VI - Apaisement
Le samedi, Atsushi travaille aussi au restaurant le midi. Et le midi, comparé au soir, c'est toujours un peu particulier. Déjà, il faut venir le matin, après une longue semaine de cours qu'il a passée à sacrifier son sommeil pour terminer ses devoirs à temps. Et, clairement, quand il voit la tête que tirent Hayato et Sakura à chaque service du samedi, il n'est pas le seul.
Ensuite, forcément, c'est le jour où le restaurant est le plus complet, donc ils ont à peine le temps de respirer entre deux commandes et deux plateaux portés. Il faut faire encore plus vite, tout en gardant le sourire, sous peine de s'attirer les foudres d'un patron de mauvaise humeur ou d'un client aigri.
Néanmoins, lorsque vient le temps de la fermeture pour l'après-midi, il n'y a généralement pas l'urgence de devoir rentrer pour étudier, alors c'est là que les quatre collègues ont le plus de temps pour parler et plaisanter, décompresser après un rush bien intense, histoire d'être au taquet pour ce soir. Ils sont fatigués, ils savent que demain, ils devront passer beaucoup de temps le nez dans les cours pour rattraper le retard accumulé. Mais ça, ils y penseront plus tard.
- Ma fourchette est tordue, ma fourchette est tordue... je vais lui faire bouffer moi sa fourchette !
Il semblerait aussi qu'ils aient retrouvé leur Hakuryuu habituel, pour leur plus grand bonheur. Agissant comme s'il ne s'était rien passé la veille, le plus jeune des serveurs râle, se paye leurs têtes et part au quart de tour à la moindre occasion, comme à son habitude. Aussi désagréable puisse-t-il se montrer parfois, Atsushi et les autres ne l'échangeraient pour rien au monde.
- Au lieu de gueuler, aide-moi donc à porter les verres ! lui lance Hayato un peu plus loin.
- Ça va, j'arrive !
Tout comme Hakuryuu agit comme à son habitude, personne ne mentionne l'état dans lequel il se trouvait hier. Ça aussi, ça fait partie de leur pacte de silence. Et, même s'il ne le montre pas forcément, le plus jeune leur en est reconnaissant.
Une fois leur travail terminé, Atsushi sort du restaurant et prend la direction du centre-ville. Toutefois, une voix l'interpelle alors qu'il s'éloigne à peine, et il voit Hakuryuu marcher en sa direction. Atsushi sourit, et ralentit pour laisser à son collègue le temps de le rattraper.
- Tu rentres pas chez toi ? il demande au plus jeune une fois celui-ci à son niveau.
- C'est par là.
C'est vrai qu'hier, Hakuryuu a pris la direction de l'hôpital, pas de son domicile. Et, aujourd'hui, c'est Atsushi qui ne rentre pas chez lui tout de suite.
- On fait le chemin ensemble, alors ?
Hakuryuu approuve, et ils commencent à marcher. Après un court silence, il déclare :
- Au fait, merci pour hier.
- T'inquiète pas pour ça, le rassure Atsushi. Ça va mieux ?
- Ouais, c'était une fausse alerte au final.
- Tant mieux.
Le silence retombe sans être pesant. Il n'y a rien de plus à dire, après tout. Atsushi est rassuré de savoir que les choses vont mieux pour Hakuryuu, il n'a pas besoin d'en savoir plus.
- C'est mon mec.
Le plus âgé se tourne vers son interlocuteur, étonné, alors que ce dernier précise :
- Il est à l'hosto. Il a fait une crise hier, mais au final, ça allait.
- T'es pas obligé d'en parler, lui assure Atsushi, toujours secoué.
- Je sais. Je le fais parce que j'ai envie, pas parce que je me sens redevable.
Et ça, le garçon aux cheveux violets ne sait pas trop quoi en penser. Lui qui croyait que la règle du silence était absolue, qu'entre lui et ses collègues, c'était simplement un mélange de professionnalisme et de soutien, il tombe des nues. Il semblerait qu'au final, ils ne partagent pas tous la même vision de leur relation.
Peut-être, éventuellement, qu'Atsushi a inventé cette règle du silence pour protéger ses propres secrets des rares personnes à même de le comprendre. Dans tous les cas, Hakuryuu continue son récit, se moquant bien de si son interlocuteur l'écoute.
- Il lui faut une opération pour guérir. Ses parents galèrent à réunir la somme, c'est pour ça que je bosse pour les aider.
