ère, puis un tremblement de terre acheva de sceller définitivement cette grotte.
Ainsi cette Porte des Enfers était close... Je crois que ce fut ce jour là que débuta mon obsession de découvrir l'Enfer physique sur Terre.
Durant deux années, j'ai recherché en vain des sites conformes à un portail pour le « monde d'en bas ». J'épluchais nombre de sources littéraires antiques et historiques.
Depuis les premiers temps, les portes de l'Enfer sont légions sur Terre, certaines entrées sont moins bien ornées ou évidentes à trouver et plus difficilement accessibles que d'autres. Possédant le titre d'archéologue, j'avais l'autorisation d'étudier un nombre important de sites. Je possédais également l'entrainement physique et technique pour joindre les endroits les plus improbables. Je n'ai jamais eu à « passer par la petite porte » si vous me permettez ce trait d'humour.
Pourtant aucun site oriental, gréco-romain ou judaïque ne m'apporta satisfaction.
À chaque découverte, je subissais le même songe, la même hallucination... Je me faisais refouler dans la réalité au moment d'atteindre les colonnes de flammes situées sous la terre. Toutes ces portes antiques n'étaient plus que des vestiges stériles. Je devais partir en quête d'éventuelles entrées bien plus récentes.
Bien que l'Enfer ne soit pas une invention chrétienne, ce fut dans son symbolisme qu'un confrère archéologue y puisa sa plus grande inspiration pour ses recherches.
Cet homme avait développé la même pulsion que moi. Il suivit la trace des sources du poète chrétien Dante Alighieri qui rédigea entre 1300 et 1318, son œuvre monumentale « La Divine Comédie », dans laquelle il donnait une vision des plus détaillées d'une descente aux Enfers. Après lui, les peintres de l'art romans des églises (Boticelli pour ne citer que lui) se donnèrent à cœur joie de représenter ce lieu de souffrances éternelles.
Cet archéologue se nommait Maurice Léonardi. Je ne l'ai pas connu de son vivant, il mourut aux portes du vingt et unième siècle. C'était un de ces riches rentiers, peut être bourgeois ou issu d'une vieille Noblesse, pour lesquels les sciences étaient une passion, et les sciences occultes une dangereuse obsession. Il s'était jadis fait construire dans le sud-est de la France une haute et large maison de type normande avec une tour central au travers de la toiture.
Pour ma chance, je connaissais le gardien de cette demeure aux allures baroques. Cet ami superstitieux ne désirant pas être mentionné dans mes notes, je me contenterai de l'appeler par sa fonction. « Le gardien » donc, entretenait seul, du mieux qu'il le pouvait, cette vieille demeure litige de succession entre les héritiers de feu monsieur Léonardi.
Seul lui avait accès à toutes les pièces de cette villa en délabrement qui menaçait de s'effondrer. J'ai grandement prétexté de notre amitié afin d'y pénétrer exceptionnellement à mon tour, car en son cœur se trouvait l'objet de mes convoitises.
Maurice Léonardi avait fait agencer sa villa telle l'architecture de l'Enfer selon Dante. La partie extérieure et émergée de la maison représentait le centre symbolique du monde au Moyen Âge, c'est-à-dire Jérusalem. Les cinq étages de la maison faisaient référence aux cinq premiers cercles de l'enfer à l'intérieur d'une citée souterraine appelée Dité. Les quatre autres cercles se situaient à l'intérieur de vastes caves concentriques fondées dessous la bâtisse.
Le gardien se perdit un jour dans l'aile Est de la maison, ce fut par hasard qu'il découvrit la porte dérobée menant aux soubassements.
Chacune de ces caves possédaient des murs ornés de peintures représentant les supplices des damnées selon la nature de leurs pêchés.
Le gardien me raconta les rumeurs qu'il avait entendu à propos de cet endroit, que feu Léonardi perpétraient de sombres cérémonies occultes dans ses caves en compagnies des Aleister Crowley et autres mages illuminées du siècle dernier.
Ces souterrains étaient depuis longtemps vides de tout mobilier, mais j'avais bien ma petite idée sur la véritable nature des réunions célébrées en ces lieux.
La majorité des visiteurs avaient du considérer ces caves secrètes comme un refuge bien agréable pour leurs petits travers et penchants pervers. Peu de « suppliciés sacrificiels » s'y étaient retrouvés contre leur grés. Lorsque l'on vient chercher « l'Enfer », si ce dernier s'avère agréable, l'on se sent indéniablement floué.
Les visiteurs de ce lieu y venaient donc pour la douleur, la souffrance et toutes sortes de tourments. Ici, ils pouvaient les recevoir en abondance sans passer pour des déments aux yeux du monde extérieur. Je me gardais bien de l'expliquer au gardien, il n'était pas très ouvert d'esprit, il aurait même pu m'interdire de descendre au plus bas, bien que j'étais venue ici pour une toute autre recherche.
Selon la Divine Comédie de Dante, le gouffre de l'Enfer fut crée par la chute de Lucifer l'Ange Déchu. Ce dernier se retrouve d'ailleurs au cœur du dernier et neuvième cercle, ses immenses ailes soufflant un vent glacé dans le gouffre infernal.
Plus nous descendions dans les étages des caves, plus les fresques des murs représentaient des scènes ignominieuses de tortures. Cette propriété évoquait Pandémonium, la capitale des enfers. Plus les cercles sont bas, plus les pêchés sont graves et les supplices violents. Je me rappelais du passage de la Divine Comédie lorsque Virgile met en garde Dante :
« Au-delà du « puits des Géants » On atteint l'ultime cercle, le neuvième. Celui des traîtres, à leurs parents, à leur Patrie, à leurs hôtes, à leurs bienfaiteurs. Ce cercle est couvert d'un lac gelé par les glaces du Cocyte et retient prisonnier les damnés suppliciés par le froid. »
« Pourquoi y a-t-il plus souvent de la glace que des flammes en Enfer ? » S'exclama mon ami le gardien. « L'inverse devrait pourtant être logique...
- Je ne pense pas que le feu serait bon pour le contenu du dernier étage. » Lui répondis-je en souriant.
Pour atteindre le dernier étage au bas d'un court escalier en colimaçon, il m'ouvrit une porte peinte d'un immense œil écarquillée qui reflétait du feu dans son iris.
« Voila Dité (Lucifer)... Il faut t'armer de courage, l'empereur du royaume de douleur émerge du glacier. C'est un géant, porteur de trois paires d'ailes de Chauve-souris gigantesques et trois têtes. Un premier visage rouge, un deuxième livide et un troisième noir. Dans sa triple gueule le monstre mastique entre ses dents Judas, Brutus et Cassius. C'est à ce moment là qu'il faut passer dans le dos du Diable, s'y accrocher pour remonter et sortir de l'Enfer et de son atmosphère de mort ».
La seule atmosphère que j'y respirais était poussiéreuse, mêlant l'odeur du renfermé à celle du vieux papier si typique à mes narines de fouilleur.
Dans l'obscurité compacte de ce quatrième sous sol, le gardien trouva assez vite l'emplacement d'un gros interrupteur qui alluma les vieux néons grésillant de l'immense bibliothèque.
