Chapitre 42

Les cachots du palais du Grand Alpha étaient sans doute les pires geôles que la Terre des Loups devait abriter. À peine descendait-on l'interminable escalier en colimaçon qui menait à ce lieu de perdition, que déjà une affreuse odeur de moisi emplissait les narines. Lyssandra manqua au moins trois fois de glisser sur les minces marches en pierre glissantes, peu aidée par les faibles torches qui éclairaient les environs. Il était difficile d'imaginer que les sous-sols de ce si luxueux château pouvaient être aussi nauséabonds...

— Je te rassure, nous ne venons pas ici tous les jours, déclara Julian qui la suivait et avait autant de mal qu'elle à ne pas tomber. À vrai dire, j'y suis juste venu une fois, par curiosité. Sauf que je l'ai bien vite regretté...

Marcus ricana, les devançant dans l'escalier avec la plus grande facilité, sans même se tenir à la rampe métallique brinquebalante.

— Je l'ai accompagné et ai fait exprès d'éteindre la chandelle que je tenais, expliqua-t-il. Je lui ai ensuite fait croire que les esprits des anciens Grands Alphas possédaient les lieux, et qu'ils l'avaient choisi pour un sacrifice. Cet abruti s'est mis à crier et à pleurer si fort que j'ai dû lui expliquer pendant des heures que c'était une blague.

— Je te rappelle que j'avais sept ans. À cause de tes stupides gamineries, je ne suis plus jamais venu ici.

Et Lyssandra ne pouvait pas lui en tenir rigueur. Lorsque enfin les marches prirent fin, ils se retrouvèrent face à un long couloir complètement plongé dans l'obscurité. De l'eau ruisselait sur les vieux blocs de pierre grises, et seul le clapotis des gouttelettes contre le sol se faisait entendre. Les os de la louve se glacèrent, à la fois de froid et de crainte face à cet endroit sinistre. Marcus décrocha une des torches de l'escalier, puis avança sans faire d'états d'âme. Le bruit de ses pas résonna au milieu de ce silence oppressant. La jeune fille sentit la main de Julian se glisser dans la sienne, et ils s'engagèrent ensemble dans le couloir lugubre.

Ils dépassèrent des dizaines de petites cellules percées dans la pierre, fermées par des grilles aux épais barreaux de métal. La lumière de la flamme éclairait l'intérieur de chaque geôle, projetant des ombres inquiétantes sur de petites couchettes en bois suspendues par des chaînes rouillées.

— Cela fait longtemps que plus personne n'est enfermé ici, indiqua Marcus. Tant qu'il n'y a pas de guerre, ces cachots servent juste pour des arrestations de courte durée.

— Je crois que quitte à choisir, je préfère encore le grenier de Dame Miranda. Je n'aurais jamais tenu un mois dans un endroit si sordide...

— Dites-vous que le roi des vampires a été emprisonné ici pendant quatre-vingt-dix-neuf ans. Avec l'équivalent d'un dé à coudre de sang par jour. C'était il y a des siècles, pendant l'une des plus longues périodes de guerre de l'histoire.

Lyssandra sentit un frisson lui parcourir l'échine, et éprouva une courte vague de compassion envers le monarque.

Bientôt, Marcus ralentit le pas, jusqu'à s'arrêter aux abords de trois cellules situées de part et d'autre du couloir. La louve tourna d'abord la tête vers la droite, où l'éclat de la torche dessinait des reflets rouges dans la chevelure rousse de Kristal. La petite fille était assise au bord de sa couchette, relevant le bas de sa robe turquoise pour qu'elle ne frôle pas le sol crasseux. Son nez était froncé dans une moue dédaigneuse, mais étonnamment, son expression se détendit lorsqu'elle distingua son ancienne poche de sang. Un petit sourire se dessina même sur ses lèvres, mais il était tout sauf amical.

— Quand on m'a dit que l'on m'emmenait au palais, j'espérais au moins une chambre avec vue sur le village, ironisa-t-elle avant de porter son attention sur Marcus. Pardonnez-moi, monsieur le futur Grand Alpha, mais votre hospitalité laisse à désirer...

— Elle s'accorde avec votre apparente bonté, répliqua-t-il aussitôt.

