Chapitre 16

— Sérieusement, qu'est-ce que cela peut leur faire que ce soit le roi ou la princesse ? interrogea Lyssandra en poussant un soupir d'exaspération.

Les villageois semblaient avoir oublié tous leurs problèmes car un seul les préoccupait : quel membre de la famille royale des vampires allait venir à la Nuit des Bagues. Étant donné que le village était essentiellement peuplé de Loups du Diamant, presque aucun n'était concerné par la soirée. Seuls quelques Loups du Topaze et quelques éminents lycanthropes des autres meutes avaient reçu leur précieuse invitation. Cela n'avait pas empêché la nouvelle de se répandre comme une traînée de poudre...

— Ils n'ont rien d'autre à penser, répondit Julian en croquant dans la pomme rouge qu'il venait d'acheter. D'après Hilda, cela fait longtemps que le roi des vampires n'est pas venu sur la Terre des Loups. Sa fille vient assez souvent pour représenter sa famille lors de certaines réunions avec le Grand Alpha.

Lyssandra était toujours étonnée que Hilda puisse savoir autant de choses sur les activités du Grand Alpha. Elle avait beau être de sa famille, la vieille femme paraissait plus préoccupée par ses tableaux que par les affaires politiques... Mais on pouvait très bien associer les deux, non ? Justement, Julian était chargé de lui ramener des tubes de peinture, mais ni lui, ni Lyssandra, ne savaient où se trouvait le magasin.

Ils avaient remonté toute l'allée principale et s'aventuraient désormais dans de petites ruelles en direction de l'Ancien Quartier. La jeune fille croyait se souvenir que Kristal avait une fois acheté du matériel dans les environs, lorsqu'elle avait voulu peindre quelques tableaux désormais exposés dans le salon. Nul besoin de préciser qu'ils n'étaient guère de grandes réussites...

— Euh... Tu es vraiment sûre qu'il y a un vendeur de peintures par ici ? demanda Julian d'un air sceptique alors qu'ils approchaient des riches demeures de l'Ancien Quartier. Il n'y a que des résidences et Hilda ne m'aurait jamais envoyé par ici, elle sait que je n'aime pas traîner dans cette zone...

Ce n'était pas la première fois qu'il montrait des réticences à l'idée d'aller dans cette partie du village. Même si elle s'obligeait à lui faire confiance, Lyssandra trouvait son attitude étrange et sa méfiance s'attisa.

— Ce n'est pas pour faire la curieuse, commença-t-elle d'un ton qui se voulait désinvolte, mais tu ne crois pas que tu pourrais me dire pourquoi tu détestes ce quartier ? Tu m'as dit que ce n'était pas à cause de l'arrogance des loups-garous qui y vivent, alors qu'est-ce que cela pourrait être d'autre ?

Il ébouriffa ses cheveux bruns, sans répondre. Ce n'est qu'à ce moment-là que Lyssandra remarqua qu'ils avaient arrêté de marcher, alors même qu'ils n'étaient plus qu'à une ruelle de l'Ancien Quartier. Exactement comme lorsqu'il avait voulu l'accompagner au domicile du secrétaire particulier du Grand Alpha.

— C'est assez compliqué, marmonna-t-il en regardant nerveusement autour de lui avant d'écarquiller les yeux et de se coller au mur le plus proche.

Cherchant à comprendre l'origine de cet effroi, Lyssandra regarda devant eux. Deux hommes d'une soixantaine d'années habillés avec élégance arrivaient dans leur direction. Ils portaient chacun un haut chapeau et agitaient tous les deux une canne tandis qu'ils débattaient avec animation. La Neutre s'écarta du passage et rejoignit Julian près du mur en pierre.

— Le roi s'entend très bien avec la femme du Grand Alpha, entendit-elle quand les hommes passèrent près d'eux sans même leur jeter un regard. Si ça se trouve, elle lui a fait promettre de venir en personne lors du prochain événement...

L'autre lui répondit par la négative mais ils devinrent rapidement hors d'écoute. Julian se détendit mais resta aux aguets.

— Tu les connaissais ? s'enquit Lyssandra en fronçant les sourcils. Ce sont eux que tu cherches à éviter ? Excuse-moi, mais hormis leur canne de bourgeois, ils n'ont pas l'air bien redoutables...

Julian se passa à nouveau une main dans les cheveux avant de soupirer.

— Eux, je ne les connaissais pas, mais... Disons que ce quartier est peuplé de quelques personnes dont je ferais mieux de ne pas croiser le chemin.