« La voila, la bibliothèque du vieux Léonardi. » Me la présenta-t-il sans solennité. « Elle est grande... Je ne suis pas un gros lecteur, mais je ne pense pas qu'elle ait quelque chose de spécial. »
La légende prétendait que la maison possédait une bibliothèque des plus fournies en divers ouvrages de sciences, fruit de la soif de connaissance de l'ancien propriétaire. Mais il était à craindre que cet étal de savoir secret sur papier ne résista pas lui non plus aux désastreux progrès rationalistes de notre monde moderne.
« Oui, ce n'est plus une bibliothèque très singulière. » Avouais-je en commençant à lire les titres des ouvrages rangés dans les étagères suivant la concentricité des murs. « Tous les essais d'histoires et sciences parallèles entassés ici se retrouvent sur Internet dans les sites les plus ringards des mystères et conspirations... Ce que je suis venu chercher, c'est le résultat d'une vie de recherche pour Maurice Léonardi. Veux-tu bien me conduire aux Enfers de cette bibliothèque ? »
Il fit mine d'être surpris, je le fixais alors dans les yeux. Cela le mit rapidement mal à l'aise. Il était facile à faire céder, pour un gardien.
L'Enfer d'une bibliothèque désigne un local tenu à l'écart, à l'accès restreint car contenant une littérature soupçonnée d'être « immorale, condamnable, voir démoniaque ».
En règles générales, loin de toutes superstitions et bigoteries, les « Enfers » contenaient au contraire des livres passionnants, car controversés. Pour certains particuliers, il s'agissait de livres, incunables ou pas, de grande valeur, qu'ils voulaient garder au plaisir égoïste de leurs seuls yeux. Pour Maurice Léonardi, il s'agissait de tout autre chose.
« Ce n'est pas si simple... » Me confia mon ami. « La grille de cet accès ne s'ouvre qu'avec un code à trois chiffres que j'ignore... Et il y a une tonne de combinaisons possibles... »
Je lui demandais de se pousser et tapait sur le vieux digicode les trois chiffres qui me semblaient en toute logique les mieux appropriés. La grille mal graissée s'ouvrit dans un horrible grincement strident.
« 666 ! » S'exclama le gardien. « Le code c'était 666 ! Aussi simple ! Comment as-tu deviné ?
- J'ai juste soupçonné Monsieur Léonardi d'être assez culotté pour tenter un coup comme ça. 666 pour le code d'accès à l'Enfer d'une bibliothèque... Une évidence qui a pourtant protégé cet accès pendant plusieurs décennies. »
Bien que consciencieusement protégée dans cette pièce en quatrième sous sol. L'Enfer de cette bibliothèque là ne contenait qu'un seul livre sur son piédestal en bois. Un gros recueil, à la vieille reliure un peu négligée. Il s'agissait du vieux carnet de comptes sur lequel Maurice Léonardi avait noté tous les lieux susceptibles d'être des portes de l'Enfer sur Terre. La majorité présentait des localisations de lieux que j'avais déjà visités, en vain. Je commençais à me décourager, j'avançais inexorablement vers la fin des notes et je ne trouvais toujours pas de découvertes qui me restaient inconnues. Je soupçonnais Léonardi de n'être qu'un vieux fou excentrique pratiquant un occultisme de Carnaval. Il avait même consigné comme porte de l'enfer antique les trous enflammés du désert de Karakorum au Turkménistan. Or ce phénomène, bien qu'impressionnant, n'était que le résultat d'une erreur de forage en 1971. Comment oser me faire confondre une porte de l'Enfer antique avec un cratère dans lequel des idiots mirent le feu à une couche de gaz ?
Dernières pages... mes mains tremblaient, ses notes s'arrêtaient en 1998, quelques mois avant son décès. J'y lis les mentions de deux lieux qui ne me disaient absolument rien... et que je n'aurais jamais eu l'idée de considérer. Ces deux adresses inédites constituaient mes dernières chances... Peut être les deux ultimes échecs... Je ne pouvais pas savoir si Léonardi y avait enquêté lui-même de son vivant, mais c'était la seule piste qui me restait, je n'avais pas le choix. Je procédais dans l'ordre d'énumération, notant les coordonnées et débutant mes recherches par la première des deux destinations.
« Alors, tu as trouvé ce que tu cherchais ? » Le gardien avait autant de curiosité que d'appréhension dans sa voix. « Où vas-tu t'embarquer cette fois ?
- Tu sais tenir un secret ?
- Pas trop... Mais personne ne vient jamais ici !
- Je pars pour « Centralia », une petite ville paumée de Pennsylvanie. »
Derrière ces immenses façades urbaines de l'Est étasunien que sont New York, Philadelphie, Boston, Washington... s'étend le grand Etat de Pennsylvanie. Une région dans laquelle je ressentais encore la présence des mythes et légendes des peuples amérindiens Delawares, Susquehannock, Iroquois, Ériés, Chaouanons, et autres tribus qui occupaient jadis ces terres. Leurs superstitions furent jadis reprisent et transformées par celles des bergers suédois qui avaient grandement colonisés la région.
Aujourd'hui, la Pennsylvanie est très urbanisée et industrialisées, même au niveau agricole. Pourtant en sillonnant ses petites routes isolées au travers des forêts à flanc de collines ou montagne, j'entamais un parcours dans le temps, lent, oppressant, perdu... Je n'avais pas grand mal à comprendre pourquoi les Américains du Nord étaient si friands de légendes urbaines, et de mysticismes en tout genre. Ce pays aux immensités et recoins inconnus fut constitué de migrants ayant chacun apporté leurs terreau de légendes dans leurs bagages.
Ce n'était pas non plus une surprise de pouvoir découvrir une actuelle Porte des Enfers sur le nouveau monde.
Le véhicule que j'avais loué traversait une forêt brumeuse de conifères au feuillage sombre. Je faisais confiance au GPS pour me guider. D'une part, je ne comptais pas crier sur les toits le but de ma recherche. Si cette ville possédait effectivement une Porte des Enfers, il était possible que sa réputation me précède. Ensuite, les seuls humains que j'avais croisés le long de la route furent un duo de bucherons peu engageants.
La route 61 me faisait entrer dans la ville par le Sud, près d'un grand cimetière nommé St Ignatius.
Centralia en elle-même présentait une apparence figée dans la passé. Bien que sa longue route centrale plongeait son bitume moderne dans une sorte de petite vallée forestière, elle m'offrait l'image de ces villes du far-west, ou plutôt far-east, avec les maisons en bois et contreplaqué alignées de chaque côté.
Une ville champignon, pas pour des gisements d'or mais plutôt de charbon, à ce que j'en comprenais. Tout m'y semblait si rétro, à l'image de l'Amérique profonde qui aime sa petite tranquillité et ses qualités de vie traditionnelles...
Je pénétrais à Centralia sous la brume du crépuscule. Ce n'était pas la meilleure heure pour appréhender une petite ville inconnue. La première silhouette de personne physique que j'y rencontrais était celle d'une petite gamine de dix ou onze ans, assise sur une butte de terre herbeuse sur le rebord du cimetière.
Ses longs cheveux bruns flottaient sous le petit vent froid, elle se tenait les mains sur ses joues affichant une mine boudeuse comme pas possible.
