Chapitre 21
James était le frère de l'actuelle alpha du Topaze. Il avait été envoyé par sa soeur sur la Terre du Diamant en tant que représentant de sa meute. Aucun "événement marquant" n'était spécifié à son sujet, pas plus qu'un éventuel mariage. Il semblait avoir mené une vie assez tranquille, appliquant son rôle de représentant avec honneur. Seul un détail embêtait Lyssandra.
James du Topaze était mort.
La jeune fille aurait pu passer outre à cette information si elle ne révélait pas un autre élément crucial : il était décédé deux jours avant sa naissance.
Même si le carnet comportait des dizaines d'autres noms, la Neutre ne pouvait se sortir celui-ci de la tête. Selon elle, tout concordait. À l'époque, il était âgé de quarante ans, n'était pas marié, et effectuait sa mission sur la Terre du Diamant depuis quelques années. De plus, en tant que frère d'une alpha, ses gènes devaient être les mêmes que celle détenant le titre. Marcus avait aussi dessiné une étoile au bas de sa page, la confortant ainsi dans son idée.
— Il faut faire attention aux propos d'Hilda, la prévint Julian tandis qu'ils se dirigeaient vers son domaine. Certains moments, elle perd complètement la tête...
Lyssandra avait été ravie de voir ses chaussures au pied de l'arbre du croisement. À peine était-il apparu dans son champ de vision qu'elle lui avait sauté dessus et expliqué tout ce qui s'était passé la veille. Ses phrases étaient confuses et prononcées beaucoup trop vite, mais il paraissait en avoir compris l'essentiel. La jeune fille l'avait supplié d'aller parler à Hilda, ce qu'il avait accepté sans hésiter.
— C'est la meilleure piste que j'aie, déclara-t-elle en prenant garde à ne pas trébucher sur la route cahoteuse. Je sais que cela peut paraître tiré par les cheveux, mais je suis sûre que ta propriétaire le connaissait.
Après tout, elle avait de bonnes raisons d'y croire. Peut-être que Hilda avait rencontré James lors d'une réception organisée par le Grand Alpha à laquelle étaient invités sa famille et les représentants des différentes meutes. Elle ignorait si ce genre de réunion existait, mais cela ne lui coûtait rien d'y croire.
— Un jour, commença le jeune homme en se baissant pour éviter une branche, elle m'a parlé des supposés "magnifiques cheveux blonds" de ma mère, alors qu'elle est brune. Et je ne te parle pas de...
— Attends, l'interrompit Lyssandra en s'arrêtant. Comment Hilda connaît-elle ta mère ?
Elle n'en pouvait plus de chercher les incohérences dans son récit et aurait vraiment voulu arrêter. Elle avait décidé de lui faire confiance, mais une partie d'elle se méfiait toujours de lui. C'était comme si elle découvrait chaque jour une nouveauté venant renforcer l'idée qu'il n'était pas qu'un simple garçon juste arrivé de la Terre du Rubis.
— Je lui ai une fois demandé un portrait d'elle, alors j'ai essayé de la lui décrire, répondit-il avec assurance. Elle l'a peinte le plus fidèlement possible à ma description et le résultat est très ressemblant.
C'était plausible. Lyssandra observa son visage si attirant encore quelques secondes, à l'affut du moindre indice qui trahirait un mensonge. Elle le trouva toujours aussi innocent et se remit à marcher d'un pas décidé.
— Je ne pensais pas que tu tomberais sur Marcus, dans la forêt, reprit Julian d'une voix tendue. Encore moins qu'il ose t'aborder...
— Qu'il ose m'aborder ? répéta la Neutre avec un petit rire. Je fais si peur à voir que ça ?
— Arrête de dire n'importe quoi, grommela-t-il en levant les yeux au ciel. D'habitude, Marcus évite de parler à ceux qu'il ne connaît pas.
— Alors comment a-t-il été amené à te parler, à toi ?
Elle se sentit un peu coupable de le tester ainsi, mais elle voulait voir s'il allait lui livrer la même version que le loup-garou.
— Nos parents se connaissent.
