IX - Terne

Une erreur.

Norihito n’a de cesse de la ressasser encore et encore. Pourtant, une question demeure : où a commencé cette erreur ? Lorsqu’il a cherché la présence d’Atsushi alors qu’il était clairement dans un état mental instable ? Lorsqu’il a accepté de donner une seconde chance à ce dernier, sachant très bien qu’il finirait le cœur en morceaux ?

Non, ça a commencé bien avant. Ça a commencé le jour où il a rencontré Atsushi, au collège, et où il est tombé amoureux de lui. A partir de là, il était condamné. Condamné à un amour à sens unique, condamné à souffrir et à faire souffrir par vengeance. Tout est de sa faute, Norihito le sait. Et pourtant, ça ne l’a pas empêché d’accuser la personne à laquelle il tient le plus. Et pour quoi faire, au juste ? Se protéger de ses sentiments inarrêtables ? Qu’il est pathétique.

Norihito se réveille, et regrette instantanément de se réveiller. Il se lève, enfile ses bandages, son uniforme, et rêve d’un monde dans lequel on l’autoriserait à se recoucher pour ne plus jamais se lever. Il descend dans la cuisine heureusement vide, et se sert une immense tasse de café. Il aimerait y noyer son corps tout entier, mais, à défaut, il se contente de sa gorge.

Sur le chemin, il enfile son casque, et met la musique à fond pour étouffer les bruits ambiants. Le monde est décidément trop coloré pour lui, trop vivant, trop heureux. Ça lui donne la nausée. Il aurait presque envie d’attraper un gamin au hasard et de lui hurler de se la fermer, parce que la vie est bien plus merdique qu’il ne le croit, pour au final repartir en le laissant pleurer seul. Ses sentiments détruits, il laisse la haine le consumer, une haine visant le monde entier mais surtout lui-même.

Une fois arrivé au lycée, il se dirige machinalement vers les casiers, ignorant les murmures incessants et les regards déplacés. Les gens ne se lassent jamais de juger, et lui ne se lasse pas de les ignorer. S’ils savaient. Oh, s’ils savaient ce que Norihito traverse actuellement, ils se riraient encore plus de lui. Les adolescents sont comme ça, cruels envers les âmes égarées pour se rassurer et se dire qu’à côté, leur vie n’est pas si mal. En réalité, elle l’est. Toutes les vies partagent la même médiocrité, beaucoup se voilent simplement la face.

- Nori !

L’intéressé se retourne vers ses deux amis, son expression indéfiniment terne et sans expression. Il a déjà épuisé toutes ses larmes le soir où il a sonné à la porte de Kaiji, alors il ne lui reste plus que le vide de son cœur à afficher. Sa haine, il la garde pour lui. Elle a déjà fait assez de dégâts comme ça.

- Salut, répond machinalement Norihito.

Et il le sent, il le sait. Ses amis s’inquiètent. Tsurumasa le fixe comme s’il risquait de s’écrouler d’une minute à l’autre, et Kaiji se gratte nerveusement la nuque. Norihito s’en veut de les inquiéter, il voudrait les rassurer. Néanmoins, il n’y parvient pas. Sans compter que l’attitude de ses deux amis le met mal à l’aise, lui qui a horreur d’être sous le feu des projecteurs. Il aimerait qu’ils ignorent sa peine, qu’ils continuent de discuter comme si de rien n’était. Mais, bien sûr, Kaiji et Tsurumasa sont bien trop gentils pour ça.

Ils se dirigent tous trois vers leur salle de classe et s’installent comme à leur habitude devant. Cette journée sera semblable à celle d’hier, et à toutes les précédentes. Norihito commence à être fatigué de ce quotidien d’ennui et de médiocrité. Pourtant, il n’y voit pas d’autre possibilité, et ne peut que se résigner. Sa vie est morne, sa vie est dépourvue de couleur, et le restera pour longtemps encore, peut-être à jamais.

Tout ça à cause d’une pauvre erreur.