La jeune fille ne voulait pas le mettre mal à l'aise, mais elle était beaucoup trop intriguée.

— Et pourquoi ? insista-t-elle. Tu sais, je ne suis pas vraiment en position de te juger si tu t'es attiré des ennuis...

— Très bien, se résigna-t-il avant de lever de grands yeux gênés vers la Neutre. Quand je suis arrivé sur la Terre du Diamant, Hilda m'a donné quelques pièces d'argent pour que je puisse "découvrir le village", fit-il en mimant des guillemets avec ses mains. Mais je me suis perdu dans l'Ancien Quartier et je suis tombé sur une sorte de salle de jeu secrète tenue par un riche loup-garou...

Lyssandra n'avait pas besoin qu'il lui raconte la suite pour la deviner. Elle le laissa cependant poursuivre.

— J'ai joué à un jeu qui m'avait l'air inoffensif, sauf que j'ai dépensé tout mon argent sans vraiment m'en rendre compte. À la fin, je devais au moins le double de ce que j'avais, alors je leur ai donné un faux nom en leur promettant de revenir...

C'était l'histoire la plus clichée du monde. Le pauvre petit gars juste débarqué de sa Terre du Rubis tombant dans les pièges de la capitale. Lyssandra ne savait pas si elle devait rire ou pleurer.

— Ils ont profité de ma situation, se défendit Julian avec colère. Ils ont bien vu que je n'étais pas d'ici, ajouta-t-il en désignant son visage à la peau cuivrée. Ma mère m'avait prévenu de me méfier...

Sur cette dernière remarque, la Neutre éclata de rire sans pouvoir se contrôler. En soi, ses mésaventures étaient assez tristes, mais la jeune fille avait l'impression d'avoir face à elle un pauvre petit poussin à peine sorti de son nid.

— Tu avais dit que tu ne me jugerais pas, se plaignit Julian avec une fausse moue boudeuse.

— Je suis désolée, mais je n'ai pas pu résister au "ma mère m'avait prévenu de me méfier", déclara Lyssandra en l'imitant.

Il fit mine d'être vexé avant de lui suggérer d'oublier cette histoire et de quitter les lieux. Il avait toujours l'air aussi nerveux et il était clair qu'il ne s'aventurerait pas dans l'Ancien Quartier. Ils revinrent vers l'allée principale où tous les villageois semblaient s'être plantés devant leur porte afin de discuter de la prochaine Nuit des Bagues.

— On ferait mieux de chercher un moyen de faire reconnaître tes gènes du Topaze, décréta Julian. Je demanderai à Hilda de me donner une adresse exacte pour sa peinture. On ne va pas parcourir tout le village pour trois pots et quatre pinceaux.

Pendant le trajet dans la forêt, Lyssandra lui avait expliqué que Dame Miranda n'avait pas signalé aux registres des Neutres que son père était un Loup du Topaze. Il lui avait alors expliqué que les gardes du château du Grand Alpha ne la laisseraient jamais entrer si son nom n'était pas sur leur liste de Neutres potentiellement admissibles à la cérémonie.

— Comment veux-tu que nous fassions "reconnaître mes gènes du Topaze" ? l'interrogea-t-elle tandis qu'une femme traînant une brouette leur demandait peu poliment de se dégager de son passage. Je n'ai aucun moyen de leur prouver qui était mon père, je ne connais même pas son nom.

Julian parut sidéré que la Neutre ignore le nom de son propre père, mais s'abstint de toute remarque.

— Il y a une technique qui permet à certains loups-garous de discerner une espèce de halo autour des Neutres ayant un parent lycanthrope, fit-il après un temps de réflexion. Si ça se trouve, les loups tenant les bureaux des registres des Neutres possèdent cette faculté et pourraient reconnaître tes origines...

C'était la première fois que Lyssandra entendait parler de ce "halo" qui entourait les Neutres, mais désormais, elle avait largement dépassé le stade d'être encore surprise par quelque chose. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était croire ce que Julian lui disait.

— Et où comptes-tu trouver le bureau des registres ? Déjà que nous peinons à trouver une boutique vendant de la peinture...

Elle n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvaient de tels bureaux et elle doutait qu'ils soient très faciles à débusquer. Après tout, il n'était pas dans l'intérêt des vampires et des loups-garous détenteurs de Neutres de laisser ces derniers avoir accès à des informations personnelles.