La vampire feignit d'être amusée, avant de lever les yeux au ciel. Lyssandra resta impressionnée par son calme. Si elle avait dû imaginer la réaction de Kristal enfermée dans un tel lieu, elle aurait prédit de grands cris dramatiques et des jérémiades ininterrompues. Or, la petite rousse n'ajouta pas un mot et se mura dans la contemplation de sa jupe froissée.

À sa droite se trouvait la cellule d'Alisée. Cette dernière avait accouru aux barreaux de sa geôle dès qu'elle avait aperçu l'ancienne Neutre, son si beau visage figé dans l'inquiétude. Une personne aussi gracieuse et magnifique que la vampire détonnait en ces lieux sinistres, mais elle ne semblait même pas se préoccuper de ses jupons rouges qui trempaient dans les flaques d'eau.

— Alisée, je suis désolée, tu ne devrais pas être là, commença Lyssandra avant de se tourner vers Julian. Elle ne mérite pas de...

— Oh au contraire, je le mérite, l'interrompit doucement la jeune femme avec un petit sourire triste. Je t'ai entendue crier, lors de la Nuit des Bagues, mais un abruti qui me tenait la conversation m'a retardée. J'ai ensuite cru que tu avais été attaquée par un autre vampire, je ne pouvais pas me douter que tu te trouvais dans le grenier car j'ignorais qu'il existait...

Elle parlait si vite et avait l'air si désolée qu'il était absolument impossible de ne serait-ce qu'envisager de lui en vouloir. Ses grands yeux marron reflétaient une joie sincère de voir la louve en vie, ainsi qu'une profonde culpabilité.

— Pitié, trêve de niaiseries, soupira une voix depuis la cellule de gauche. Tu es une lâche, ma chère Alisée. Et à cela, jamais personne n'y changera rien.

Allongée sur sa couchette en bois, Dame Miranda fixait le plafond de pierre, observant les gouttes d'eau qui s'en écoulaient et tombaient à quelques centimètres de son épaule. Ses cheveux roux foncé étaient plus désordonnés que jamais, et sa robe et ses gants noirs déchirés à plusieurs endroits. Nul doute qu'elle ne s'était pas laissée arrêter sans émettre de résistance... Lentement, elle pivota la tête vers ses visiteurs, un sourire mauvais accroché aux lèvres.

— Tu t'es vite habituée à la vie de château, à ce que je vois. C'est donc à cela que va ressembler ta vie ? À te faire coiffer tes cheveux filasses par des domestiques, et à porter des robes qui ne t'appartiennent pas ? D'ailleurs, ce dernier point a toujours été vrai. Jamais rien ne t'a appartenu.

Lyssandra sentit la main de Julian se crisper dans la sienne, mais d'un regard, elle lui fit comprendre de ne pas intervenir. Refoulant la bouffée de haine qui l'envahissait chaque fois qu'elle posait les yeux sur la vampire, elle prit une profonde inspiration.

— Je ne suis pas là pour répondre à vos stupides provocations.

— Oh vraiment ? Au fait, comment cela se fait-il que tu sois devenue un de ces chers petits toutous poilus ? Je pensais que ta malchance en était arrivée à un stade si avancé que même cette stupide histoire de Nuit des Bagues ne pouvait plus rien y faire...    

— Figurez-vous que c'était à cause de vous. Si vous ne m'aviez pas presque entièrement vidée de mon sang avant la soirée, je n'aurais pas eu besoin de prendre autant de Fortifiants. J'avais une telle dose de sang de vampire dans l'organisme que la mutation en louve n'a pas pu marcher cette nuit-là.

C'était du moins la conclusion à laquelle Marcus était arrivé et dont il lui avait fait part quelques minutes plus tôt, en traversant les couloirs du palais. Elle ignorait si cela était complètement exact, mais elle supposait qu'il devait y exister une part de vérité.

— Mais cela ne vous concerne plus, désormais. Je veux simplement que vous répondiez à une de mes questions.

— Une seule question ? ricana-t-elle en haussant les sourcils. Allons, tu ne m'as pas faite enfermer ici pour me poser une pauvre et idiote...

— Est-ce vous qui avez provoqué la maladie de ma mère ? la coupa la louve d'un ton tranchant, implacable comme elle l'avait rarement été.

Du coin de l'oeil, elle vit Marcus se tourner vivement vers elle, mais n'en fit pas cas. Elle guettait la réaction de la buveuse de sang, sauf que celle-ci n'en eut absolument aucune. Ses yeux verts se contentaient de fixer la jeune fille sans trahir la moindre émotion.