Exactement la même réponse que Marcus. Lyssandra s'attendit presque à ce qu'il hausse également les épaules, comme l'avait fait le loup, or il n'en fit rien. Elle aurait voulu davantage creuser le sujet, mais la maison si végétale d'Hilda apparut bientôt devant eux. Sa première visite datait d'environ une semaine, pourtant de nouveaux bourgeons de toutes les couleurs avaient déjà commencé à éclore partout sur la façade.
Julian ouvrit la porte d'entrée comme s'il était dans un moulin, sans prendre la peine de frapper. Les murs du vestibule étaient toujours recouverts de tableaux sur presque chaque centimètre carré. Ils semblaient cependant avoir changé, les couleurs étant dans des tons plus pastel que la dernière fois.
— La collection printemps, expliqua le jeune homme comme la Neutre les observait avec attention.
Elle allait s'enquérir du sort de la collection hiver quand Hilda appela Julian depuis le salon :
— Tu es déjà rentré ? Ta copine n'était pas là ?
Les joues des deux Neutres s'empourprèrent mais la jeune fille laissa quand même échapper un rire léger. Ils s'avancèrent jusqu'au salon où, sans surprise, Hilda était occupée à peindre, assise sur un petit tabouret bancal. Ses grands yeux bleus si particuliers se posèrent sur Lyssandra, qui ne put que remarquer une nouvelle fois à quel point ils étaient identiques à ceux de Marcus.
— Oh, mais tu es là ! s'exclama la vieille louve en levant vivement son pinceau.
Ce geste envoya de la peinture rose sur ses longs cheveux gris mais elle ne parut même pas le remarquer.
— Ta vampire a accepté mon offre ? demanda-t-elle aussitôt d'un air enjoué.
— Malheureusement, ce n'est pas le cas, répondit Lyssandra en regardant ses chaussures, un peu gênée.
Elle ne tenait pas spécialement à lui dire qu'elle avait brûlé son contrat...
— Je ne suis pas ici pour cela, reprit-elle afin d'éviter des questions. Je suis désolée de vous importuner avec mes histoires, mais je voudrais vous poser des questions sur un Loup du Topaze...
Hilda l'invita à s'assoir sur le canapé et ordonna à Julian d'aller préparer du thé et des gâteaux. Ouvrant de grands yeux, il interrogea sa propriétaire du regard, comme s'il ne comprenait pas. La louve le congédia d'un geste avec un petit sourire en coin. Elle semblait se retenir de glousser. Elle se reconcentra néanmoins sur la Neutre, à laquelle elle accordait désormais toute son attention. La jeune fille se lança alors dans une brève explication sur ses prétendues origines. Elle évoqua le carnet de Marcus et lorsqu'elle prononça le nom de James du Topaze, elle garda ses yeux fixés sur le visage de la vieille femme, guettant sa réaction.
— James du Topaze ? répéta Hilda après un court moment de silence.
Elle resta pensive quelques secondes. Lyssandra observa le tableau inachevé posé sur le chevalet, sans parvenir à discerner ce qu'il représentait. La louve suivit son regard, mais ne fit aucun commentaire.
— Pourquoi penses-tu que je pourrais le connaître ? demanda-t-elle en triturant son pinceau entre ses doigts, tachant sa robe noire sans y faire attention.
— Lors de ma dernière visite, juste avant que je parte, vous m'avez dit de passer le bonjour à James de votre part. Sauf que je ne connais pas de James...
Hilda avait réellement l'air de réfléchir et de fouiller dans sa mémoire, sans toutefois parvenir à obtenir une réponse.
— Comme te l'a sûrement dit Julian, soupira-t-elle, il m'arrive de ne plus maîtriser tout ce que je dis ou ce qui me passe par la tête. Pour être honnête, je ne me souviens pas le moins du monde de t'avoir dit une chose pareille...
Ses yeux emplis de tristesse se posèrent sur Lyssandra. Elle semblait sincèrement regretter de ne pas pouvoir l'aider davantage. Une minuscule déception envahit la Neutre. Elle n'avait pas placé ses espoirs bien haut et ne le regrettait pas. Cela lui évitait d'être accablée par la frustration.
— En tant que membre de la famille du Grand Alpha, vous n'avez...