La matinée se passe, lentement mais sûrement, jusqu’à ce que l’heure du midi arrive. Norihito ne compte pas toucher à une seule miette de son repas. Le moindre gramme de nourriture lui donne la nausée, ces derniers temps. Il sait bien que ça ne plaît pas à ses amis, en particulier Kaiji, qui l’incite toujours à prendre au moins une bouchée. Et, au fond, il sait bien que cesser de manger ne changera rien à son mal-être, et l’accentuera au contraire. Seulement, c’est plus fort que lui.

Alors qu’ils prennent la direction de leur coin habituel, quelque chose les stoppe dans leur élan lorsque Kaiji jette un œil par la fenêtre du premier étage.

- Merde, il pleut, il constate avec agacement.

Evidemment. Ils ont eu de la chance à ce niveau-là depuis le début de l’année, mais il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Sauf que, bien sûr, qui dit pluie dit devoir rester à l’intérieur, là où sont entassés tous les élèves du lycée, qui bien sûr ne se privent pas de faire un maximum de bruit.

- On va où ? continue Kaiji en se tournant vers eux.

- En général, le troisième étage près du CDI est assez vide, vu que la documentaliste vire tous les élèves qui font du bruit, propose Tsurumasa.

Clairement, personne n’a de meilleure idée en tête, alors ils suivent celle du garçon à lunettes et se dirigent vers le troisième étage. Ils y trouvent tout de même quelques personnes, mais ce sont surtout des loups solitaires ou des petits groupes très calmes, comme eux. Le trio se cale non loin de la porte d’entrée de la bibliothèque, sachant très bien qu’ils devront garder le volume au minimum pour ne pas froisser la documentaliste.

Norihito sent le regard de Kaiji sur lui, ainsi que celui de Tsurumasa, plus discret. Et il sait très bien pourquoi ses amis le regardent. Il voudrait bien pouvoir les rassurer, avaler rapidement son déjeuner histoire d’en finir. Il n’y parvient pas. Son estomac se noue à cette simple idée, et il doit lutter pour calmer les battements affolés de son cœur. Il se dit qu’il doit vraiment faire pitié à voir.

- Nori ? T’as rien apporté ? Tu veux des chips ? lui propose gentiment Kaiji en lui tendant son paquet.

Norihito décline, et il s’en veut de renier la générosité de son ami ainsi. Il ne les mérite vraiment pas. Eux font tout pour s’assurer son bien-être alors qu’il ne leur a même pas touché un mot sur ce qu’il s’est passé avec Atsushi, et le garçon au teint basané ne fait que leur donner plus de raison de s’inquiéter en retour. Entre eux et l’élu de son cœur, il ne brille décidément pas par son amabilité. Quel piètre ami il fait.

Soudain, une présence familière apparaît dans le champ de vision des trois amis, et Norihito sent son sang se glacer. Bien entendu, il aurait dû le voir venir. Au vu de ce qu’Atsushi lui a raconté, il apparaît évident qu’il passe le plus clair de ses pauses à la bibliothèque, d’autant plus maintenant que lui et Norihito sont en froid.

Atsushi se tient juste à la sortie du CDI, immobile, visiblement en pleine hésitation. Oh, qu’est-ce que Norihito aimerait lui dire, non, le supplier de rester et de lui pardonner. Parce que sa vie est devenue si terne sans lui, et parce que la culpabilité est en train de le ronger de l’intérieur, détruisant ce qu’il reste de son âme morcelée à petits feux. Sauf que les mots restent coincés dans sa gorge, et qu’il ne parvient même pas à le regarder.

- Salut, finit par lâcher Atsushi dans un souffle, avant de poursuivre son chemin.

Trop tard, il s’en va. Est-ce que les choses vont vraiment se passer ainsi chaque fois qu’ils se croiseront ? Est-ce qu’ils sont condamnés à continuer de se voir sans se regarder, à chercher l’autre sans jamais oser tendre la main ? Ça fait mal. Ça fait si mal. Norihito a l’impression que quelqu’un a empoigné son corps et le serre de toutes ses forces, empêchant son sang de circuler correctement. Sa respiration aussi se détraque. Son corps entier essaye de lui envoyer des signaux d’alertes, signaux auxquels il ne peut répondre-

Norihito attrape la main de Tsurumasa. Il ne peut clairement pas gérer cette douleur seul. Et, si lui est incapable de retenir Atsushi, son ami le peut. Le garçon aux cheveux bleus le regarde d’un air de détresse. Ses yeux le supplient de retenir le plus âgé, de l’empêcher de partir pour lui. Et, dieu merci, Tsurumasa comprend le message.