— Et comment aurais-je provoqué cela ? s'enquit-elle finalement avec une exaspération non dissimulée.

— Le charmant poison avec lequel vous m'endormiez. Et n'osez pas prétendre que vous ne comprenez pas où je veux en venir. À faibles doses, il agit comme un simple somnifère, mais à utilisation prolongée, il peut provoquer des problèmes respiratoires, comme ceux de ma mère. Dans vos souvenirs, vous disiez avoir acheté Rosaley alors qu'elle était déjà malade. Mais n'avez-vous pas aggravé ce qu'elle avait ?

Dame Miranda éclata aussitôt de rire. Elle contempla le plafond un long moment, avant de retrouver son sérieux et de déclarer :

— Tu peux bien m'accuser de ce que tu veux, mais sache que cette misérable Rosaley n'a eu besoin d'aucun poison pour tousser jusqu'à s'étouffer. Ce qui la maintenait en vie étaient les médicaments que lui apportait Alisée. Lorsque je l'ai enfermée dans le grenier, je l'ai simplement privée de ces précieux remèdes. La poussière a fait le reste.

— Vous... Vous avez aussi enfermé Rosaley ? balbutia la magnifique vampire en s'accrochant à ses barreaux rouillés. Vous voulez dire que... Que lorsque Kristal et moi sommes revenues de notre promenade avec Lyssandra, elle n'était pas morte de la fièvre ?

Elle paraissait prête à démonter sa geôle pierre par pierre pour lui sauter à la gorge. Même Kristal ouvrait de grands yeux horrifiés, laissant ses si beaux jupons tomber au sol.

— Comment... Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? bégaya-t-elle de sa petite voix fluette. Nous savions que vous la détestiez depuis qu'elle avait annoncé son départ avec James, mais...

— Vous êtes aussi sottes les unes que les autres, trancha la vieille vampire. Je ne pouvais pas laisser cette sale...

— Faites attention à ce que vous allez dire, l'interrompit Lyssandra en lâchant la main de Julian pour se rapprocher de la cellule. Vous n'avez peut-être pas provoqué la maladie de ma mère, mais cela ne change rien. C'est vous qui l'avez tuée, et vous auriez fait la même chose avec moi si je ne m'étais pas transformée. Je ne veux plus vous entendre prononcer un seul mot à son sujet. Maintenant, vous allez récolter ce que vous avez si sordidement semé.

Dame Miranda ne fit même pas mine d'être préoccupée par ses menaces. Elle poussa un long soupir las, toujours passionnée par le plafond.

— Il t'est facile de me menacer, avec ces deux loups-garous pourris gâtés à tes côtés. Tu faisais moins la maligne avec des morceaux de verre dans le pied et un poignet cassé...

— Fanfaronnez tant que ça vous chante, intervint Marcus, mais le fait est que dès le lever du soleil, vous ne serez plus qu'un tas de cendres...

La vampire se remit à rire, comme si elle venait d'entendre la chose la plus amusante de sa vie.

— Et de quoi allez-vous m'accuser ? J'ai le droit de faire ce que je veux de mes Neutres, y compris les tuer si l'envie m'en prend.

Lyssandra redoutait cette réponse, sachant très bien qu'elle avait parfaitement raison. Légalement, rien ne condamnait ses actes, aussi horribles étaient-ils. Et le Grand Alpha et ses fils ne pouvaient certainement rien y faire, sans doute tenus de ne faire aucune exception à la loi. Pourtant, une drôle d'étincelle s'alluma dans les yeux de Marcus, comme s'il avait espéré une telle réaction.

— Vous pouvez peut-être faire ce que vous voulez de vos Neutres, mais vous n'avez aucun droit sur ceux qui ne vous appartiennent pas...

Dame Miranda se redressa brusquement sur sa couchette, soudain envahie d'une étrange tension. Elle s'assit de manière à planter ses yeux perçants dans ceux du loup-garou, les poings serrés si forts que ses jointures blanchirent.

— N'essayez pas de m'entourlouper, monsieur le Petit Alpha, grinça-t-elle entre ses dents. Ce n'est pas parce que votre frère couche avec cette traî...

La fin de sa phrase mourut sur ses lèvres, Julian ayant envoyé un violent coup contre les barreaux de métal. Il dut sûrement se faire mal, mais n'en laissa rien paraître, toute sa colère concentrée sur la buveuse de sang.

