VIII - Introspection
- Donc si je comprends bien, il t'a fait une crise de jalousie, et depuis il refuse de t'adresser la parole ?
Atsushi lâche un long soupir avant de répondre :
- Désolé, on était censé fêter ton départ du boulot et je te fais chier avec mes histoires...
Hakuryuu lui donne un coup de coude pour signifier son désaccord.
- Je t'ai raconté ma vie, t'as bien le droit d'en faire autant. Si tu veux, on a qu'à dire qu'on fêtera mon départ plus tard, avec Sakura et Hayato. Alors aujourd'hui, t'as le droit de te plaindre autant que tu veux.
Les deux amis se sont retrouvés dans un petit parc en centre-ville après leur service du samedi midi, comme prévu. Mais Hakuryuu a bien remarqué que son collègue avait le moral dans les chaussettes ces derniers temps, et a fini par l'encourager à se confier.
Se confier. C'est encore un concept qui semble étranger à l'esprit d'Atsushi. Lui qui a toujours tout gardé pour lui, tout encaissé sans rien dire, il s'étonne de réussir à parler aussi facilement avec Hakuryuu. Il faut croire qu'ils se sont rapprochés, ces derniers temps. Pas comme Norihito le pense, bien sûr. Atsushi est sûr et certain que ses sentiments pour son collègue sont purement platoniques. Ça ne l'empêche pas d'apprécier sa compagnie, et de se sentir assez en confiance pour s'ouvrir sur ses tracas.
- Je me demande juste si j'ai pas merdé quelque part... Je veux dire, est-ce que j'ai pu faire quelque chose qui l'a laissé penser que je jouais avec lui, que j'étais pas sérieux ?
- Alors, j'ai pas tout le contexte, mais de mon point de vue, raconter sa vie à quelqu'un c'est plutôt une bonne preuve de sérieux, rétorque celui aux cheveux bicolores.
Atsushi lâche un rire nerveux. Il n'a pas vraiment raconté son passif à Hakuryuu, seulement sous-entendu des bribes çà et là. Le plus jeune n'a pas insisté pour autant, et s'est contenté de l'écouter. Le garçon aux cheveux violets s'en étonne, lui qui s'était depuis longtemps mis en tête que s'il laissait transparaître la moindre faiblesse, il serait assailli de questions de toutes parts. Ca lui fait du bien, d'avoir affaire à quelqu'un de compréhensif.
- J'imagine que t'as raison. Mais s'il s'est énervé, c'est que j'ai dû faire quelque chose...
Soudain, Hakuryuu lui donne une claque à l'arrière de la tête. Surpris, et un peu offusqué, Atsushi s'éloigne légèrement et le regarde d'un air vexé.
- Eh ! Pourquoi t'as fait ça ?
- Tu veux pas arrêter deux minutes ? répond Hakuryuu. "C'est de ma faute par-ci", "J'ai fait quelque chose de mal par là"... Tout tourne pas autour de toi ! Y'a des fois où les gens viennent t'emmerder par pure méchanceté, ou parce qu'ils ont passé une mauvaise journée ! Arrête de prendre la responsabilité pour tout et n'importe quoi, t'es pas le centre du monde !
Atsushi le dévisage, ébahi. Parce que, même sans tout savoir, Hakuryuu a visé en plein dans le mille. Ça a toujours été son plus grand problème, celui de vouloir être le protagoniste de sa propre histoire et de celle de ses proches, au point de se sentir responsable de tout. Après tout, pourquoi n'a-t-il jamais cherché de l'aide extérieure quand lui et Miyuu vivaient encore chez leur mère ? Parce qu'au fond, il voulait être celui qui sauverait sa sœur, son chevalier servant en armure d'or.
Atsushi s'est toujours trouvé égoïste. Simplement, il réalise tout juste à quel point cet égoïsme l'a poussé à croire des choses complètement fausses et idiotes. Bien sûr qu'un adolescent de dix-sept ans n'est pas censé travailler d'arrache-pied pour les faire vivre, lui et sa sœur. Bien sûr que, même s'il a sa part de responsabilité dans la peine de Norihito, il n'en est pas la seule cause. Son égo l'a aveuglé pendant tout ce temps, lui donnant l'impression de jouer un bien plus grand rôle que le sien.
- La vache, je suis vraiment con... il finit par conclure, passant une main sur son visage.
- Ouais, je confirme. Mais bon, la connerie est humaine comme on dit.