Je m'excusais de la déranger, mais je voulais qu'elle m'indique le meilleur hôtel de la ville. Elle ne répondit pas, ne tourna même pas un regard vers moi. Alors que je m'éloignais en disant que ce n'était pas grave et que je trouverai bien par moi-même, elle redressa timidement son visage et commença à me sortir une longue tirade :
« Je m'appelle Jennie, et j'en ai marre... Je sens que ma vie est complètement vide. J'ai promis de rentrer à la maison avant qu'il ne fasse nuit, mais mes parents s'en moquent, je ne leur suis utile que pour mettre les tracts de l'église dans les boites aux lettres... Ce n'est plus pareil dans la ville... Bientôt on sera tous obligés de déménager, on sera obligé, il parait que le Diable a maudit cette ville... Je préférerais continuer à habiter dans Wood Street, proche de mes amies. Ma mère disait qu'on habitait trop près de la décharge sauvage, elle se disputait souvent avec mon père à cause de ça... Mais on ne pouvait pas déménager parce que mon père ne gagnait pas beaucoup en travaillant à la mine. Après il y a eu le feu à la décharge et mon père était au chômage... Les gens de l'église, les « Croisés du Christ » qu'ils s'appellent, vinrent apporter leur aide à mes parents... Je me rappelle qu'ils étaient éblouis par leur proposition, je voyais briller leurs yeux. Les « Croisés du Christ » leur offraient un nouveau travail et une nouvelle maison. Ils avaient dit à mon père qu'on avait vécu près du charnier de l'Enfer. Maintenant qu'on est revenus sous la protection du seigneur, on doit vivre dans une nouvelle maison à Byrnesville au bout de la route là bas... »
Elle se redressa et me montra du doigt un tronçon de la route 61 parallèle à celui que j'avais emprunté pour venir, un panneau indiquait effectivement Byrnesville road. En regardant l'horizon couchant, la petite Jennie continua à me raconter l'histoire de sa famille et de leurs problèmes. Je décidais de l'écouter avec politesse. Si ses parents s'étaient endoctrinés dans une sorte de secte évangéliste, à ce qu'il me semblait comprendre, on ne devait pas souvent faire attention à ses ressentiments.
« Notre nouvelle maison sent la peinture neuve... elle a trop de fenêtres aussi... Et puis Byrnesville c'est très petit. Mon ancienne maison me manque, elle était sombre, chaude, douce et je connaissais tous les coins secrets. Je déteste Byrnesville, c'est bizarre... Les gens qui y vivent sont vieux et ils construisent des mausolées dans leurs jardins... Ce n'est pas juste, personne ne m'a demandé si j'avais envie de déménager... Même si le Christ a donné du travail à mon père pour son église et la divine croisade, ce n'est pas juste ! Je ne suis qu'une enfant... On se moque de ce que les enfants pensent... Mais bientôt tout le monde devra déménager, le Diable va sortir par les fissures !
- D'accord petite... d'accord... je comprends, la vie n'est pas rose tous les jours... Tu veux que je t'avance un morceau de route jusqu'à ton Byrnesville ? »
Elle ne me répondit pas, repartit en marchand lentement dans une allée du cimetière entre les pierres carrées des tombes au sol... Je décidais de laisser tomber.
« Tu as raison, ne jamais monter en voiture avec un inconnu !... Même si tu lui as déjà raconté la moitié de ta vie... »
Je remontais dans ma voiture et m'enfonçait dans la brume qui s'était étendue sur Locust avenue, la route principale qui traversait la ville. Je trouvais un hôtel, avec bar au premier étage, pas loin du Town Hall.
Mes recherches étaient sur la bonne voie. Dans les propos de la petite Jennie sur les « croisés du Christ » et le « charnier de l'enfer » où elle avait habité, j'étais certain d'approcher du but. Elle avait cité Wood Street... j'avais donc décidé d'y jeter un coup d'œil dès le lendemain.
Le soir même, je me sentais vraiment en veine au billard du bar. Je venais de m'embarquer sur une sorte de sentier lumineux où je ne pouvais pas perdre, j'enchainais les coups magiques. Cela avait même surpris les habitués locaux. Ils étaient un peu soupçonneux et bourrus au premier abord, mais ils se montrèrent rapidement sympathiques dès que l'on commença à sympathiser. Ils travaillaient pour la plupart aux piles de charbon, c'était la première fois qu'ils parlaient avec un archéologue. En riant, ils me demandèrent si j'étais venu faire des fouilles dans les mines pour faire exposer un vieux charriot en bois dans un musée. Je n'osais pas leur rétorquer qu'ils constituaient eux aussi de belles pièces archéologiques avec leur style et vêtements rétro. J'avais l'impression que la mode locale s'était figée vers la fin des seventies.
« Tu possèdes la main du diable ! » Me déclara en éclatant de rire un de mes adversaires après l'entrée d'une nouvelle boule impossible.
« Pas encore... » Ai-je été tenté de lui répondre. « Bientôt j'espère... »
J'avais remporté la partie et une coquette mise. Ils furent bon perdants. Le billard ça m'est aussi facile que de faire du vélo, tant qu'on a compris qu'il faut pédaler pour avancer et conserver l'équilibre, le reste vient tout seul.
« Putain ! Elle est dégueulasse cette bière ! »
Cette remarque provint du seul client qui ne partageait pas l'esprit joyeusement festif et aviné de cette soirée. C'était un gaillard encore assez jeune, il faisait bande à part dans le recoin sombre de tout digne comptoir de bar. Il avait renversé son verre. Même s'il semblait bien le connaitre, - tout le monde se connait dans les petites villes -, le barman ne tolérait pas son accès d'humeur et son insulte envers ses produits. Il le menaça lors de son bref coup de torchon sur le comptoir.
« Hey, Calvin ! Tiens-toi tranquille ou je te vire ! »
J'ai demandé au patron ce qui le tracassait. Il me répondit que Calvin était un des pompiers de la ville. J'avais repéré leur camion, un gros truck jaune au design de dinosaure mécanique endormi dans son garage de caserne accolé au grand local municipal.
« Je ne sais pas ce qu'il a depuis quelques temps ! » Me confia le barman. « On dirait qu'il nous fait une crise, il est parano à propos de la qualité de la bouffe, de l'eau, de l'air même... ».
Après la petite Jennie, Calvin était la seconde personne visiblement dépressive dans une ville jouant l'âge d'or américain. Une bonne raison pour moi d'aller le voir.
Je lui proposais de lui offrir un verre d'un autre alcool puisque la bière n'était pas à son goût.
« T'es pas du coin, mon pote ! » Me rétorqua-t-il, la peur au fond des yeux. « Si je peux te donner un bon conseil, c'est de reprendre ta route et de quitter au plus vite cette ville... Ce n'est pas une question de qualité de la bière ou autre, le poison provient de partout... Il va tout contaminer... Les fissures... Oh Seigneur, comment avons-nous pu... »
Ce grand gaillard s'effondra en larme, n'importe qui aurait pu penser qu'il avait trop picolé et qu'un problème de cœur lui donnait l'alcool triste. Pourtant il venait de déverser sur le comptoir la seule bière qu'on lui avait servit de la soirée.
Parfois il arrive que des personnes fragiles psychologiquement se sentent encore plus mal au milieu de bons vivants... question de contraste.
Je sortais dans la rue, la brume masquait le bout du trottoir au pied des bâtisses. Les halos vaporeux des lumières de lampadaire offraient un aspect fantomatique à la Apple Alley. Sur un plan de la ville, j'avais vu que cette seconde grande route verticale me mènerait à la fameuse Wood Street.
Je ne pouvais pas attendre le lendemain, cette rue m'attirait comme un faim irrépressible.
