IV - Non-retour

Norihito enrage.

Quoique, le terme est trop maigre pour exprimer toute la colère qu'il ressent, seulement, il n'en connaît pas d'autre. Il enrage contre Atsushi, mais surtout contre lui-même. Il savait. Depuis le début, il savait qu'il ne parviendrait pas à tenir son ancien ami éloigné comme il se l'était juré. Cependant, il ne pensait pas qu'ils se reparleraient si vite. Il ne pensait pas craquer si facilement. Sa faiblesse n'a-t-elle donc aucune limite ?

Dans sa tête s'affrontent deux camps que tout oppose. Sa raison lui crie de cesser ces absurdités, d'en finir avec Atsushi le plus vite possible quitte à blesser les sentiments du plus âgé. Son cœur, au contraire, le supplie d'abandonner cette fierté mal placée et de donner une seconde chance à leur amitié. Néanmoins, quel que soit son choix, Norihito a le sentiment que ses émotions feront voler sa vie en éclat dans tous les cas.

- Norihito, tu es certain que tout va bien ?

L'intéressé est tiré de ses pensées par Tsurumasa qui le regarde d'un air inquiet. C'est vrai que, depuis qu'il a recroisé Atsushi pour la première fois il y a deux semaines, il donne très souvent l'impression d'être de mauvaise humeur. Enfin, plus que d'habitude. Il faut dire que c'est rageant de savoir qu'il a fini par rentrer dans le jeu du garçon aux cheveux violets. Certes, ils ne se parlent jamais pour se dire grand chose d'intéressant. Il n'empêche que, quand Atsushi lui a dit "à plus" le premier jour où ils se sont séparés, il avait raison. C'est Norihito qui a complètement échoué à tenir sa parole envers lui-même.

- Ouais, t'inquiète, j'suis juste crevé, il finit par lâcher en baillant pour se donner plus de crédibilité.

L'adolescent aux cheveux bleus n'est pas encore prêt à parler de cette situation à ses deux amis. Parce qu'en parler, c'est finir d'admettre qu'il a échoué, qu'il n'a pas réussi à poursuivre sa vie en ignorant le retour d'Atsushi. C'est ridicule, il le sait. Puisqu'ils se parlent de nouveau, ils n'y a pas de raison qu'ils restent coincés dans cet entre-deux à la fois amical et étranger. Pourtant, Norihito a l'impression que faire un pas dans une direction ou l'autre finira de tout bouleverser, d'ébranler l'équilibre précaire de l'indifférence envers le reste du monde qu'il a bâti pour se protéger.

- Je te comprends mec, on a trop de boulot en ce moment, acquiesce Kaiji entre deux bouchées de pâtes. Sérieux, je sais même pas si je vais avoir le temps d'aller pêcher ce week-end, la déprime totale !

- Kaiji, qu'est-ce que tu racontes, tu serais capable de te lever à 5h du mat pour avoir le temps de pêcher, lui rappelle Norihito.

- Même si je ne suis pas sûr que ça soit une très bonne idée... soupire Tsurumasa.

- Tsuru, tu peux pas comprendre. Y'a des choses qui sont juste plus importantes que les cours ou le sommeil dans la vie ! réplique le pêcheur.

- Genre, l'appel de la canne à pêche ? se moque le plus petit du trio.

- Ouais, exactement ! s'exclame Kaiji avec le plus grand des sérieux.

Tsurumasa et Norihito échangent un regard avant d'éclater de rire pendant que le garçon aux cheveux de jais les dévisage dans l'incompréhension la plus totale.

En fait, ce n'est pas tout à fait vrai. Si Norihito a bel et bien établi des murs autour de sa personne pour ne laisser aucun inconnu entrer et risquer de le blesser, il y a bien deux exceptions, deux personnes qui ont le droit de le voir sourire, s'énerver, voire même pleurer, parfois. Il a donné la clé de ses portes à Kaiji et Tsurumasa, et ne l'a jamais regretté. Mais, qu'en est-il d'Atsushi ? S'il en faisait de même avec lui, risquerait-il de voir toutes ses barrières s'effondrer ? Il n'y a qu'une seule façon de le savoir, il le sait.

A la fin de la journée, Norihito se sépare de ses amis et passe déposer quelques affaires dans son casier. En chemin, il croise Atsushi. Evidemment qu'il le croise. Ces derniers temps, c'est comme si le plus grand l'attendait toujours là où il doit passer, comme s'il cherchait absolument à provoquer le contact entre eux. En fait, après réflexion, c'est très certainement le cas.

- Salut, lance Atsushi d'un ton désinvolte tandis qu'il commence à le suivre comme si de rien n'était.