Elle ne termina pas sa phrase. Le regard de la louve s'était troublé. Le même voile qui l'avait recouvert juste après lui avoir parlé de ce certain James pour la première fois était revenu. Ses fines lèvres s'entrouvrirent pour dire quelque chose, mais le sifflement d'une théière leur parvint depuis l'une des pièces voisines. Ce bruit tira Hilda du brouillard dans lequel elle était tombée et ses yeux retrouvèrent leur éclat habituel.
On entendit ensuite un fracas métallique assourdissant. Julian proféra quelques insultes fleuries, sûrement envers sa théière.
— Ce garçon va finir par détruire ma maison, s'amusa la vieille femme.
À peine quelques secondes plus tard, l'intéressé arriva en trombe et s'arrêta à l'embrasure de la porte du salon.
— Désolé, mais nous devrons nous passer de thé pour aujourd'hui...
De la suie maculait sa chemise et ses cheveux bruns étaient éparpillés en épis. Sa propriétaire lui lança un regard accusateur sans pouvoir dissimuler un sourire.
— Ce n'est pas de ma faute ! se défendit-il. La cheminée et la théière se sont liguées contre moi. J'ai bien failli finir brûlé.
— Pauvre petit chou, ironisa la louve. Si j'ai l'occasion de voir tes parents, je leur demanderais comment tu as fait pour hériter de deux mains gauches.
Lyssandra sourit malgré elle et Julian partit nettoyer les dégâts. Se retrouvant à nouveau seule avec Hilda, elle insista au sujet de son prétendu père, dans l'espoir qu'un déclic se produise dans l'esprit de la vieille femme, sans succès. Cette dernière était navrée, mais ce nom ne lui évoquait rien.
— Où en es-tu pour la Nuit des Bagues ? la questionna-t-elle avec intérêt. Julian m'a dit que tu comptais participer, mais que tu ne savais pas où était ta bague. Si tu veux mon avis, tu devrais surtout te concentrer sur l'apprentissage de la danse.
— Pa... Pardon ? balbutia la Neutre.
Elle savait que la Nuit des Bagues prenait la forme d'un bal, cependant elle ne pensait pas que ce détail était la priorité absolue.
— À quoi te servira ta bague si tu n'es pas sélectionnée par le Grand Alpha ? fit Hilda comme si c'était évident. Pour avoir été à quelques soirées au palais, je peux te dire que les danses sont très importantes.
La jeune fille avait envie de lui répliquer que savoir danser ne lui servirait à rien si elle ne trouvait pas sa bague. Elle s'abstint de cette remarque, la louve semblant sûre de ce qu'elle avançait.
— Julian a-t-il commencé ton entraînement ? D'après ce que j'en sais, sa mère est la meilleure danseuse de toute la Terre des Loups.
C'était aussi ce que le jeune homme lui avait dit.
— Si tu veux mon avis, murmura Hilda sur le ton de la confidence, il ne doit pas avoir le même niveau. Déjà que j'ai toujours peur qu'il tombe au moindre caillou, je ne sais pas comment il ferait pour éviter les pieds de sa partenaire...
Pile à ce moment, le Neutre revint dans le salon. Il observa sa propriétaire en plissant les yeux, essayant de deviner quels ragots elle venait de raconter à son sujet. La vieille femme lui sourit d'un air innocent avant de pouffer. Lyssandra se serait bien jointe à son hilarité si un problème majeur de son présumé plan ne venait pas d'être soulevé : elle ne serait jamais choisie par le Grand Alpha. Même si Marcus et Hilda appuyaient sa candidature, rien n'obligeait le monarque à la sélectionner. Elle ne pourrait rien apporter à la meute du Topaze.
— Allez tous les deux dans le jardin, sur la terrasse, lança la louve après avoir cessé de rire. Vous aurez suffisamment de place pour vous entraîner.
— Euh... De quoi vous parlez ? s'enquit Julian qui n'avait pas suivi la conversation.
Hilda lui expliqua son devoir et un grand sourire illumina son visage. Apparemment, il préférait danser plutôt que préparer du thé. La louve aussi comptait bien être de la partie et s'en alla chercher son violon. Seule Lyssandra n'était pas vraiment certaine que ce projet soit une bonne idée. Elle n'avait guère envie de se ridiculiser.