Chose qui me fit penser que mon estomac n'était rempli que de bière et criait famine. J'allais forcément croiser un fameux petit Dinner à la mode typiquement US. J'avais une telle faim, j'aurai pu dévorer un poney.
En descendant la longue allée, je me rendis compte que mon creux à l'estomac n'était pas seulement du à la faim. Il me manquait une compagnie stimulante et attirante avec laquelle partager un diner. C'est curieux, durant deux longues années de quête intensive à la recherche d'un portail des enfers, je n'avais plus pensé aux femmes. Dans cette petite ville tranquille qui sentait la forêt et l'herbe fraiche, si proche de mon but, ce feu passionnel brulait à nouveau dans mon esprit. Comme si j'étais enfin assez posé pour pouvoir y repenser. Je me sentais dans une période de chance, alors qui sait ce qui pouvait m'attendre au coin d'une rue ?
« Elle », m'attendait à l'entrée de Wood Street, adossée à un grand poteau électrique en bois à l'entrée de la rue. C'était une fille, ni belle ni laide, avec un petit visage moqueur, des cheveux noirs et gras, chiffonnés par le port d'un casque de moto qu'elle tenait sous le bras. Tout son corps était d'ailleurs gainé dans une combinaison cuir de motard. Un vrai look de film post apocalypse des années quatre vingt.
Je m'apprêtais à la dépasser quand sa voix m'interpella.
« Attention gros malin, peinture fraiche au sol ! »
Je m'arrêtais, faisant le lien entre la bombe de peinture qu'elle tenait dans une main et le grossier graffiti sur toute la largeur de l'entrée de la rue, « Welcome to Hell 666 » peint à coté d'une grossière fissure détériorant la route et sous laquelle ressortait une mince vapeur.
« Fissure et Enfer, on m'en a déjà beaucoup parlé depuis ma récente arrivée ici... » Ai-je déclaré en rivant mon regard vers le sol.
« Je peux t'accompagner pendant ton diner. » Me proposa-t-elle.
Je voulais vraiment pénétrer dans cette rue, j'en avais même oublié ma faim. Mais j'ai dit oui sans me demander comment elle savait ce que je venais chercher et les manques que mon corps voulait combler.
J'ai dévoré deux hot-dogs comme un ours dans un boui-boui en face de l'entrée de Wood Street. La fille me regardait manger avec fascination. Quelques kilos plus tard, je ne connaissais que son surnom.
« Dump ? Tu rigoles ! Comment peut-on vouloir se surnommer comme ça ?
- Il suffit d'accepter ce que l'on est. »
Elle se rabaissait vraiment trop. En vérité, elle était plutôt mignonne.
« D'où viens-tu, Dump ? Tu n'as pas l'air d'être de cette ville.
- Est-ce vraiment nécessaire de savoir d'où nous venons ? L'important est de savoir où nous voulons aller. Que l'on soit poussé comme toi par une passion morbide, ou que l'on vienne d'en dessous, ne vaut-il pas mieux profiter de l'endroit où nous sommes maintenant ? Car l'endroit où tu veux aller, on finit bien assez tôt par y arriver. »
J'adorais tellement son cynisme que je ne pensais même pas à lui poser des questions essentielles, à savoir comment une inconnue surnommée « Dump » connaissait le but de mes recherches ?
« Arrête ta comédie. » Me lança-t-elle d'un ton lassé et moqueur. « Tu as bien une petite idée de qui je suis, non ? J'attendais quelqu'un comme toi, tu es venu. Mais ne compte pas sur moi pour t'aider à trouver ce que tu recherches. Je te l'ai déjà dis, tu y finiras bien assez tôt. Poses toi plutôt la question de savoir si je te plais ou pas ? »
Ne jamais reculer quand on est en veine, même si la chance affolante est plutôt suspecte.
Elle m'invita dans un endroit où l'on pourrait se mettre au chaud. À un moment j'ai pensé que Dump était une prostituée locale, mais c'aurait été trop simple et en désaccord total avec le mystère qui entourait son personnage. Elle ne me demanda d'ailleurs pas d'argent tandis qu'elle m'entraina vers une sorte de baraquement en bois, une remise à outil d'ouvriers près d'une de ces collines de charbon qui entourent la ville. Ce faisant, elle était parvenue à m'éloigner de Wood Street.
Sur le chemin, nous croisions la petite Jennie. Elle marchait seule la nuit dans le brouillard, son regard mélancolique toujours perdu dans le vide.
« Jennie ? Ca va ? » Lui ai-je demandé. « Je sais que tu n'as pas envie de rentrer dans ta nouvelle maison, mais tes parents vont vraiment s'inquiéter si...
- Pourquoi est-ce qu'on doit faire ce que nous disent les adultes ? J'aimerais être assez vieille pour vivre seule et faire ce que je veux. Je ne veux pas retourner à Byrnesville, il fait trop sombre maintenant, et la brume qui monte des fissures rend la ville vraiment sinistre.
- Désolé fillette, mais tu devrais vraiment rentrer chez toi !
- Ne sois pas chiant, je rentre à mon vrai chez moi, je vais retrouver mes amies... Mon père m'a prit toutes mes cassettes de Michael Jackson et il m'interdit de regarder la télé parce que les émissions et les publicités sont faites en l'honneur de Satan... J'en ai marre de ces stupides vidéos de prières du culte que mes parents regardent tous les soirs... J'en ai marre de tous ces gens qui parlent pour le Christ ou pour Satan ! »
« Ah les joies de la prude et puritaine Amérique profonde ! » Me suis-je intérieurement exclamé tandis que Dump était morte de rire dans mon dos.
J'étais sincèrement inquiet pour Jennie, elle avait ce drôle de regard vitreux, comme ces jeunes qui sniffent de la colle. Ça devait lui plaire de savoir ses parents inquiets. Elle serait prête à se jeter dans les bras d'un sadique juste pour prouver à ses vieux que leur Seigneur tout puissant n'est même pas capable de faire son boulot.
De soudaines voix aigues appelèrent Jennie de l'autre côté de la route. Trois autres filles en haut de survêts et jeans serrés sur leurs jambes fines et minces comme des haricots secs. Un peu plus vieilles que Jennie, probablement ses fameuses amies de son ancien quartier. Ces gamines se dévisageaient de haut en bas et s'affrontaient du regard, une meute de lionnes qui se jaugent afin de savoir s'il vaut mieux s'échanger des bises ou des coups.
Les liens de l'amitié semblèrent reprendre le dessus, j'étais trop loin pour les entendre correctement, mais Jennie leur faisait le récapitulatif de tous les problèmes actuels de son existence. Elle semblait aussi parler de son ancienne maison... Les autres lui dirent qu'un mec jeune l'habitait ou la squattait maintenant, mais qu'il était sympa et accepterait que Jennie revienne visiter son ancien chez elle.
Ce rendez-vous n'avait pas l'air très sain pour des gamines de cet âge, mais ce n'était pas mon affaire après tout. D'autant plus que Dump me tirait avec insistance jusque dans la remise où elle voulait que l'on fasse notre petite affaire.
Elle me commanda de ne pas allumer la lumière, je me repérais sur elle au touché sur sa peau de cuir, à l'ouïe en suivant le bruit d'ouverture de la fermeture éclair. Je ressentais enfin la chaleur de sa peau lorsqu'elle rabattit sa combinaison de motard à mi cuisse. Je dus la prendre debout, piteusement, trop rapidement. Une fois que ce fut fini, Dump me congédia hors du bâtiment tel un déchet d'emballage dont même elle ne voulait plus.