Oui, il n'y a vraiment qu'entre eux qu'ils peuvent se comprendre. Et c'est bien pour ça que croire que le silence les protégerait était une erreur. Car n'importe qui aurait rétorqué à Hakuryuu qu'il est trop jeune pour porter ce genre de responsabilité, et qu'il doit bien y avoir d'autres moyens pour lui d'aider son petit ami et sa famille. Mais Atsushi n'est pas n'importe qui. Il comprend parfaitement ce qui a mené Hakuryuu à se démener chaque jour, ignorant la fatigue et la peur de recevoir une mauvaise nouvelle par message comme hier soir.
- Vous en êtes où, pour la somme de l'opération ? est tout ce que le plus âgé demande, car pour lui, il n'y a que ça qui importe.
- Il manque plus grand chose. D'ici un mois, ça devrait être fini, répond Hakuryuu avec le sourire.
Atsushi sourit également, puis ébouriffe les cheveux du plus jeune.
- Aww, ça veut dire qu'on aura plus notre petit Ryuu au taf bientôt !
- Oh crois-moi que j'attends que ça, de pouvoir me barrer de ce resto.
Puis, après une pause, il ajoute :
- Mais bon, on pourra toujours se revoir après, hein. C'est pas comme si je déménageais non plus.
Décidément, cette conversation enchaîne surprise après surprise. Et c'est loin de déplaire à Atsushi, qui propose alors :
- Tu me présenteras ton copain quand il sera sorti de l'hôpital, alors. Et à Sakura et Hayato aussi.
- Ouais, on fera ça, approuve Hakuryuu. Bon, je file, j'ai un pote qui m'attend. A ce soir !
Les deux collègues se séparent de bonne humeur, et Atsushi reprend sa route vers le centre-ville. Lui aussi, il a du monde à retrouver.
///
- T'es à la bourre.
- Je te signale que je travaille.
Norihito lève les yeux au ciel, sans parvenir à réprimer le sourire qui se dessine sur son visage. Un peu plus loin, Kaiji et Tsurumasa les attendent, déjà prêts à entamer leur après-midi en centre-ville. La présence d'Atsushi aujourd'hui s'est décidée à la dernière minute, mais ne semble pas déranger les deux amis du garçon aux cheveux bleus. Lorsqu'ils se rejoignent, Kaiji tend la main au plus âgé :
- Alors c'est toi Atsushi ? Salut, moi c'est Kaiji !
- Et moi Tsurumasa, enchanté, ajoute le concerné plus calmement.
Atsushi les salue en retour, et, sans plus attendre, le groupe se dirige vers les rues commerçantes de la ville. Ils n'ont pas de plan particulier, si ce n'est flâner un peu au hasard et visiter les magasins qui leur feraient envie.
D'ordinaire, Norihito n'affectionne pas ce genre de sortie. Le bruit ambiant lui vrille les tympans, les gens qui le frôlent voire le bousculent sans faire attention le mettent sur les nerfs, et les vendeurs qui lui disent "je peux vous aider, mademoiselle ?" lui donnent envie de leur offrir un aller simple pour l'hôpital. Toutefois, en compagnie de ses amis les plus proches, il se dit que, de temps en temps, les efforts qu'il fournit pour supporter cette ambiance maladive peuvent valoir le coup.
D'ailleurs, Kaiji, toujours aussi débordant d'enthousiasme, ne tarde pas à les embarquer dans une salle d'arcade. Et, il faut bien l'avouer, l'idée séduit Norihito, qui a toujours été un grand adepte de jeux vidéo. De plus, le bruit des bornes d'arcade et des jeux qui tournent à plein régime le dérangent bien moins que tous les sons parasites de l'extérieur. Ceux-ci sont plus familiers, et témoignent de l'amusement qui les attend.
- Oh les gars, venez on teste celle-là ! s'exclame alors Kaiji.
Il pointe du doigt une borne de jeu de rythme, où il faut placer les pieds sur les flèches au bon moment. En général, celles de ce type, on s'y affronte à plusieurs pour essayer d'avoir un meilleur score que l'autre. La salle ne possède que deux bornes, mais, en bon flemmard, Atsushi passe son tour, et Norihito n'est pas beaucoup plus emballé. C'est donc Tsurumasa qui se retrouve à bouger dans tous les sens, sous les yeux du duo d'inactifs.
- Allez Tsurumasa, montre-lui ce que tu sais faire ! l'encourage Norihito rien que pour embêter Kaiji.
- Kaiji, c'est toi qu'à proposé de jouer, tu vas pas te laisser démonter quand même !
Norihito lance un regard surpris à Atsushi, qui lui offre son meilleur sourire confiant en retour. Alors il le prend comme ça, hein ? Pas de problème, le plus jeune aussi peut jouer à ça.
- Et si on les laissait s'amuser pour s'affronter sur Mario kart ? il propose, pointant du doigt les deux bornes éponymes un peu plus loin.