- Génial. Et du coup, à ton avis, je devrais faire quoi ?
Hakuryuu arque un sourcil, dubitatif.
- Qu'est-ce que j'en sais moi ? J'ai dit que je pouvais t'écouter, pas que j'étais conseiller de vie.
- Tu viens aussi de me dire que je devais arrêter de tout faire tout seul.
Pour toute réponse, Hakuryuu le fixe très longuement avant de demander :
- Tu l'aimes ?
- Hein ?
- Deux.
Atsushi cligne des yeux plusieurs fois, jusqu'à ce que le plus jeune s'excuse :
- Désolé, l'humour de merde de mon copain est contagieux. Mais bref, Norihito, tu l'aimes ?
Le lycéen de troisième année hésite. En vérité, il ne connaît pas la réponse à cette question. Car, si Norihito a effectivement toujours eu une place particulière dans son cœur, il est difficile de déterminer la nature de ces sentiments quand il l'a connu fille à une époque où il se savait déjà intéressé uniquement par les garçons. Pourtant, quelque chose en lui le tort de douleur à la simple pensée de ne jamais retrouver la complicité qu'il a pu partager avec l'adolescent aux cheveux bleus. Alors, peut-être...
- C'est compliqué... Atsushi finit par concéder.
- Tu m'en diras tant, répond Hakuryuu, bien conscient que les affaires de cœur ne sont jamais une partie de plaisir.
- Disons que... J'ai toujours su qu'il était spécial. Enfin, le groupe avec lequel je trainais au collège en lui-même était spécial. C'était probablement les seules personnes que j'ai pu considérer comme des amis. Mais même parmi eux, Norihito était différent. Et encore aujourd'hui, c'est le cas. Plus j'y réfléchis, plus je me dis que si j'avais recroisé quelqu'un d'autre du groupe à sa place, j'aurais pas fait autant d'efforts pour revenir vers eux s'ils m'avaient rejeté.
- Pour moi, ça sonne comme de l'amour. M'enfin, pour ce que je m'y connais...
Atsushi lui sourit narquoisement.
- T'es effectivement pas très doué comme conseiller de vie.
- Oh ta gueule, rétorque Hakuryuu en lui donnant un coup à l'épaule.
Les deux amis marquent une pause dans leur conversation, jusqu'à ce que le plus jeune reprenne :
- Mais, dans tous les cas, que tu l'aimes ou non, ça te fait clairement chier que vous soyez en froid. Alors essaye d'aller le voir et de lui demander des explications. J'ai envie de dire, au point où vous en êtes, t'as plus grand chose à perdre.
- T'as pas tort, admet Atsushi. Je sais juste pas comment m'y prendre...
Hakuryuu s'apprête à lui répondre, quand son téléphone vibre pour indiquer un message. Lorsqu'il s'enquiert de son contenu, son visage blanchit à vue d'œil, ce qui n'échappe pas à Atsushi.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? C'est ton copain ?
- Ouais. Encore des douleurs à cause de sa maladie.
- Tu devrais y aller, lui conseille le plus âgé.
Hakuryuu tourne son regard vers lui, et Atsushi sent bien qu'il est tiraillé.
- On a dit qu'on passait l'aprem ensemble, je vais pas te planter là. Et puis, c'est pas la première fois que ça arrive, et ça sera pas la dernière. Y'a des jours où je peux pas être là, c'est comme ça... Il peut toujours demander à des potes de passer.
- Mais t'en as pas envie, je me trompe ? lui réplique Atsushi. Vas-y, je te dis. C'était déjà sympa de discuter avec toi.
Après encore quelques secondes d'hésitation, Hakuryuu lui propose :
- Tu veux venir ? Avant que tu demandes, il a quasiment toujours de la visite alors c'est pas une de plus qui va changer grand chose. Tu dérangeras pas.
Mais le plus âgé décline son offre.
- On avait dit que tu me le présenterais quand il sera sorti, tu te souviens ? T'inquiète, je vais rentrer voir ma soeur, je serai pas seul non plus. Alors cours voir ton prince charmant en tenue d'hôpital, il ajoute en bousculant légèrement son ami.
- Ça va, ça va, j'ai compris... concède Hakuryuu en levant les yeux au ciel. On se revoit ce soir, alors ?
- Yep, à ce soir Hakuryuu. Ah, et, merci pour cet aprem.