J'aurais du être satisfait d'une telle soirée malgré tout, mais c'était comme si le charme avait été soudainement rompu. Je trouvais désormais cette petite ville glauque, sombre et oppressante, perdue au cœur de ces collines de suie noire. Je sentais aussi une odeur de gaz que je n'avais pas remarqué jusqu'à présent... Et quelle chaleur ! Il faisait pourtant froid et humide dans cette région.
Dump ne ressortait pas, je suis donc retourné seul jusque sur Apple Valley. Les gamines n'étaient plus à l'entrée de Wood Street. La chaleur mélangée de gaz semblait provenir de cet obscur antre béant bordé de bien plus d'arbres que de maisons.
Une voiture, peut être la seule voiture de police locale passa à toute vitesse dans mon dos, sirènes beuglantes. Je suivis du regard l'éloignement des gyrophares sur la longue route droite. La brume s'était évaporée, j'aperçu l'église et son petit dôme bleu clair qui dépassaient de la forêt à l'autre extrémité de la ville. Cet édifice gréco-catholique allumé de nuit m'impressionnait par son austérité.
Je perçus deux ou trois jurons accompagnés de « Au nom du seigneur ! » ou « Christ tout puissant ! ». Des claquements de métal prouvaient que ces « croisés » modernes aussi étaient armés.
« Cette fois c'est la petite Jennie Manners... Si on ne la retrouve pas avant l'aube, ce sera la quatrième fillette à disparaitre ce mois ! »
Les parents de Jennie avaient visiblement envoyé les « guerriers de Dieu » de leur église à sa recherche. C'étaient des gras du bide, en majorités dégarnis, avec des Tee-shirt du christ et des battes de base-ball. Ils étaient guidés par trois espèces de pasteurs aux costumes de croques morts.
« Cherchez et priez ! » Faisait flaire le maître de secte à ses chien. « Un des démons de l'Enfer qui ont surgi dans cette ville a trouvé une faible pécheresse... Hé toi ! Qui es-tu ? Tu n'es pas de cette ville ! »
Ce n'était pas la bonne heure pour croiser une secte de fondamentalistes religieux. Les questions de l'inquisiteur débutèrent.
« Que fais-tu dehors en cette heure ?
- Du calme, messieurs les justiciers, la seule raison pour laquelle un étranger reste visiter votre charmante bourgade, c'est parce que sa voiture vient de le lâcher... »
Ces espèces de prêtres me rappelaient des vautours, ma présence sur leur territoire leur hérissait les plumes.
Ils me posèrent rapidement la fameuse question, à savoir si je n'avais pas vu la petite Jennie, que tout secret que je garderai me vaudrait la punition du Seigneur.
Je ne leur ai rien dit, je ne sais pas si j'aurais du, je craignais qu'ils n'exécutent une torture purificatrice sur Jennie s'ils la retrouvaient. Valait mieux que la police ou moi la retrouvions avant cette connerie de croisade du Christ.
Ils n'étaient pas très malins, ils continuèrent leur recherche dans la grande rue sans même se douter que la fillette aurait eu envie de retourner dans son ancienne maison.
Une fois qu'ils furent sortis de mon champ de vision, Dump y entra à nouveau.
« Ah, qui revoilà après que j'ai failli me faire crucifier sur un poteau électrique ! »
Elle avait tiré la fermeture de sa combinaison jusqu'au menton. Elle était inquiète pour la petite Jennie. Moi aussi je m'inquiétais, même si c'était probablement plus la curiosité qui montait progressivement en moi, me brûlant comme une fièvre.
On pénétra dans Wood Street, Dump me dit de ne pas trop croire ou espérer en une fin heureuse, qu'en savait-elle ?
Il n'y avait pas beaucoup de maisons dans cette rue, elle menait à des chemins traversant les bois. L'odeur de gaz y était de plus en plus présente.
Nous passions aux côtés d'un muret de veilles pierres avec un panneau annonçant des tuyaux de ventilation à feu de mine de charbon. Toute la zone était fermée avec du grillage et des barbelés, j'aperçus au loin derrière de petites cheminées en fer rouillé crachant abondement de la fumée.
Dump me fit passer par des chemins secret à travers les buissons, seulement connus des enfants et des chats.
« C'est là ! » M'assura-t-elle en pointant du doigt une veille maison principalement en bois et en voie de délabrement, le décor parfait pour un lieu hanté. « Moi je ne peux pas aller plus loin. »
Je me demandais pourquoi, puis je vis devant la maison l'ancien rail abandonné d'un train de wagonnet des mines, juste derrière se trouvait planté un panneau en bois marqué « No Dump »
En me retournant, je la vis rire joyeusement de sa blague débile. Mais elle ne voulait vraiment pas entrer dans cette maison, prétextant qu'il y avait des choses que personne de sensé ne voudrait voir.
Je pénétrais seul et très discrètement dans la vieille baraque. Sitôt mes yeux habitués à la quasi obscurité intérieure, le me cachais aussitôt dans l'encolure du petit hall. Le drame s'était passé directement dans le salon, Jennie était allongée sur une table dans une robe blanche, celle que les enfants mettent pour une communion. Sous son voile, je devinais ses yeux grands ouverts levés au plafond.
J'ignore où étaient passées les trois autres gamines, la seule autre présence fut celle d'un homme jeune et bien bâti. Ma tête me tournait à cause des puanteurs de gaz, mais je le reconnu... mon pompier déprimé du bar, terrifié par les fissures.
Il avait posé deux chandeliers sur la table où était posé le corps de Jennie. Il levait les bras et faisait des incantations derrière son autel improvisé, le regard fixant une croix retournée au mur.
« Quel ringard ! » Ais-je professé intérieurement.
Mais ce sataniste à la manque avait surement étranglé Jennie avec une corde pour l'offrir en sacrifice à son « gardien des âmes déchues et des damnés ! »
Son rituel débile à un diable d'opérette prit fin, il souleva le corps sans vie de le fillette et descendit avec à la cave.
Je restais dans la pièce, plus un bruit ne tombait, cette fichue odeur de gaz me donnait envie de vomir, ça ou autre chose. Cette maison était aménagée comme un squat non permanent, elle était sale et une terrible odeur de souffre provenait du sous-sol. Il y avait une chambre au premier étage, avec un vieux lit laissé là après le déménagement. Il n'était pas vide, je ne sus jamais quelle force extérieur à moi-même me poussa à retirer la couverture. Trois corps de fillettes grandement brulées « dormaient » à l'intérieur. Certes elles étaient très difficiles à identifier désormais mais j'étais presque certain qu'il s'agissait des gamines que Jenny avait rencontrées plus tôt dans la soirée... Pourtant c'était impossible, leurs corps étaient dans un état épouvantable de décomposition, mortes depuis plus d'un mois, au moins...
La cave, c'était à la cave que ce cinglé les brulait !
Je descendis prudemment afin de pas arriver directement à sa vue, il était costaud et fou, il pouvait me tuer moi aussi. Je demeurais donc dissimulé dans les entrebâillements des portes, aux premières loges pour le distinguer debout, devant une fissure béante dans le sol. Il tenait toujours Jennie dans ses bars, le spectacle était flou à cause du gaz qui sortait en abondance de la fissure. Je me retenais d'inhaler ce dioxyde de carbone. En telle quantité, la dose était surement mortelle. Je me demandais comment le pompier pouvait continuer à se tenir debout au dessus ?