— Un mot de plus, et vous n'attendrez même pas le lever du soleil pour mourir. Si cela ne tenait qu'à moi, vous auriez déjà un poignard enfoncé dans votre affreux petit coeur mort.

La vampire le toisa avec mépris, mais demeura silencieuse.

— Je disais donc, reprit Marcus après avoir jeté un bref regard à son frère, que vous ne pouviez rien faire aux Neutres qui n'étaient pas vos propriétés. Or, vous vous êtes servie du sang de mademoiselle Lyssandra pendant des années, l'avez considérée comme si elle vous appartenait, alors que cela n'a jamais été le cas.

Cette dernière parole laissa tout le monde dans l'incompréhension, y compris Julian qui ouvrit de grands yeux stupéfaits. Alisée fit un pas en arrière, tandis que Kristal porta une main à sa poitrine. Une ombre passa dans le regard de Dame Miranda, et ses poings se serrèrent davantage.

Lyssandra sentit une drôle de sensation l'envahir, comme si elle sombrait dans un puits sans fin.

— Vous aviez certes acheté mademoiselle Rosaley, mais vous n'aviez aucun droit sur sa fille. Elle ne figure pas sur les registres des Neutres, et vous n'avez aucun titre de propriété à son nom. À sa naissance, vous auriez soit dû l'inscrire sur ces registres et l'acheter si vous la désiriez, soit la laisser à un orphelinat du village. En la gardant ainsi auprès de vous, vous l'avez tout simplement volée. Si on rajoute à cela le fait que son père était un loup-garou, et que vous saviez où il avait de la famille susceptible de l'adopter, alors vous auriez dû la leur confier.

Il marqua une pause, et un petit sourire presque indiscernable se dessina aux coins de ses lèvres, comme s'il savait qu'il allait porter le coup de grâce :

— De plus, avant que mademoiselle Lyssandra n'atteigne ses dix ans, vous ne pouviez pas exclure l'éventualité qu'elle devienne un loup-garou. Étant donné que son père était le frère d'une alpha, vous avez détenu illégalement une potentielle héritière du titre d'alpha du Topaze. Par conséquent, vous êtes accusée de détention illégale de Neutre, ainsi que de dissimulation d'une descendante d'alpha.

La vieille vampire ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Ses épaules s'agitaient de légers tremblements, trahissant la peur que son regard s'efforçait de dissimuler. Les mains de la louve tremblaient aussi, mais c'était pour une tout autre raison. Ses yeux suppliaient Marcus de lui dire que tout cela était faux, qu'elle avait toujours appartenu à Dame Miranda, qu'elle n'avait pas subi tout cela pour rien... Tout ce que tu as fait pendant dix-huit ans, tu aurais pu l'éviter. Rien ne te reliait à Dame Miranda. Tu aurais pu t'enfuir, jamais personne n'aurait rien pu contre toi.

D'un autre côté, elle était immensément soulagée de n'être définitivement plus liée par quoi que ce soit à la vampire. Au moins était-elle sûre d'être complètement libre. Sauf que tu l'as toujours été. Pendant un court instant, des images défilèrent dans son esprit, où elle aurait eu une vie heureuse avec sa tante sur la Terre du Topaze. Sauf que Dame Miranda l'avait privée de tout cela, en plus de tant d'autres choses.

— Alors quand tu disais avoir trouvé une faille dans ses affaires, tu parlais de cela ? s'étonna Julian, qui n'était apparemment pas au courant des découvertes de son frère.

— Lorsque tu m'as raconté l'histoire de Lyssandra, j'ai compris que quelque chose n'allait pas. Je n'ai pas supporté des heures de cours de droit inter-espèces pour rien... J'ai d'abord pensé qu'elle ne pouvait pas l'avoir gardée sous prétexte que sa mère lui appartenait, puis je me suis souvenu qu'elle était la nièce d'une alpha. Ce dernier point la rend de toute façon fautive qu'elle soit sa propriétaire ou pas.

Trop sonnée pour dire quoi que ce soit, la jeune fille l'observa se tourner vers Kristal et Alisée, l'air grave.

— Mesdemoiselles, je veux bien croire que vous n'étiez peut-être pas au courant de toutes les subtilités de la loi, mais vous saviez qui était le père de mademoiselle Lyssandra. Et vous saviez aussi très bien que sa place était sur la Terre du Topaze. Vous n'auriez eu qu'à signaler son existence à l'ambassade du Topaze, et elle aurait été identifiée comme étant la fille de monsieur James. Vous êtes donc tout aussi coupables.