— Nous n'avons qu'à demander à un passant, suggéra Julian en haussant les épaules et en regardant autour d'eux.

Lyssandra leva les yeux au ciel. S'il croit vraiment qu'il ne va pas se faire renvoyer balader... Il s'approcha d'une jeune femme d'environ trente ans, assise sur les marches de son perron, avec un bébé endormi dans un couffin à côté d'elle. Ses cheveux blonds étaient soigneusement remontés en un chignon raffiné et sa robe bleue était impeccable. Sans étonnement, son bracelet était rouge et elle portait deux bagues serties d'un diamant.

— Pardonnez-moi, mais je tenais à vous dire que votre enfant est adorable, lui dit Julian en se penchant légèrement vers elle avec un sourire enjôleur.

La Neutre songea que si cette phrase avait été prononcée par un vieil homme dégageant une forte odeur d'alcool, n'importe qui aurait trouvé cela déplacé et la femme serait vite rentrée dans son immeuble après lui avoir craché à la figure. Or, cette dernière sembla envoûtée par l'aura de bonté et de sérénité que dégageait Julian. Ses yeux du même bleu que sa robe s'illuminèrent et ses joues se teintèrent de rose.

— Merci beaucoup, balbutia-t-elle en portant une main à son coeur. Je lui fais un peu prendre l'air mais avec cette agitation ambiante, je me demande comment il peut dormir...

— C'est sûr, acquiesça Julian en hochant la tête d'un air compatissant. Je rêve de pouvoir dormir avec tant de facilité et de douceur que lui...

La jeune mère partit d'un rire cristallin tout en considérant le Neutre avec adoration. Lyssandra avait littéralement envie de se frapper la tête contre un mur face à tant de niaiseries. Comment fait-il pour se faire aimer si facilement ? Elle était presque persuadée qu'il pourrait attendrir Dame Miranda...

— Dites-moi, reprit le jeune homme après avoir fait un petit signe à l'enfant qui venait d'entrouvrir les yeux, vous ne sauriez pas où se trouvent les bureaux des registres des Neutres ? Mon amie et moi avons besoin de nous y rendre. Et à tout hasard, où pourrions-nous trouver de la peinture ?

Sa nouvelle admiratrice tourna pour la première fois son regard dans la direction de Lyssandra. Cette dernière lui adressa un petit sourire forcé, auquel la louve ne prit même pas la peine de répondre. Elle leur donna cependant les indications pour trouver les bureaux et la peinture.

— Je peux vous accompagner, proposa-t-elle avec entrain en lissant sa robe inutilement, je...

— Ce ne sera pas la peine, l'interrompit Julian sans se départir de son ton mielleux. Restez donc avec votre si charmant bébé.

La jeune femme n'insista pas mais parut déçue. Dès qu'ils se furent éloignés, Lyssandra se tourna vers Julian en ouvrant grand ses yeux marron.

— Tu ne pouvais pas faire ton petit tour de magie plus tôt ? le réprimanda-t-elle. On aurait évité de tourner en rond vers l'Ancien Quartier pour rien.

— Ce n'est pas un tour de magie, rectifia-t-il avec un petit sourire en coin. Il faut juste savoir dire aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre. Toutes les jeunes mamans aiment entendre que leur enfant est mignon.

La jeune fille leva les yeux au ciel mais une partie de ce qu'il avait dit retint son attention. Savoir dire aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre. Faisait-il la même chose avec elle ? Lui disait-il qu'elle avait toutes ses chances d'être choisie par le Grand Alpha pour se jouer d'elle ? Elle ne voyait pas pourquoi il ferait une chose pareille mais comme d'habitude, son côté méfiant se mit en éveil. Elle médita sur ce qu'il venait de dire jusqu'à leur arrivée devant les bureaux des registres des Neutres.

On aurait difficilement pu trouver une bâtisse plus délabrée. Nichée dans une rue peu fréquentée dans les faubourgs du village, seule une plaque rouillée leur indiquait qu'ils étaient bel et bien arrivés à destination. Des traînées sombres tapissaient les murs gris du vieil immeuble qui par miracle, tenait encore debout. La boutique de Fortifiants avait un sérieux concurrent dans la catégorie "lieu le plus repoussant du village"...

Lyssandra et Julian poussèrent tout de même la porte d'entrée qui grogna un mugissement de souffrance. La pauvre avait désespérément besoin d'huile. Ils se retrouvèrent dans un petit vestibule qui étonnamment, était bien éclairé par de grandes fenêtres qui donnaient sur la rue. Un homme assez âgé portant des petites lunettes rondes était assis derrière un vieux bureau dont le bois était éraflé de toutes parts.