- Atsushi, attends !

L’interpellé se retourne, et, après un autre contact visuel avec Norihito, Tsurumasa lui fait signe de les rejoindre. Atsushi hésite quelques secondes, puis finit par s’exécuter et s’asseoir à côté de Kaiji. Le silence est pesant, la tension palpable. Personne ne sait quoi dire, encore moins le plus petit des quatre qui est pourtant celui qui a insisté pour qu’Atsushi reste. La présence de celui qu’il aime près de lui le rassure, et, en même temps, alimente cette douleur atroce qui le déchire de l’intérieur.

Finalement, tout le monde se met à discuter comme si de rien n’était, hormis Norihito qui n’arrive même pas à se concentrer sur ce qui se dit. Il a l’impression d’être ailleurs, comme séparé de la réalité par une barrière invisible mais indestructible. C’est comme si son esprit venait de quitter son corps, et ne parvenait pas à y revenir. Norihito déteste cette sensation, il déteste quand tout devient si flou qu’il en vient à se demander s’il est réellement conscient.

Mais, conscient, il s’avère qu’il l’est bel et bien, car il peut toujours sentir le creux dans son cœur et la douleur mêlée à la faim qui le tiraille. Peut-être qu’il devrait manger, au final. Sauf qu’il n’en trouve pas la force.

Alors que la pause midi touche à sa faim, et que tous se relèvent machinalement pour retourner en cours, Norihito sent une présence s’approcher de lui. Il n’a pas besoin de lever les yeux pour comprendre qu’il s’agit d’Atsushi. Celui-ci reste à une distance raisonnable, tout en lui murmurant :

- Ce soir, tu peux me retrouver après le boulot.

Et ils se quittent sans plus de cérémonie.

///

Norihito ne sait pas ce qu’il fait là. Il ne sait pas pourquoi il est parti, ignorant les protestations de ses parents, pour retrouver le lieu où tout a tourné au vinaigre la semaine dernière. Il ne sait pas ce qu’il espère non plus. Se faire pardonner ? Améliorer les choses ? Il aimerait croire que c’est encore possible, et, en même temps, la moindre lueur d’espoir finirait de le détruire si elle s’avérait vaine.

Cette fois-ci, l’adolescent aux cheveux bleus va jusqu’au restaurant, qui a déjà fermé. Atsushi ne lui a jamais précisé dans lequel il travaillait, mais, comme il s’agit d’un des seuls du quartier, Norihito n’a pas eu beaucoup de mal à le deviner. Il s’est assis contre le mur, près de la vitrine, et attend, recroquevillé sur lui-même. Il frissonne, malgré les températures douces de mai. Sans doute son corps est-il devenu plus fragile à force de manquer d’énergie.

Soudain, la porte s’ouvre, et Norihito peut observer du coin de l'œil quelqu’un traîner un sac de détritus. Il n’essaye pas de voir de qui il s’agit. Cette personne cependant l’a bien remarqué, puisque, après avoir entendu le couvercle de la poubelle jaune se refermer, on l'interpelle :

- Ah, c’est toi. Norihito, c’est ça ?

Et le dénommé est bien obligé de lever les yeux, cette fois. Il tombe nez à nez avec Hakuryuu, qui l’observe d’un air neutre. Norihito ne sait pas comment réagir. Il ne sait pas s’il déteste encore cet adolescent aux cheveux bicolores, le collègue devenu ami d’Atsushi dont il a été si jaloux. L’est-il toujours, d’ailleurs ? Il ne le sait pas non plus. Il ne sait plus rien. Hakuryuu, lui, ne doit probablement pas le porter dans son cœur.

Et là, Norihito voit une main apparaître juste devant lui. Cette main, c’est celle d’Hakuryuu. Ce dernier sourit, et lui dit d’un ton amical :

- Reste pas planté là, vient à l’intérieur.