Au fond de la béante fissure, des flammes crépitaient depuis un feu qui provenait de dessous la terre.
J'avais trouvé ma Porte des Enfers, celle des mes songes et hallucinations, mais un fou furieux y sacrifiait des gamines innocentes pour... pour quoi ? Tenter de la refermer ? Il l'avoua lui-même en commençant à hurler :
« Je suis un guerriers du monde des damnés ! Seigneur des Enfers, prends cette âme et referme les portes de ton royaume ! Pardonne-moi de les avoir ouvertes, c'était un accident ! »
Il allait jeter le petit corps de Jennie dans le feu. En me mettant mon pull devant mon nez pour me protéger du gaz, je m'élançais vers lui et lui arracha le corps des bras. Sur le coup de la surprise, il ne sut comment réagir. Mais il retrouva bien vite ses reflexes, sautant par-dessus la fissure et me poursuivant dans les quelques escaliers qui remontaient vers le salon.
Il me rattrapa en m'accusant de lui voler son offrande. Je perdis Jennie des bras, il me prit en poids et en volume et me cogna contre un mur. J'avais déjà le goût de sang dans ma bouche, il enchainait des coups de genoux dans mon ventre, je me dis qu'il allait finir par me tuer. La peur de mourir ainsi me terrorisait.
J'entendis un coup sec résonner dessus moi, le bruit typique d'un coup de batte de base-ball, j'ai cru qu'il était pour moi. Puis je sentis l'étreinte de mon adversaire se desserrer. On me tira sans aucune délicatesse par une jambe pour m'enlever du milieu.
Je voyais le pompier au sol en train d'être roué de coups par le commando des Croisés. Ils avaient opté pour une justice expéditive en le battant à mort.
Ils me sortirent de la maison et me jetèrent au pied du panneau « No Dump ». D'ailleurs, aucune trace de cette dernière dans le coin, c'était une femme sage qui ne se mettait pas sur la route de mon futur lynchage. J'ai quand même tenté de leur expliquer que je n'y étais pour rien, que c'était le pompier qui était responsable du meurtre de Jennie et des trois autres gamines... Que j'avais voulu la sauver mais que j'étais arrivé trop tard...
Le « vautour en chef » me raconta qu'il savait parfaitement qui était le responsable. Les membres de sa confrérie soupçonnaient ce Calvin depuis quelques temps... Il me reprocha de ne pas leur avoir dit où je pensais trouver la fillette, qu'ils seraient peut être intervenus à temps pour la sauver.
J'en doutais, mais peut être... Ce ne fut pas le fou de Dieu qui me fit profondément culpabiliser... Jennie était morte pendant que je m'envoyais en l'air dans une remise avec Dump.
On m'ordonna de retourner à mon hôtel et de quitter la ville aux premières aurores.
Je partis en trainant ma carcasse endolorie, derrière moi, une femme arriva en courant et hurla qu'on lui rende sa fille. J'ai mis les mains sur mes oreilles pour ne pas entendre. Je ne me suis retourné qu'une fois, dans l'obscurité des bois alentours, la maison était devenue une fournaise chaotique rouge et bleu.
Les cons, faire un feu sur des émanations de gaz. Là, ça risquait de devenir un véritable Enfer !
J'avais le sentiment de plus rien avoir à faire ici, je ne voulais plus continuer, pas si ça impliquait des morts d'enfants... Je préférais aussi éviter d'être interrogé par la police. Je filais donc à mon hôtel, décidé à abandonner la Porte de Centralia. Elle me laissait un mélange de charogne et de gaz dans la bouche.
Le sommeil fut très long à venir. Dans l'obscurité de ma petite chambre d'hôtel, je perçus une respiration qui enflait près de mon lit. Je bondis hors de mes songes.
La fille, Dump, était là. J'entendis le bruit de sa fermeture éclair s'ouvrir lentement. Je sentis sa peau bouillonnante sur moi, extraordinairement lisse et douce. Qui était-elle bon sang ? Et comment pouvais-je avoir envie de ça après ce que je venais de vivre ? Les muscles de Dump roulaient déjà sur moi, ils se tendaient et se durcissaient sous mes mains. Cette fille émanait un désir impérieux, irrésistible.
Et pourtant non, il était hors de question que je me fasse submerger sans savoir qui elle était.
« J'allume ! » Ai-je annoncé en tendant la main vers la lampe de chevet.
La stupeur eu raison de toute mon excitation, le dos nu de Dump était recouvert d'un immense plan de ville. Une ville parfaitement quadrillée en angles droits et pâtés de maison rectangulaires autour de deux longs axes verticaux. J'avais déjà vu ce plan au bâtiment municipal, c'était celui de Centralia.
« Alors comme ça, tu serais la représentation symbolique de cette ville ! » Ai-je lancé mi amusé, mi ahuri.
« Non, je suis la clé, qui ouvrira le portail que tu recherches tant !
- Ah, ça suffit ! Les trips mystiques ne m'amusent plus ! J'ai failli me faire tuer par un fou ce soir, alors ça mérite au moins que tu me dises qui tu es vraiment ?
- Depuis le plutonium de Hiéropolis, j'essaie de venir à toi afin de t'ouvrir la Porte. » Laissa-t-elle tomber.
Au souvenir de cette fouille archéologique remontant à plus de deux ans, je l'ai naturellement appelé Cybèle, la déesse de la fertilité que l'on vénérait également à la grotte de Pluton. Elle ne rejeta pas ce nom de divinité, mais ne le revendiqua pas non plus.
« La Porte des Enfers située dans cette ville... je ne suis plus sûr de vouloir la passer... Comment comptais-tu me l'ouvrir ?
- C'est trop tard, elle est déjà ouverte... Regarde dans mon dos. »
Sur le plan tatoué sur son corps, une brulure commença à apparaitre en dessous de Wood Street, juste à côté de l'ancienne maison de Jennie et dessus la zone fermée des tuyaux de ventilation. Cette brulure se propagea de l'autre côté du plan de la ville au bout de South Street, s'étalant copieusement au dessus du cimetière. La peau de Dump-Cybèle se couvrait de cloques puis se noircissait au dessus de la route que j'avais empruntée pour venir ici.
Plus elle brulait, plus elle riait, d'un sourire fou, hystérique. Je ne supportais pas de voir ces brulures grossir, grossir...
Je me suis mis à hurler...
Le bruit d'une grue de démolition me réveilla. Elle fit s'écrouler la façade du bâtiment voisin à mon hôtel.
J'ai quitté ma chambre, épuisé, pas rasé, mes vêtements sales et froissés. J'étais un fantôme errant dans Locust Avenue. Autour de moi, toutes les maisons étaient en ruines, abandonnées ou en phase de démolition.
Une femme sortait de chez elle en courant afin de se ruer au volant d'une vieille Buick, son mari lui courait après en l'insultant et lui suppliant de rester. Il l'attrapa par les cheveux, il hurlait qu'ici c'était chez eux et qu'il ne fallait pas fuir... Elle répondit qu'elle ne voulait pas mourir.
Une grue fit s'affaisser une autre maison qui s'effondra comme un château de sable. Une vieille femme tirant péniblement ses valises me dit que c'était sa maison... que le gouvernement ne lui avait rien donné en dédommagement... Elle gémissait comme une vieille folle perdue.