- Qu'est-ce que tu veux, encore, lâche Norihito tout en ouvrant son casier.

- Ça a été ta journée ?

- Une journée de cours, quoi.

Ils n'ont rien à se dire tant qu'aucun ne décidera de tout dire. Et, Norihito le sait, s'il n'est pas celui qui fait le premier pas, les choses ne bougeront jamais. Sauf qu'il hésite, encore et toujours, cerné par la peur et par des sentiments trop envahissants à son goût. Il aimerait que les choses soient aussi simples qu'avec Kaiji et Tsurumasa, ne pas avoir à douter de la confiance qu'il veut accorder à Atsushi. Rien n'y fait. Il continue de ne pas savoir sur quel pied danser. Et, à force de se tenir dans un équilibre aussi précaire, il pourrait bien finir par chuter.

- Pas trop de devoirs, au moins ? continue Atsushi, ignorant (volontairement ou non, ça reste à déterminer) l'inutilité d'une telle question, d'une telle conversation.

- On en a toujours trop, prend pourtant la peine de répondre Norihito en haussant les épaules.

- Ah, ça, bien d'accord avec toi, soupire l'élève de 3e année.

Norihito ferme son casier, et prend la direction de la sortie du bâtiment. Bien entendu, Atsushi continue de le suivre, continue de lui poser des questions toutes plus inintéressantes les unes que les autres et auxquelles le plus jeune répond malgré tout. Combien de temps cette mascarade va-t-elle encore durer ?

Plus pour longtemps, se dit soudain Norihito. Il n'y tient plus, il a atteint ses limites. Quitte à chuter plus tard, il préfère encore avoir les deux pieds au sol aussi longtemps que possible. Alors qu'ils atteignent le portail et s'apprêtent à prendre deux directions opposées, il interpelle Atsushi et lui lance, son regard bien ancré dans le sien :

- J'ai passé des mois à me remettre de ton départ. Alors si tu veux vraiment qu'on redevienne amis, prouve-le sérieusement.

Sur ces mots, Norihito s'enfuit une nouvelle fois sans laisser à Atsushi le temps de répondre.

///

Dans la vie, il y a peu de chances que vous vous retrouviez dehors à neuf heures du soir pour acheter du lait et du café dans une supérette. C'est pourtant le cas de Norihito, envoyé en mission par son père qui s'est rendu compte qu'il ne pourrait pas avoir son café au lait le lendemain et a eu la flemme d'aller en racheter lui-même. Enfin, au moins, ça lui donne l'occasion d'échapper au climat familial pour un moment, donc il ne s'en plaint pas tellement.

Heureusement, au vu de l'heure, la supérette en question est pratiquement vide, hormis quelques personnes encore en tenue de travail qui devaient finir tard et d'autres au niveau d'alcool sans doute plus élevé que la normale. Norihito prend bien soin d'éviter ces derniers, et trouve assez vite ce qu'il cherche. Il n'a aucun scrupule à utiliser le surplus d'argent que ses parents lui ont confié pour acheter un paquet de chewing-gum. Ils s'imaginent toujours les prix de la supérette plus élevés qu'ils ne le sont, alors ils n'y verront que du feu.

Alors qu'il met enfin la main sur l'objet de ses recherches, il entend un groupe de jeunes, probablement de son âge, entrer dans le magasin. Le garçon aux cheveux bleus n'y prête pas particulièrement attention, seulement les autres adolescents sont trop bruyants pour qu'il puisse complètement les ignorer. Il doit donc supporter leurs bavardages en bruit de fond pendant qu'il passe en caisse.

- Hikaru, on devrait en prendre combien ?

- Deux je pense, on est pas dix non plus !

- Avec Mun, c'est un peu comme si.

- Je t'ai entendu Masaki !

- Les gars, faites moins de bruit, on entend que vous.

Minute. Cette voix. Norihito la connaît.

Vite. Il doit se dépêcher de partir. Il ne veut pas avoir à affronter ça maintenant. Il se fait tard, il est fatigué, et il a déjà eu sa dose d'émotions avec Atsushi. L'adolescent de petite taille range vite ses achats dans son sac, paye, et se dirige vers la sortie.Vite, vite, vite. Il ne doit pas le voir. Il ne doit pas-

- Rika ? C'est toi ?

Eh merde. Norihito fait semblant de ne pas l'avoir entendu, mais il sait déjà que c'est peine perdu. Il a à peine le temps de faire quelques pas hors du petit commerce qu'il entend des pas s'approcher, et cette même voix l'interpeller de nouveau.

- Rika, attends !

Cette fois, Norihito lâche l'affaire et se retourne pour lui faire face.