Plus elle réalisait toutes les opportunités qu'elle aurait pu avoir pour s'en sortir, plus la louve avait l'impression de voir son monde s'effondrer autour d'elle. Elle sentit Julian passer un bras autour de sa taille pour la soutenir, ayant sûrement remarqué ses tremblements incontrôlés.

— Je... Je jure que je ne savais pas que Lyssandra n'appartenait pas vraiment à Dame Miranda, murmura Alisée sans pouvoir regarder l'ancienne Neutre dans les yeux. Cependant, pour le reste, je n'ai aucune excuse.

Elle ne fit pas allusion à ses petites-nièces, sachant très bien que cela ne justifiait pas complètement son comportement. Pour sa part, Kristal s'était remise de sa stupeur aussi vite qu'elle était apparue. Comme tout le monde attendait qu'elle s'explique, elle leva les yeux au ciel et poussa un long soupir.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Je n'étais pas au courant de cette histoire de registre ou de je ne sais quoi, mais je savais pour tout ce tralala autour de la Terre du Topaze. Ce n'est pas la peine de jouer les scandalisés, je n'ai jamais prétendu être un modèle d'altruisme et de gentillesse.

Elle croisa les bras sur sa poitrine et n'ajouta pas un mot de plus. Lyssandra ignorait si l'obscurité lui jouait des tours, mais il lui sembla que pendant un bref instant, la petite rousse avait posé sur elle un regard... désolé ? Cela était-il seulement possible ?

Trop perturbée par toutes ces révélations, la louve n'y prêta cependant pas plus attention, tâchant de se concentrer sur les paroles de Marcus.

— Je propose donc que vous soyez toutes les trois brûlées vives dès le lever du jour. On ne peut même pas parler de mise à mort, puisque vous êtes de toute façon mortes depuis longtemps.

Sortant de sa torpeur, Lyssandra s'apprêtait à intervenir pour au moins prendre la défense d'Alisée, mais Dame Miranda fut plus rapide qu'elle :

— Que vous soyez le Petit Alpha ou non, vous n'avez pas le droit de condamner quelqu'un sans procès. J'exige un jugement digne de ce nom, et pas un simple règlement de compte effectué dans l'ombre par des louveteaux qui se croient tout permis.

— Vous auriez droit à un procès si vous étiez une louve, ou si vous ne vous montriez pas si détestable, rétorqua Marcus du tac-au-tac. Je vous rappelle que vous êtes sur la Terre des Loups parce que le Grand Alpha vous le permet, et que le moindre écart commis sur son territoire doit être sanctionné comme il l'entend. Si cela ne vous convient pas, vous n'aviez qu'à rester à votre place, sur votre si douce Terre des Vampires.

Il avait visiblement prévu toutes les réparties possibles. Il n'avait nul besoin de hausser la voix pour intimider les vampires, sa froideur et son sérieux implacables étant largement suffisants.

La louve réalisa alors que Dame Miranda allait réellement mourir. Elle serait certainement transportée de force jusqu'à l'extérieur, puis exposée à la lumière du jour. Les rayons du soleil grilleraient sa peau blanche, feraient fondre ses cheveux qu'elle se donnait tant de mal à coiffer, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un pauvre tas de cendres. Les fines particules seraient sans doute emportées par le vent, dissipant à tout jamais la moindre trace de sa piètre existence.

En quelques secondes, le monde serait débarrassé d'un de ses êtres les plus abjectes.

Cependant, cela signifiait aussi que Dame Miranda s'en sortirait beaucoup, beaucoup trop facilement. Elle ne semblait même pas particulièrement se formaliser de sa sentence, ne se défendant pas plus que cela. Lyssandra se rendit compte qu'au-delà de l'envie de la voir morte, elle voulait qu'elle souffre. Exactement comme elle et sa mère avaient souffert.

Sauf que le soleil ne lui accorderait que quelques instants de souffrance. Et cela était loin d'être suffisant.

— J'ai une meilleure idée, déclara lentement la jeune fille en se détachant de Julian.

Elle s'avança pour agripper les barreaux métalliques, le regard plongé dans celui de la vampire. Celle-ci la toisa avec un mépris insondable, mais Lyssandra ne se détourna pas, parfaitement certaine de ce qu'elle allait dire.