- Tu me remercieras quand tu auras pécho Norihito grâce à mes supers conseils, ironise le plus jeune.
Sur ces mots, ils se séparent, l'un se dirigeant vers l'hôpital et l'autre chez lui.
///
En arrivant, Atsushi trouve Miyuu en train de passer le balai, son téléphone diffusant de la musique en fond. Celle-ci s'étonne de voir son frère rentré si tôt, lui qui l'avait prévenu qu'il ne reviendrait probablement pas de l'après-midi.
- S'est-il passé quelque chose ? elle demande d'une mine inquiète.
- Nan, ça va, mon ami a eu un imprévu donc on a dû se séparer plus tôt que prévu.
Ce disant, Atsushi s'écroule sur le vieux canapé en lâchant un long soupir. Il se dit déjà que le service de ce soir risque de s'avérer très long et fastidieux. Miyuu, qui entre temps a rangé son balai et coupé la musique, le rejoint et continue de le regarder avec la même lueur d'inquiétude dans ses yeux.
- Tu sembles vraiment fatigué, grand frère.
- J'imagine que t'as raison, je suis un peu à bout en ce moment... il concède.
- Si je travaillais aussi, tu serais moins chargé.
Atsushi observe le regard déterminé de sa sœur. C'est loin d'être la première fois qu'elle lui propose de se joindre à l'effort financier, et la réponse du grand frère a toujours été négative. Il ne veut pas lui infliger ce fardeau, lui qui sait à quel point la charge de travail est lourde à porter pour de simples lycéens.
Soudain, la conversation qu'il a eu avec Hakuryuu lui revient en mémoire, et il se rend compte que, ça aussi, c'est une des conséquences de son égoïsme. Parce qu'à vouloir tout gérer tout seul, il ne fait que dénigrer la volonté de Miyuu de lui venir en aide, en la considérant comme inapte à la tâche. Atsushi se demande s'il ne s'est pas caché derrière l'excuse de vouloir la protéger pendant tout ce temps, dans le seul but de ne pas sentir le poids de son échec à tout porter lui-même lui retomber sur les épaules.
Il n'a jamais réalisé à quel point il s'est montré injuste envers la sœur qu'il chérit tant.
- Miyuu, je sais que t'as du mal à parler aux inconnus. T'es sûre que tu pourras gérer le boulot de serveuse ?
Pour la première fois, au lieu de refuser catégoriquement l'offre de Miyuu, il cherche à s'assurer qu'elle sait dans quoi elle s'embarque. D'ailleurs, l'expression de sa sœur se teinte de surprise face à sa demande. Elle s'attendait probablement à un rejet clair et net. Néanmoins, elle se reprend très vite et rassure son frère :
- Si c'est pour t'aider, je suis certaine de pouvoir y arriver. S'il te plait, grand frère, laisse-moi une chance.
Atsushi peut percevoir toute la détermination dans l'expression d'ordinaire peu expressive de Miyuu. Face à ça, comment pourrait-il encore refuser ? Hakuryuu a raison, il est grand tant qu'il cesse de porter chaque responsabilité seul. Sa sœur est là, à ses côtés, comme elle l'a toujours été, et il ne peut pas ignorer indéfiniment sa volonté de l'aider.
- Alors c'est d'accord. T'as raison, ça m'aiderait beaucoup que tu bosses aussi... J'en parlerai à mon patron, d'accord ?
- Et pourquoi n'irais-je pas ce soir ? propose plutôt Miyuu.
- Quoi, déjà ? s'étonne le plus âgé.
- Je ne vois aucune raison d'attendre plus longtemps.
Atsushi hésite un instant, avant dé céder.
- D'accord, tu m'accompagnes ce soir.
Un rare sourire se dessine alors sur le visage de Miyuu.
- Merci, grand frère.
Elle semble si heureuse qu'il accepte enfin son aide... S'est-il vraiment fourvoyé pendant tout ce temps, en croyant la protéger ? Evidemment. Miyuu est grande, presque autant que lui. Elle a beau être sa princesse, elle n'en reste pas moins une lycéenne ayant appris à se débrouiller sans parents, et donc très autonome. Elle a déjà fait ses preuves il y a bien longtemps, il refusait simplement de le voir.
- C'est à moi de te remercier Miyuu. Sans ton aide, je m'en sortirais pas...
- C'est tout naturel, lui répond simplement sa sœur. Tu n'es pas seul grand frère, je suis à tes côtés.