Sans faire de manières, elle suivit les deux occupants des lieux jusqu'à la cuisine, à l'arrière de la maison. Une porte menait à l'extérieur et à un petit espace de pelouse, bordé par les arbres. Une surface était recouverte par du carrelage où était posé un fauteuil en osier. Hilda le déplaça dans l'herbe avec quelques coups de canne et s'installa dessus avant de sortir le violon de son étui. Julian balaya les quelques feuilles parsemées sur les dalles.
Restée en retrait près de la porte, la Neutre observait la louve en train d'accorder son instrument de musique. Aux grincements désagréables qu'il émettait, cela devait faire fort longtemps qu'il n'avait pas servi. La musicienne ne paraissait pas non plus au point, tournant son archet dans tous les sens comme si elle ne savait plus s'en servir. Au bout d'un moment, les bruits devinrent plus supportables, jusqu'à se transformer en un semblant de mélodie. Hilda s'entraîna encore quelques minutes avant d'enfin parvenir à harmoniser les sons en une musique assez entraînante.
— Ces choses-là ne s'oublient jamais, déclara-t-elle en se tournant vers les deux Neutres. Mettez-vous en place.
Sans qu'elle ne sache quoi faire, Lyssandra resta adossée au chambranle de la porte, les bras croisés. Julian s'approcha et tendit une main vers elle. Soudain, elle eut l'impression que les branches des arbres voisins s'enroulaient autour de son cou et empêchaient l'air de circuler dans ses poumons.
— Je... Je ne... Ne vous en faites pas pour moi, bredouilla-t-elle en reculant inconsciemment vers la cuisine. Il faut d'abord que je trouve ma bague et...
— Tu as besoin de te changer les idées, l'interrompit le jeune homme avec un sourire qui balaya quelque peu ses craintes. Je t'assure que la danse n'est pas si terrible que ça.
Ce n'était pas exactement le fait de danser qui l'effrayait.
Elle n'avait tout simplement jamais touché un garçon de sa vie. C'était bête à dire, pourtant c'était la vérité. Avant Julian, personne ne lui avait accordé assez d'importance pour l'inviter à danser ou ne serait-ce que lui tenir la main.
Il n'y avait pas de quoi en faire toute une histoire, pourtant Lyssandra restait figée. Ses yeux demeuraient fixés sur la main tendue du Neutre. Lorsqu'elle les releva et qu'elle croisa son regard calme, la panique idiote qui l'avait envahie se dissipa. Elle ne sut s'il avait deviné l'origine de son trouble, mais il ne fit aucune remarque. Il semblait la rassurer silencieusement, lui laissant le choix.
Finalement, elle décroisa ses bras et approcha prudemment sa main vers lui. Quand ses doigts entrèrent en contact avec sa paume, le poids pesant sur ses poumons disparut aussi vite qu'il était apparu. La chaleur qui se dégageait de sa peau douce n'avait rien de terrifiant. Au contraire, elle se sentait plus apaisée que d'ordinaire.
Ils se dirigèrent vers le centre de la terrasse et Hilda débuta un air assez lent. Lyssandra glissa sa main libre sur l'épaule de Julian et ce dernier en posa une sur la taille de la jeune fille. Ils se tenaient à distance l'un de l'autre, de sorte que leurs corps ne se touchaient pas. Étonnamment, la Neutre ne se sentait pas mal à l'aise. Elle était juste un peu raide, et cela ne s'arrangea pas lorsqu'on commença à lui expliquer les pas de la valse.
Ses pieds ne lui obéissaient pas et elle frôlait ceux de Julian de quelques millimètres. Son partenaire non plus n'avait pas l'air de parfaitement maîtriser ce qu'il faisait et c'est même lui qui ouvrit le bal en lui écrasant les orteils en premier. Il se confondit en excuses et Lyssandra éclata de rire. Ils devaient vraiment paraître ridicules et Hilda ne cessait de leur donner des conseils qu'ils s'efforçaient d'appliquer.
La Neutre riait sans vraiment savoir pourquoi. Contre toute attente, danser avec Julian au beau milieu d'un jardin et accompagnés par une violoniste dont les notes n'étaient pas toujours justes n'avait rien de gênant. C'était en réalité tout l'inverse.
Pendant un moment, elle parvint à oublier pourquoi elle s'entraînait à danser.
Elle oublia presque que dans un peu plus d'une semaine, sa vie dépendrait peut-être d'une danse avec le Grand Alpha.
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