— Je connais une personne que vous craignez davantage que la mort. Une personne que vous accusez de tous vos malheurs et que vous espérez ne jamais revoir.

À travers l'expression horrifiée de Dame Miranda, la louve saisit qu'elle n'avait même pas besoin de prononcer son nom. Néanmoins, la tentation était trop forte. Elle se souvenait encore des paroles de la buveuse de sang lorsqu'elle lui avait parlé du concerné. Je préférerais mourir plutôt que reparaître devant lui. Et bien son souhait n'allait pas être exaucé.

— Vous allez retrouver le roi des vampires et son si charmant royaume. Parce que je veux que vous soyez bannie de la Terre des Loups.

Si un seul regard avait pu tuer, nul doute que Lyssandra serait morte sur le coup. La vampire se leva brusquement de sa couchette et fondit sur les barreaux, mais sa cible s'était déjà reculée d'un pas. La jeune fille ne pouvait retenir un petit sourire, satisfaite d'avoir trouvé le meilleur moyen de l'atteindre.

Les brûlures du soleil auraient été trop douces pour Dame Miranda, tandis qu'une éternité sur la Terre des Vampires allait lentement la détruire.

— Si c'est ce que vous souhaitez, commenta Marcus qui paraissait cependant surpris par son choix. Elles seront donc toutes les trois conduites...

— Non, le coupa la louve en se tournant vers Kristal et Alisée. Elles méritent une deuxième chance. Toutes les deux.

La petite rousse haussa les sourcils, ne s'étant certainement pas attendu à une telle clémence. Après tout, elle avait plusieurs fois prouvé qu'elle pouvait se montrer tout aussi cruelle que Dame Miranda... Néanmoins, Lyssandra aimait à croire qu'il y avait encore quelque chose à sauver chez Kristal, et cela ne se ferait pas en l'envoyant sur le territoire de son espèce.

Alisée ébaucha un sourire étonnamment triste. Ses si beaux yeux étaient emplis d'une émotion troublante, qui serra le coeur de l'ancienne Neutre sans qu'elle ne puisse vraiment le comprendre.

— Ce n'est pas vrai. Je ne mérite pas de poursuivre ma vie comme si je n'avais pas détruit une partie de la tienne. Et puis je ne peux pas continuer à prétendre être ce que je ne suis pas. Cela fait déjà soixante-dix-sept ans que j'aurais dû quitter la Terre des Loups. Je partirai avec Dame Miranda.

La louve sentit des larmes lui monter aux yeux. En un sens, elle comprenait la décision de la vampire, mais une part d'elle aurait voulu qu'elle continue à faire partie de sa vie. Toutes les deux avaient vécu ensemble pendant dix-huit années, sans vraiment comprendre qu'elles auraient pu compter l'une sur l'autre. Alisée n'avait jamais eu le courage de réellement défendre Lyssandra, tandis que cette dernière ignorait toutes les années de souffrances et de menaces qu'avait endurées la centenaire.

— Si... Si tu pars avec elle, elle va t'offrir au roi des vampires. Elle me l'a dit et...

Face au nouveau sourire déchirant de la jeune femme, elle se tut. Comment pouvait-elle sourire alors qu'elle était enfermée dans ce cachot miteux, et que tout ce qui l'attendait derrière était un roi qui allait la transformer en poche de sang ?

Là se trouvait sans doute la véritable force. Continuer à sourire et à garder espoir, alors qu'absolument rien autour de vous ne vous y encourage.

— Tu crois que je ne sais pas pourquoi elle me garde ? Si ça n'avait pas été elle, cela aurait été quelqu'un d'autre. Je crois que peu importe les chemins que j'emprunterai, ils me ramèneront toujours vers le roi, alors autant y aller par choix. Et puis avec un peu de chance, peut-être ne sera-t-il pas aussi terrible que ce que l'on raconte...

Elle s'efforça d'afficher un air rassurant, sans grand succès. Lyssandra comprit que de toute façon, sa décision était prise.

— Bien, fit Marcus sans témoigner de la moindre compassion. Qu'en est-il de vous, mademoiselle Kristal ?

— Oh vraiment, mon sort vous préoccupe, monsieur Marcus ? lança la petite fille. La dernière fois que je vous ai demandé une garantie de non-banissement, vous m'avez rit au nez. J'imagine que vous vous en souvenez...