Et celui au teint basané obtempère, trop surpris pour réfuter. Pourquoi Hakuryuu se montre-t-il gentil avec lui ? N’a-t-il finalement pas entendu parler des horreurs qu’il a pu balancer à son sujet à Atsushi ? Non, il sait forcément. Il ne connaîtrait pas son nom, sinon. Alors pourquoi ? Norihito n’a pas le temps de trouver de réponse à cette question qu’ils sont déjà rentrés dans le restaurant, dans lequel plusieurs employés, dont Atsushi, sont affairés à tout nettoyer. Tout le monde remarque leur entrée, et l’une d’entre eux, une fille aux cheveux roses, déclare d’un ton plein de sous-entendus :

- Hakuryuuuuu, c’est quiiiiii ?

- Génial, lui aussi il va se mettre à ramener son mec h24, râle un autre employé aux cheveux bruns agrémentés de mèches bleues.

- Roh, ça va, Shin vient pas si souvent !

On entend Atsushi tousser de manière exagérée, avant d’éclairer ses collègues sur la situation :

- C’est un ami à moi, on était censés se retrouver après le boulot. T’inquiète Norihito, j’ai presque fini, il ajoute à l’attention du dénommé.

Norihito s’assoit donc sur une chaise près de l’entrée, et, n’ayant rien de mieux à faire, observe les employés du restaurant travailler et écoute leurs discussions légères. Il remarque d’ailleurs parmi eux Miyuu, qu’il n’avait pas recroisé depuis le jour de ses retrouvailles avec Atsushi, quand il ne l’avait pas reconnue. Elle ne parle pas beaucoup, mais semble passer un bon moment.

- Au fait Norihito, l’interpelle soudain le garçon aux cheveux bruns, sache qu’aujourd’hui ton pote a battu le record de la chute la plus épique !

- Hayato, t’es sérieux là ? s’offusque l’intéressé.

- Oh putain oui, c’était épique ! renchérit Hakuryuu. Il s’est ramassé devant tout le monde !

- Atsushi, faut dormir la nuit tu sais, ajoute la fille aux cheveux roses.

- Je crains que mon frère n'ait pas beaucoup d’heures de sommeil, ces derniers temps… déplore Miyuu.

- Je vous déteste… soupire Atsushi en se frappant le front.

Norihito, lui, lâche un rire léger. Tellement léger, d’ailleurs, qu’il n’est pas sûr d’avoir vraiment ri. Cependant, il en a la confirmation quand Hayato clâme :

- Pfft, même ton pote se fout de ta gueule ! T’es vraiment pas respecté Atsushi !

Pourtant, le garçon aux cheveux violets sourit, et ne prend même pas la peine de répondre à la provocation de son collègue. Norihito, lui, est plus surpris qu’autre chose. Il ne s’attendait certainement pas à ce qu’une discussion aussi banale soit ce qui le ferait sortir de sa morosité pour la première fois depuis une semaine. Finalement, il aime bien cet endroit. Et il commence à comprendre comment Atsushi a pu autant s’attacher à ses collègues. Au fond, c’est un peu la même histoire qu’entre lui, Kaiji et Tsurumasa.

Une dizaine de minutes plus tard, les employés finissent enfin leur ménage dans un soupir de soulagement. Tout le monde récupère ses affaires, puis se sépare dans la bonne humeur en se souhaitant une bonne soirée, y compris Miyuu qui annonce à son frère qu’elle part devant. Norihito et Atsushi se retrouvent bientôt seuls près du restaurant, sans qu’aucun ne sache comment démarrer la discussion. Le plus jeune a l’impression que le peu de bonne humeur qu’il avait retrouvé vient de s’envoler pour être remplacé par une peur incommensurable, plus grande encore que celle de ces derniers jours.

Finalement, c’est Atsushi qui parle le premier.

- On va discuter au parc pas loin ?

///

Suspense suspeeeeense.

Comme vous pouvez le voir, Nori va parfaitement bien. Donnez-lui à manger et un câlin sérieux.

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