Les deux se sourient, et, chose rare puisque Miyuu a horreur de ça, s'étreignent quelques secondes. Ils ont tant traversé ensemble, et, pourtant, Atsushi a l'impression que c'est la première fois qu'ils affrontent réellement quelque chose main dans la main. S'il avait été moins égoïste, ça aurait pu arriver avant. Au moins, désormais, ils peuvent rattraper le temps perdu. Car Atsushi compte bien cesser de mettre Miyuu à l'écart, et de dorénavant accepter son soutien.
Alors qu'ils se séparent pour chacun vaquer à ses occupations, le garçon aux cheveux violets repense à Norihito, et, encore une fois, aux paroles d'Hakuryuu. Il n'a pas à gérer tout seul. Il existe d'autres personnes connaissant le plus jeune mieux que lui, et qui seront à même de l'aiguiller sur la meilleure manière de renouer avec son ami du collège. Car, si Atsushi n'est toujours pas certain de ses sentiments envers Norihito, il a la certitude qu'il ne veut pas que les choses se terminent ainsi. Et une petite voix au fond de lui lui dit que c'est également le cas du garçon aux cheveux bleus.
C'est pourquoi, après s'être isolé dans sa chambre, Atsushi envoie un message. Il ne faut pas longtemps avant que son téléphone ne se mette à sonner, et il répond lui aussi sans plus attendre.
- Allô ? Tsurumasa ?
- Bonjour Atsushi, tu voulais me parler ?
L'intéressé joue nerveusement avec ses cheveux. Il n'a pas, mais alors vraiment pas l'habitude de demander de l'aide ainsi. Enfin, on dit qu'il faut une première fois à tout.
- Ouais, en fait... Bon, déjà, est-ce que tu sais ce qu'il s'est passé mardi dernier avec Norihito ?
- Non, il refuse de nous parler à moi et Kaiji. Pourtant, on a bien vu que ça n'allait vraiment pas... Et toi, tu le sais ?
- Oui.
Atsushi raconte toute l'altercation à Tsurumasa, sans rien oublier. Le moindre détail qui à ses yeux semble insignifiant pourrait s'avérer important, après tout. Une fois son récit terminé, son interlocuteur garde le silence un instant, et Atsushi devine qu'il a du mal à tout assimiler.
- Je ne pensais pas que c'était allé aussi loin... il déclare d'un ton peiné.
- Est-ce que... tu as une idée sur comment arranger les choses ? hésite Atsushi.
- Je ne sais pas trop... le mieux serait probablement que vous discutiez, mais il ne faudrait pas non plus l'y forcer...
- Je comprends. J'attendrai s'il le faut. En tout cas...
Atsushi prend une légère inspiration.
- Prenez soin de lui avec Kaiji, ok ?
- Bien sûr. Et on va essayer de le convaincre de revenir vers toi, ne t'en fais pas.
Un silence pesant s'installe. Les deux interlocuteurs savent que la conversation n'est pas complètement terminée, et, pourtant, aucun n'ose la finir. C'est comme s'ils avaient peur de se retrouver de nouveau seuls avec l'angoisse de ne pas réussir à tendre la main à Norihito comme il faut, de le voir complètement s'échapper en restant impuissants.
Sauf que seuls, ils ne le sont jamais. Atsushi l'a enfin compris. Et il espère pouvoir le prouver à Norihito à son tour.
- Tsurumasa... j'ai vraiment pas envie de le perdre, il finit par déclarer.
- Je sais. Et je te remercie d'être là pour lui. Je t'assure qu'il ne te déteste pas, au contraire. C'est juste que, des fois, les choses ne sont vraiment pas faciles...
Bien entendu. Et ça, malgré toute la volonté du monde, Atsushi n'y peut rien. Il n'y peut rien si Norihito et lui se sont croisés au mauvais endroit au mauvais moment, et si ça a mené à une grosse dispute entre eux. Des fois, le destin est un bel enfoiré, et il faut faire avec.
- Crois-moi, je comprends. Tu me rediras ?
- Oui. A bientôt, Atsushi.
- A bientôt Tsurumasa.
Lorsqu'il raccroche, Atsushi se sent à la fois soulagé et extrêmement nerveux. Après tout,le plus difficile reste encore à venir.
///
Aucune trace de Nori dans ce chapitre. Je suis sûr qu'il va parfaitement bien et qu'il n'est absolument pas en train de faire la dépression de sa vie.
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