La louve se rappela que pendant la Nuit des Bagues, Kristal avait menacé le loup-garou de révéler à tout le monde qu'il avait tué un vampire. Pendant un instant, elle se demanda si la fillette n'avait pas fait tout cela en prévision de ce scénario...

— Je sais ce que tu es en train de te dire, déclara-t-elle en levant son petit nez vers Lyssandra. Lorsque je t'ai vue danser avec ton cher petit prince, j'ai compris que si tu obtenais les moyens de te venger de nous, je serais soit tuée, soit bannie. Dans le premier cas, je pouvais difficilement y faire quelque chose, mais pour le second, je savais qu'utiliser quelques informations compromettantes à bon escient pourrait s'avérer payant.

— C'est ce que j'appelle être rusé, fit remarquer Julian, impressionné.

Kristal se tourna dans sa direction, l'air étrangement sérieuse.

— Croyez-moi, cher prince charmant. Lorsque vous êtes condamnée à passer l'éternité dans le corps d'une gamine de douze ans, la ruse est tout ce qu'il vous reste.

C'était dans ces moments que l'on se rappelait qui se cachait vraiment derrière cette apparente poupée de cire : une femme de soixante ans, peut-être moins écervelée que l'on voulait bien le croire.

— Eh bien en attendant, vous ne serez jamais plus maligne que moi, déclara Marcus. Le roi a déjà été mis au courant de ce que j'ai fait. Je me fiche que vous alliez le lui raconter de nouveau, j'ai entendu dire que c'est quelqu'un qui se lasse très vite...

La petite rousse sembla se retenir de lui tirer la langue et se contenta d'une grimace.

— Quoi qu'il en soit, je me suis rendu compte que je n'avais plus rien à faire sur la Terre des Loups, reprit-elle avec dédain. Lyssandra a vraisemblablement mis le grappin sur votre frère, et je doute que vous consentiez à m'épouser un jour, monsieur Marcus.

— En effet, même sous la torture, cela me serait difficile...

Il écopa d'un regard noir dont il ne se formalisa pas le moins du monde.

— Dans ce cas, conclut-elle, les deux meilleurs partis de cette misérable contrée sont hors de ma portée. Je n'ai plus qu'à espérer trouver mieux sur la Terre des Vampires.

Elle afficha un petit air satisfait, sans prononcer un seul mot de plus. Sa réaction était difficile à comprendre et laissait la louve sceptique. Pourquoi Kristal acceptait-elle de quitter la Terre des Loups, alors qu'elle avait été prête à beaucoup pour s'assurer d'y rester ? Prétendre que c'était uniquement pour trouver de "meilleurs partis" ne tenait pas vraiment debout, et elle-même semblait peu convaincue par ses paroles...

— Puisque c'est comme ça, je déclare que vous êtes toutes les trois bannies, fit Marcus sans plus tergiverser. Dès la nuit prochaine, vous entamerez votre voyage en direction du château de Sa Majesté.

— Vous n'avez aucun droit de faire ça, contra Dame Miranda tel un serpent émergeant des hautes herbes. Vous avez vous-même dit que c'était au Grand Alpha de régler ce genre de problème. Or, à mon humble connaissance, vous ne l'êtes pas encore.

— C'est vrai, il ne l'est pas, intervint soudain une voix masculine. Mais moi, je le suis.

Tout le monde se tourna vers une partie du couloir plongée dans l'obscurité, d'où le Grand Alpha émergea, suivi de sa femme. Il adressa d'abord un sourire amical à Lyssandra, qui fut une nouvelle fois frappée par sa ressemblance avec Marcus. Il avait beau ne pas dégager la même froideur que son fils, une étincelle d'hostilité traversa son regard lorsqu'il posa les yeux sur la vieille vampire.

Eleanor s'amusait à faire tournoyer un poignard en bois entre ses doigts, comme si elle résistait difficilement à l'envie de s'en servir.

— À partir de maintenant, vous n'avez plus le droit de remettre les pieds sur la Terre des Loups, déclara le Grand Alpha d'un air solennel. Et cela définitivement. Mesdemoiselles, ajouta-t-il en se tournant vers Kristal et Alisée, je vous laisse le droit de revenir un jour, dans le cas où vous changeriez d'avis. Si bien sûr vous êtes d'accord, Lyssandra...

L'intéressée hocha vigoureusement la tête, heureuse qu'elles aient la possibilité de s'en sortir si les choses tournaient mal.