- Oh, mais avec plaisir, accepte le garçon aux cheveux violets.
Ils laissent donc Kaiji et Tsurumasa terminer leur duel tous seuls pendant qu'ils commencent le leur. Ils démarrent le mode deux joueurs, choisissent la vitesse la plus haute, prennent chacun un personnage puis une course, et, enfin, les choses sérieuses peuvent commencer.
Norihito se considère, en toute modestie, comme un as de Mario kart. Il a eu son premier jeu en primaire, et, depuis, n'a jamais cessé de lancer une petite partie de temps en temps, le soir après les cours, histoire de ne rien perdre de son niveau. Autant dire qu'il compte bien faire mordre la poussière à Atsushi, qui, dans ses souvenirs, confond sans arrêt les boutons d'objets et de dérapage.
Et, effectivement, il remporte la première coupe haut la main, alors que le plus âgé se classe de justesse en sixième position sur huit. Il faut dire que les jeux vidéos n'ont jamais été une priorité dans son budget, et son vieil ordinateur premier prix a bien du mal à faire tourner le moindre émulateur. Malgré tout, il semble tout de même prendre du plaisir à affronter Norihito, et sa défaite cuisante ne suffit pas à lui faire perdre le sourire.
- Alors, le gagnant ? demande alors Kaiji derrière eux, les ayant rejoint entre-temps une fois son duel contre Tsurumasa terminé.
- Moi, évidemment, répond Norihito d'un ton fier. Et vous ?
- Je me suis fait laminer... soupire Tsurumasa, qui a déjà l'air à bout de forces.
- Roh, t'exagère, t'étais pas si loin que ça niveau score ! le rassure Kaiji. Allez, on fait une revanche sur autre chose !
Et, avant même d'avoir eu le temps de protester, Tsurumasa se fait de nouveau entraîner dans un duel contre son ami pêcheur. Norihito et Atsushi, quant à eux, se regardent, jusqu'à ce que le plus jeune ne demande :
- Et toi, tu la veux, ta revanche ?
- Alors là mon cher, il ne faut pas me le demander deux fois.
L'après-midi se poursuit ainsi, faite d'affrontements, de victoires, de revanches et de rires.
///
Atsushi est parti faire son service du soir, et Kaiji est actuellement sous la douche. Norihito et Tsurumasa se retrouvent donc tous les deux dans la chambre de ce dernier, le plus petit affairé à coiffer les cheveux rouges de son ami.
- C'était amusant comme sortie, fait remarquer le garçon à lunettes. Atsushi est quelqu'un de gentil.
- Ouais, quand il veut, répond Norihito pour la forme, bien qu'en accord avec ces dires.
Tsurumasa et Kaiji savent désormais tout (ou, du moins, presque tout) du passif entre Norihito et Atsushi. Leur ami n'aurait pas pu le leur cacher bien longtemps, de toute manière. Et, puisque celui aux cheveux bleus a donné une seconde chance au plus âgé, ils ont décidé d'en faire de même.
Norihito ne sait vraiment pas ce qu'il a fait pour mériter ces deux-là. Ils sont comme ses anges gardiens, toujours là pour le soutenir et le rattraper en cas de chute. Il n'existe aucun mot pouvant exprimer avec exactitude l'affection que Norihito éprouve envers eux. Dans une période où l'amour le tourmente plus qu'il ne le rend heureux, l'amitié est vraiment le pilier qui maintient son esprit en ordre, la colle qui empêche ses éclats d'âmes de s'éparpiller de nouveau.
Après un court silence, Tsurumasa ajoute :
- Il te plait ?
La mine de l'adolescent au teint basané s'assombrit. Il ne s'étonne pas que Tsurumasa l'ait remarqué, son ami ayant toujours été le plus observateur des trois. Cependant, le simple fait de mentionner le sujet ravive des souvenirs déjà bien trop présents dans son esprit ces derniers jours. Après tout, maintenant qu'il a renoué avec Atsushi, le temps est venu de se questionner sur la nature de leur relation, pas vrai ? Si seulement c'était aussi simple.
- Peut-être, ou peut-être pas. Ça change rien.
- Pourquoi ça ? insiste son ami.
- Parce que je sais que lui m'aimera jamais. Il est gay, et moi...
Il n'a pas besoin de finir sa phrase pour que Tsurumasa comprenne où il veut en venir. Norihito sait qu'il ne peut pas changer le passé. Il ne peut pas effacer cette période durant laquelle Atsushi l'a cotoyé en tant que Rika, qu'importe combien il le souhaite. A cette époque, il aimait déjà le garçon aux cheveux violets, et savait que son amour resterait à sens unique. Et maintenant... les choses sont différentes sans vraiment l'être. Norihito a peut-être changé de nom et de genre, mais les souvenirs que lui et Atsushi partagent restent intacts. Alors, il ne fait aucun doute que...