Les coups de tractopelles dans les murs résonnaient comme le tonnerre. J'aperçus une femme assise sur des escaliers à l'entrée d'un immeuble. Son regard hagard, ses cheveux bruns et raides... Jennie... C'aurait pu être Jennie si on lui avait laissé le loisir de grandir. Elle se leva lorsque je passais à côté d'elle. Comme j'avais refusé de croiser son regard et que je continuais mon chemin, elle me traita d'incapable et d'impuissant.
Afin de fuir le son de sa voix, je me précipitais vers le bar où j'avais eu tant de chance la veille... Le désespoir du « pompier sataniste » semblait avoir contaminé tous les clients, le patron me posa le journal local sur le comptoir, devant mon nez. Le titre en première page affichait qu'un enfant sur six était empoisonné par les gaz toxiques.
« Plutôt moche les nouvelles d'aujourd'hui, hein ? » Hoqueta-t-il d'un petit rire sardonique en me pointant du doigt la grande Une.
La pelle d'une grue vint percer un mur, renversant à l'intérieur du bar des briques et gravats qui menacèrent de m'écraser.
Je m'enfuis le plus vite possible de cet endroit, étouffé sous la fumée qui m'avait enveloppé. Lorsque la poussière me permit enfin de rouvrir un œil, une moto pila devant moi. Sa chauffeuse redressa la visière, Dump ou Cybèle me tendit la main afin que je monte derrière elle.
« La Porte est ouverte ! Il faut partir ! »
Je grimpais sans réfléchir, la monture mécanique démarra en trombe. Chaque maison s'effondrait derrière nous, des corps s'écroulaient sur la route, étouffés par les vapeurs s'extirpant en abondance de fissures fendant le bitume.
La moto descendit à toute vitesse Locust Avenue, des alarmes stridentes résonnaient dans mon crâne, menaçant de percer mes tympans. L'on repassa devant l'entrée de Wood Street cachée sous une dense fumée noire, puis à côté du cimetière où les habitants paniqués faisaient leurs derniers adieux à leurs ancêtres défunts.
La moto de Dump fonça sur la route 61 à la sortie sud de la ville. Ma chauffeuse s'avéra particulièrement habile pour slalomer entre des véhicules de fuyards qui piquaient de l'avant dans de grosses et soudaines fissures, s'enfonçant à l'intérieur et se faisant happer par les flammes. Les hurlements d'hommes femmes et enfants pris au piège de ces buchés de l'enfer jaillissant de dessous le sol allaient me rendre fou. Des trous de plus en plus béants perçaient la route... Elles étaient là, surgissant en plein jour, les grandes colonnes de flammes de mes hallucinations. Elles surgissaient hors de terre, déversant des vapeurs épouvantables qui me saisissaient à la gorge et me brûlaient de l'intérieur. La terre recrachait ses flammes infernales sur moi. Je n'avais pas pénétré sous terre par la Porte des Enfers de Centralia, c'étaient les Enfers qui étaient sortis de terre afin de venir jusqu'à moi !
Dump freina devant une immense fissure qui cisailla la route sur toute sa largeur, le braquage me fit tomber. Je roulais à terre jusqu'à m'arrêter pile au rebord de la fissure. Me yeux plongèrent droit dans cette ouverture béante, je devais avoir des os brisés, mais une terreur inconcevable occulta toute douleur dans mon cerveau.
J'aperçus au fond de la fosse un mélange de vapeurs noires et des braises rougeoyantes. Elles enflèrent et se contractèrent comme une veine gonflée par un dangereux hématome. Dans mon dos, Dump riait à outrance, la déesse Cybèle m'offrait en sacrifice aux Enfers, comme jadis ses fidèles jetaient des petits oiseaux en son honneur dans les grottes de Pluton. J'entendis un grondement sourd, un tonnerre voulant exprimer des mots inidentifiables. Je crus distinguer une énorme bouche aux dents noires me cracher au visage une vapeur chaude à l'odeur pestilentielle, puis le feu surgi !
J'ai poussé un hurlement et me suis encore une fois réveillé en sueur. J'étais visiblement dans une chambre d'hôpital...
La première infirmière à laquelle je pus demandé où je me trouvais m'expliqua qu'il s'agissait de « L'hôpital de Hazleton », un des plus grands établissements de cette partie de la Pennsylvanie. Tous les habitants d'au moins huit petites villes environnantes venaient s'y soigner ».
Durant un certain temps après mon réveil, je craignis d'être entièrement brulé, mais j'en étais seulement quitte pour un bras cassé... je ne comprenais pas... Je ne comprenais plus rien.
Plus tard dans la journée, un médecin cinquantenaire et une sorte de shérif du Comté plus jeune que moi et qui se laissait pousser une belle barbe blonde, vinrent me voir.
Le premier m'expliqua qu'on m'avait retrouvé inconscient et blessé au milieu d'une portion abandonnée de la route 61, le second me demanda ce que je faisais là bas ?
J'étais complètement déboussolé, je décidais de jouer franc jeu, racontant presque tous les évènements qui m'étaient arrivés à Centralia de mon arrivée jusqu'à mon... départ précipité.
Ils me dévisagèrent comme si je leur racontais une énorme farce. Comment pouvaient-ils ignorer les évènements survenus dans la ville ? Un tel chaos avait certainement mit en alerte tous les services de police et pompiers des environs !
Médecin et shérif continuèrent à me regarder bizarrement et en silence. Je fus de nouveau ausculté avec plus d'application, surtout au niveau de la tête. Lorsque le médecin me plaqua sa petite lumière dans les yeux, je bondis du lit en sursautant, revoyant les flammes surgir du sol et m'engloutir !
Le médecin me fit donner un calmant, il dit que je n'avais aucun traumatisme visible au crâne, qu'il faudrait faire un scanner pour en savoir plus.
Le shérif passa un appel afin de savoir si des évènements particuliers avaient eu lieu près de la zone de Centralia. À aucun moment dans son appel il n'utilisa le mot « ville » ni n'employa un code postal.
« D'accord... » Acheva-t-il en soupirant. « Désolé pour le dérangement. »
Il s'adressa au médecin :
« Docteur, vous viviez à Centralia auparavant, non ?
- Pas loin, à Byrnesville... Cela remonte à bientôt trente ans, ma famille a déménagé dans les années quatre vingt... Bien obligé.
- Les histoires que votre patient vient de raconter vous rappellent-elles quelque chose de cette époque ?
- Mmh ? Je ne sais plus trop, j'étais jeune urgentiste et pas souvent en ville... Mais peut être quelques faits divers... oui... Ces gamines disparues que personne n'avait retrouvé... »
Agacé, je leur demandais à quoi tout cela rimait ? Qu'est ce qui s'était passé à Centralia ces derniers jours ?
Le shérif s'assit à côté de mon lit sur une chaise, il m'expliqua que mes propos étaient incohérents, impossibles, je ne pouvais pas avoir vécu tout cela à Centralia ces derniers jours.
Lorsque j'insistais afin de savoir pourquoi, il m'expliqua qu'en 1962, la petite ville de Centralia s'était maudite elle-même par une tentative mal avisée de nettoyer au feu une décharge d'ordure illégale.
Le médecin précisa qu'on avait soupçonné un accident lors d'un exercice de pompiers. Les ordures avaient été entassées dans une vieille fosse de mine abandonnée, le feu atteignit une veine de charbon souterraine.