La mère de Julian murmura quelque chose à l'oreille de son mari, qui leva les yeux au ciel avant de hocher la tête. Sans crier gare, Eleanor lança son poignard dans la cellule de Dame Miranda, si vite que la vampire n'eut pas le temps de réagir. La lame frôla sa tête, avant de s'échapper dans une étroite ouverture du mur. Sonnée, la buveuse de sang porta la main à son oreille éraflée par l'arme. Si ses gants n'avaient pas été noirs, elle y aurait vu des traces de liquide rouge.

Fière de son coup, la Chasseuse semblait toutefois regretter de ne pas avoir eu le droit de viser le coeur. Elle se tourna vers Lyssandra avec un petit sourire, comme si elle n'attendait qu'un seul mot de sa part pour sortir un autre poignard.

— Si tout est réglé, je pense que nous ferions mieux de nous en aller d'ici, soupira le Grand Alpha. Cet endroit a déjà assez connu de cadavres au cours de son histoire...

Il jeta un regard appuyé à sa femme, qui prit un air innocent. Ils repartirent en se chamaillant, bientôt suivis par Marcus.

La main dans celle de Julian, Lyssandra adressa un dernier regard à Alisée, espérant qu'elle décide finalement de rester. La belle vampire se contenta de murmurer que tout irait bien, sans en paraître réellement convaincue. Kristal ne prononça pas un mot, les yeux rivés sur ses jupons qui trempaient tristement dans les flaques.

Enfin, la louve se décida à regarder une dernière fois Dame Miranda. La haine semblait s'être incarnée sur son visage strié par les ombres des barreaux. Ses iris verts exprimaient une colère et un mépris sans fin, auxquels la jeune fille ne prêta pas la moindre attention.

— Je vous pardonne pour tout ce que vous m'avez fait, déclara-t-elle après avoir pris une inspiration. Mais je ne pourrai jamais pardonner ce que vous avez fait à ma mère. James non plus, ne l'aurait pas pu.

Pendant un instant, une ombre étrange traversa le regard de la vampire. Lyssandra eut à peine le temps de la remarquer que déjà, elle avait disparu.

Comme Dame Miranda ne répondait rien, la louve se détourna, entraînant Julian avec elle. Ils n'avaient pas fait deux pas que la voix de la buveuse de sang retentit derrière eux :

— Il se lassera de toi, tu sais. Et puis même si ce n'est pas le cas, il sera débarrassé de toi bien assez tôt...

Les deux loups s'arrêtèrent et échangèrent un regard exaspéré, croyant à une énième tentative de les déstabiliser. Pourtant, quelque chose dans la voix de Dame Miranda poussa la jeune fille à se tourner vers elle.

— Tout à l'heure, tu m'as demandé si j'avais aggravé la maladie de Rosaley. Sauf qu'elle avait environ vingt-cinq ans lorsque je l'ai achetée et son état était déjà assez dégradé. Cela faisait plus de quatre ans que les premiers symptômes étaient apparus...

Lyssandra se tourna brièvement vers Kristal et Alisée, qui ne contredirent pas ses propos.

— Et où voulez-vous en venir, au juste ? demanda-t-elle avec dédain.

Elle ne pouvait ignorer le mauvais pressentiment qui l'envahissait lentement, accélérant dangereusement les battements de son coeur. La main de Julian se resserra sur la sienne lorsque la vampire susurra, l'air plus mauvaise que jamais :

— Tu n'auras pas besoin de moi pour mourir, la maladie de Rosaley fera tout le travail. Parce qu'elle est héréditaire.

Note de l'auteure :

Je sens que j'ai un peu cassé l'ambiance là, non ? (Bah oui greluche, il ne reste plus qu'un chapitre et toi tu balances ça ? Nan mais vraiment Fairy, tu mériterais d'être bannie de Wattpad) Désolée, je suis horrible... 😅

Je voulais juste vous remercier encore une fois d'être arrivés jusqu'ici, on vient tout juste de dépasser les 10K vues et ça me fait tout bizarre, alors un grand merci à vous tous ! ❤️ (Ouais bah pour remercier les gens, t'aurais pu trouver une autre fin de chapitre que celle-ci... Hypocrite, va 😒)

On se retrouve la semaine prochaine pour le tout dernier chapitre ! Suis-je prête ? Pas du tout... 😅😢❤️

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