— Si c'est pour faire reconnaître vos gènes du Topaze, je suis saturé pour aujourd'hui, déclara-t-il sans lever le nez des papiers qu'il était en train de lire.

Les deux Neutres échangèrent un regard nerveux. Apparemment, ils n'étaient pas les premiers à avoir eu cette idée...

— C'est vraiment important, répondit Lyssandra, presque suppliante. Mon père était un Loup du Topaze mais ma propriétaire l'a caché aux registres. Je vous demande simplement de compléter mon dossier.

L'homme leva finalement les yeux vers elle avant de porter son attention sur Julian qui se tenait à ses côtés. Il poussa un soupir interminable puis demanda le nom de la Neutre avant d'ouvrir une porte dissimulée derrière un rideau miteux. Il resta absent si longtemps que Lyssandra fut tentée de s'assoir sur le bureau. Julian était adossé à un mur, occupé à se nettoyer les ongles avec attention. 

— Je ne trouve pas votre fiche, fit l'homme lorsqu'il reparut dans l'encadrement de la porte. Ce n'est pourtant pas comme s'il existait une dizaine de "Lyssandra". Vous êtes sûre que votre naissance a été déclarée sur la Terre du Diamant ?

Si elle en était sûre ? La jeune fille ne pouvait l'être et cela la mit en rage. Tout le monde savait où il était né. Elle croyait le savoir, mais qu'est-ce qui lui garantissait que tout ce que Dame Miranda et ses filles lui avaient raconté n'était pas qu'un tissu de mensonges ?

— Vous ne pouvez pas lui créer une fiche ? demanda Julian tandis que Lyssandra ravalait sa frustration.

— Ces choses ne se font pas comme ça ! répliqua l'homme, outré. C'est à sa propriétaire de régler ce genre d'affaires.

Évidemment. Encore et toujours les propriétaires. Les Neutres n'étaient-ils donc pas dotés d'une propre conscience ? Ne pouvaient-ils même pas prouver au monde qu'ils existaient ?

— Dites-moi simplement si j'ai un halo autour de moi, l'implora Lyssandra. Je ne vous demanderai rien de plus.

Elle voulait au moins savoir si son père était véritablement un loup-garou du Topaze. Il lui fallait s'accrocher à une certitude. Si Dame Miranda lui avait menti à ce sujet, alors son stupide attachement aux Loups du Topaze aurait encore moins de sens. Elle pourrait jeter par la fenêtre la pierre en verre coloré bleu qu'elle portait autour du cou. Machinalement, elle se mit à triturer la chaîne qui dépassait de son col.

— Si cela peut vous faire partir, marmonna l'homme en prenant une inspiration.

Il retira ses lunettes et ferma les yeux pendant quelques instants. Lyssandra crut qu'il allait finir par s'endormir mais lorsqu'il rouvrit les paupières, ses iris étaient d'un gris aussi scintillant qu'un diamant. Il planta son regard dans celui de la Neutre et cette dernière fut soudain assaillie du souvenir du loup-garou qu'elle avait croisé dans la forêt. La couleur de leurs yeux était identique mais l'étincelle qui avait animé ceux de l'animal qu'elle avait rencontré lors de la dernière pleine lune était différente. Elle peinait encore à croire que cette rencontre avait été réelle.  

— Par tous les alphas, bredouilla l'homme en se frottant les tempes.

Troublée, Lyssandra quitta quelques secondes le regard du loup-garou pour se tourner vers Julian. Ce dernier se tenait à l'écart et fixait l'homme avec un étrange sérieux, impatient d'entendre son verdict.

— Qui étaient vos parents ? s'enquit l'homme sans faire reprendre à ses yeux leur apparence normale.

À son air ahuri, on aurait littéralement dit qu'il avait vu un vampire se balader en plein jour.

— D'après ce que l'on m'a dit, ma mère était une Neutre et mon père un Loup du Topaze, hésita la jeune fille. Je n'en sais pas plus.

L'homme resta quelques secondes à la regarder sans rien dire. Lyssandra en était venue à la conclusion qu'il n'avait rien pu discerner autour d'elle, quand il déclara :

— J'ai rarement vu un halo bleu clair aussi puissant chez une Neutre. Non seulement votre père faisait partie de la meute du Topaze, mais en plus, il devait en être l'alpha.

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