Les efforts pour endiguer le feu échouèrent, mais le problème resta caché aux habitants jusqu'à ce qu'une station-service fit une choquante découverte en 1979. L'essence contenue dans leurs réservoirs souterrains était monté à une température de 77,8°C. Pendant toutes ces années, le feu souterrain s'était propagé à travers le réseau des mines de charbon courant dessous Centralia à une profondeur de cent mètres. Le feu brûla à plus de 540°C sous la terre, projetant du monoxyde de carbone létal par des gaz toxiques ressortant de fissures dans le sol.
Les années suivantes, des gros trous commencèrent à percer le sol de la ville et menacèrent d'avaler les résidents. Ce fut la panique, la majorité d'entre eux s'échappèrent afin de préserver leurs vies. Plus de milles personnes ont du être évacuées, d'autres expropriées de force. La ville fut définitivement condamnée d'accès en 1992.
Depuis, la plupart des bâtiments abandonnés de Centralia s'étaient lentement effondrés, ils furent rasés, il y eut également des expropriations de biens. Seule une petite population de moins d'une dizaine d'habitants avait refusé de partir. Les autorités estimaient que le feu empoisonné sous le sol de Centralia pourrait encore brûler pendant plus de 250 ans.
J'accusais cette nouvelle avec choc, le médecin supposait que j'avais inhalé des gaz toxiques en me promenant dans la ville désaffecté et que j'avais halluciné toute cette histoire. Le shérif me demanda si j'étais un de ces passionnés d'explorations de villes fantôme et autres lieux abandonnés pour y réaliser des albums photos ou des vidéos internet.
Enfin, d'un air moins sérieux, plus moqueur, il se demanda comment je pouvais ignorer autant l'histoire de Centralia, si j'étais bien un de ces « Urbexeurs » ?
« Vous n'avez jamais joué aux jeux vidéos « Silent Hill » ? Les créateurs du jeu s'étaient pourtant inspirés du malheur survenu à Centralia. »
Etais-je encore parti dans un songe du passé comme à chacun de mes passages à proximité d'une Porte des Enfers ? Ca m'avait pourtant semblé si différent et si réel cette fois.
Dès que j'eu le droit de quitter l'hôpital, je repris la route pour Centralia. Je devais en avoir la certitude.
Le tronçon de route 61 que j'avais emprunté pour accéder à la ville était condamné et détruit par des fissures du feu brulant dans les veines de charbon souterraines. On l'appelait désormais Graffiti Highway. Comme son nom l'indiquait elle était parsemée d'inscriptions multicolores. Certaines fissures continuaient à cracher leur fumée.
J'y croisais un petit nombre de visiteurs, des jeunes attirées ici par la légende liée à ce lieu. Ils rigolèrent lorsque je leur demandais si la ville était toujours au bout de ce tronçon de route condamné ?
Lorsque j'atteignis enfin la Locust Avenue, je fus figé d'effroi. Il n'y avait plus un seul bâtiment, seulement des allées d'arbres de part et d'autre, ainsi que des vestiges de pilonnes électriques en bois.
Le constat était incroyable. J'aurais récemment visité une ville dont la destruction avait débuté depuis plus de trente ans.
Il ne restait que l'église, les quatre cimetières, six maisons branlantes et un local municipal abritant le même camion de pompier jaune que dans mon délire.
Je retrouvais la voiture que j'avais loué, garée près du fameux cimetière où j'avais rencontré la supposée Jennie.
Le lieu de la décharge, le fameux « Dump » d'où le drame fut parti, était comme dans mes souvenirs. J'avais même retrouvé les tuyaux rouillés d'évacuation de la mine.
La majorité des habitations avait été enlevée jusqu'à la dernière brique. Centralia était un mirage, un songe, il n'y avait plus rien...
J'étais fatigué de ces « Portes de l'Enfer » qui me repoussaient sans cesse avec leurs illusions. Les échecs répétitifs et décevants de ma quête me poussaient à l'abandon définitif.
Et pourtant, « terre et feu » jamais je ne m'étais autant rapproché d'une vision rationnelle de l'Enfer, un des derniers portails de notre temps qui s'était présenté sous la forme de mines de charbon brulant dessous une ville abandonnée.
Je regardais la grande route au milieu du bois qui fut autrefois une ville, le dôme de l'austère église dépassait toujours des arbres morts, ultime sentinelle veillant à ce que les démons de l'Enfer souterrain ne surgissent plus des flammes.
Je me suis persuadé d'être allé aussi loin que je pouvais, afin de pouvoir mettre un terme définitif à mes investigations.
Mais ce n'était pas au seuil du Pandémonium que je pouvais faire marche arrière, il me restait une toute dernière porte, l'ultime découverte notée par Maurice Léonardi.
Aujourd'hui, à l'heure je vous écris mon histoire, j'ai appris à me sortir d'une vision archaïque dans ma représentation des Enfers. Terminé les grottes souterraines et les flammes. La dernière et ultime porte se situe sur une île au cœur d'un atoll aux eaux bleu turquoises.
Là j'ai compris que les Enfers sont un lieu que l'Homme se construit lui-même avec les pires agents de destruction dont il dispose.
Je pose les pieds sur une plage paradisiaque de sable doré, Mon guide refuse de faire accoster son petit bateau, il préfère mouiller un peu plus loin, à distance. Depuis la plage, je contemple l'infini horizon marin. La porte se trouve juste devant moi, derrière cette colline recouverte d'une basse végétation. Je la grimpe et découvre rapidement l'imposant et impressionnant dôme de béton, constitué de trois cent cinquante huit immense plaques de concret.
Ses origines remontent au début de la guerre froide, lorsque des tests nucléaires américains furent effectués sur l'atoll d'Enewetak dans le Pacifique. Sous le nom de code « Cactus » ils firent sauter plus de trente mégatonnes de puissance destructrice, dont la toute première bombe à hydrogène qui vaporisa les environs avec des retombées sur plus de cinquante six kilomètres.
Malgré la présence d'habitants natifs de ces îles, la décontamination ne débuta que vingt années après les essais.
Quatre vingt cinq mille mètres cube de pierre furent extraits d'une montagne pour être déversés au cœur du cratère de la bombe. L'immense « cactus-dôme » en béton recouvrit ensuite le cratère pour contenir la radioactivité.
L'île de Runit abrite depuis un cercueil nucléaire rivalisant avec Tchernobyl. Des fissures et fuites dans sa structure menacent l'intégralité de l'océan Pacifique.
À l'époque de sa découverte par Maurice Léonardi, il avait qualifié Runit Island de l'île la plus proche des Enfers. C'est la neuvième porte, l'ultime avant l'antre du Diable où, par le battement de ses ailes, il projette un vent froid et mortel.
J'ai passé l'épreuve de la terre et du feu en explorant l'antre des temples Plutoniums avec leurs grottes empoisonnées de vapeurs de souffre. Ma dernière épreuve se trouve désormais sous des cryptes bétonnées renfermant une quantité monstrueuse de plutonium radioactif.
Mais cette porte là, il n'est pas en mon pouvoir de l'ouvrir... Je laisse l'humanité dans la crainte d'une tempête qui pourrait un jour prochain creuser une brèche dans le dôme, contaminer tout l'océan et au-delà...
Au feu sous la Terre succèderont les Enfers du froid nucléaire...
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