- Les sentiments des gens changent, déclare soudain Tsurumasa, sortant brusquement Norihito de ses pensées.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Même s'il y a peu de chances qu'Atsushi ai eu des sentiments pour toi à l'époque, rien ne dit que c'est impossible aujourd'hui.
- Ouais, je sais... concède Norihito avec un soupir. Mais bon, tu sais bien, se mettre à espérer, ça rend tout plus galère...
Et à ça, Tsurumasa ne peut qu'acquiescer. Ils se comprennent, entre pessimistes chevronnés. Par un quelconque miracle, Norihito a déjà réussi à récupérer Atsushi dans sa vie, remettant petit à petit son cœur effondré sur pied. Il ne veut pas trop tirer sur la corde. Il sait ce qu'il y risque, et ça le terrifie. En fait, il sait ce qu'il risque depuis le début, et c'est bien pour ça qu'il a eu autant de mal à laisser Atsushi s'approcher de nouveau.
Car si avant, il pouvait affirmer que ses sentiments resteraient à jamais non réciproques, maintenant qu'il existe une chance, aussi infime soit-elle, que son rêve amoureux devienne réalité... Son cœur brûle de passion tout comme il se glace d'effroi à l'idée de tenter quoi que ce soit pour transformer la possibilité en certitude.
Norihito lâche un autre soupir, et décide de changer de sujet. Il a trop mal à la tête pour penser à ça ce soir, pas après une après-midi entière à supporter le brouhaha de l'extérieur sans casque.
- Et toi, avec Kaiji ? C'est toujours compliqué, aussi ?
Les joues de Tsurumasa se teintent d'un rouge léger.
- Pas autant que pour toi, je l'admets... Mais...
- Mais comme il est toujours aussi aveugle, on peut pas dire que ça soit facile non plus, finit Norihito avec le sourire avant de poser la brosse à cheveux sur la table de chevet. J'ai terminé, c'est bon.
Tsurumasa ne se relève pas pour autant, allant même jusqu'à fermer les yeux. Au bout d'un moment, il déclare, hésitant :
- Tu crois que... je devrais tenter ma chance ?
- C'est comme tu le sens. Mais, si jamais tu t'y décides, souviens-toi que je suis là, le rassure son ami.
Le garçon aux cheveux rouges sourit, et, après s'être finalement levé, se poste devant Norihito et écarte légèrement les bras.
- Câlin ?
- Câlin, approuve celui aux cheveux bleus avant de l'étreindre.
Ils restent ainsi quelques secondes sans rien dire. Ils n'ont pas besoin de mots, juste de la chaleur de l'autre qui leur rappelle qu'ils ne sont pas seuls dans leurs peines amoureuses. Norihito ne croit pas en dieu, mais il ne remerciera jamais assez celui ou celle qui l'a mis sur la route de Kaiji et Tsurumasa à son arrivée au lycée. Parce que même s'il a peur que tout s'effondre à nouveau, quand il voit ses deux meilleurs amis lui sourire, il craint un peu moins d'être incapable de se relever.
- Oh, un câlin ? Attendez, j'arrive !
Très vite, une troisième présence s'ajoute à leur étreinte, ce qui fait rire Tsurumasa et râler Norihito.
- Kaiji, t'as les cheveux trempés ! Tu les as pas séché ou quoi ?
- Oh, ça va, ça sèche tout seul !
Le plus petit lève les yeux au ciel, mais son expression agacée ne reste pas longtemps sur son visage. Il ne peut jamais en vouloir plus de deux secondes à Kaiji. Il suffit d'avoir son sourire niais et ses grands yeux pétillants dans son champ de vision pour que tout lui soit pardonné. Dans un sens, Norihito comprend ce que Tsurumasa lui trouve, et il espère vraiment que ses amis puissent être heureux ensemble un de ces quatre.
Et lui aussi, il aimerait pouvoir l'être avec Atsushi.
///
Bon.
Je sais honnêtement pas trois quoi penser de ce chapitre. C'est un peu l'entre-deux entre des événements plus gros (le calme avant la tempête si vous préférez), donc forcément il se passe pas grand chose. Mais je sais pas, j'ai l'impression que j'avais trois bonnes idées mais qu'elles ont toutes pas été assez développé. Après possible que ça soit juste moi.
Je vous préviens, le prochain chapitre faudra vous accrocher émotionnellement.
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