- Salut Takuto, ça faisait un bail, il lâche sans grande conviction.

Depuis le collège, pour être exact. Norihito constate qu'en un peu plus d'un an, Takuto n'a pas trop changé. Ses cheveux bruns bouclés ont un peu poussé, mais, à part ça, il n'a pas tellement grandi, et il arbore toujours cette même expression calme et souriante qui lui est propre.

- C'est vrai que ça fait un moment, approuve le brun. Comment ça va, depuis le collège ?

- Ça va. Et toi ?

- Moi aussi ça va. T'as encore des nouvelles des autres ?

Par "les autres", Takuto entend le reste de leur petit groupe du collège. Norihito a commencé à traîner avec eux en première année, quand il s'est retrouvé dans la même classe que Ranmaru, le meilleur ami de Takuto. Au fur et à mesure, leur petite bande s'est agrandie jusqu'à compter cinq personnes (six, si on considère Atsushi qui trainait un peu avec eux pendant un temps).

- Non, pas vraiment. Toi non plus, j'imagine ?

- A part Ran, non, effectivement.

En même temps, ça n'a rien d'étonnant. Ils ont tous pris des directions différentes une fois leur troisième année terminée. Ranmaru et Takuto étudient dans le deuxième lycée de la ville, Ryouma est parti à l'étranger, et Midori a déménagé dans le sud du pays. Forcément, le temps a fait son œuvre, et, petit à petit, leur groupe de discussion sur Inazuchat s'est fait de moins en moins actif jusqu'à se taire à jamais.

- Mais, ça me fait plaisir de te revoir un peu, reprend Takuto. Ca pourrait être bien de s'organiser quelque chose avec Ranmaru un de ces quatre, comme avant. T'en penses quoi ?

Ce qu'il en pense ? Norihito n'en sait rien. D'un côté, il a envie d'accepter. Ses années de collège ont beau être une période dont il n'aime pas se souvenir, il a toujours apprécié la compagnie des amis qu'il s'y est fait. Il irait même jusqu'à dire qu'ils lui manquent parfois. Alors oui, renouer avec un fragment heureux de son passé le tente, lui fait même envie.

Seulement, les choses ne sont plus aussi simples qu'avant. Ils n'ont pas simplement emprunté des routes différentes, ils ont évolué chacun de leur côté, sans que les autres ne le sachent. Norihito a quitté le collège sans jamais leur révéler que Rika n'existait plus. Ca aurait été trop compliqué de les voir se tromper, de devoir les corriger, encore et encore, jusqu'à ce que ça rentre. Il a préféré se taire, sachant que de toute manière, ils se quitteraient bientôt et cesseraient vite d'interagir.

- Ouais, ça serait sympa, il répond malgré tout par politesse sans en penser un mot.

- Takuto, tu fais quoi ? l'interpelle alors un de ses amis depuis l'entrée de la supérette.

- J'arrive ! Désolé, je dois te laisser, s'excuse le brun. C'était vraiment sympa de te revoir. On en rediscute par message ?

Norihito acquiesce, et ils se quittent sur ces mots. Encore une fois, ils partent dans deux directions opposées, et rien n'indique qu'ils se retrouveront à nouveau un jour. Du moins, pas tout à fait, car avant de s'éloigner, Takuto l'interpelle une dernière fois :

- Ah, et, Rika ?

- Oui ?

Le brun semble hésiter un instant, avant de finalement demander :

- C'est moi ou... Quelque chose a changé chez toi ?

C'est l'occasion parfaite pour le lui annoncer, Norihito le sait. S'il lui dit maintenant, il pourra partir avant que Takuto n'ait le temps de réagir, et aviser une fois que leur discussion se fera à travers un écran. Peut-être même qu'il aura l'occasion de les retrouver, lui et Ranmaru, sous sa véritable identité, et qu'ils pourront déambuler dans les rues et flâner dans les magasins comme avant, comme lorsqu'il était encore Rika.

Mais, un retour en arrière est-il vraiment encore possible ?

- Nan, tu te fais des idées.

Norihito s'éloigne, et il entend Takuto rejoindre son nouveau groupe d'amis plus loin. Il sent le goût de l'amertume lui monter à la bouche, envahir tous ses sens et brouiller ses perceptions. Pourtant, il continue à marcher, à s'éloigner de celui qui a été un précieux ami par le passé. Et il sait que, cette fois, aucun coup de hasard ne leur offrira une chance de renouer.

Parce qu'il est trop tard. Norihito a gardé le silence trop longtemps pour le briser maintenant. Il a laissé s'écouler une année entière sans jamais corriger ses amis lorsqu'ils l'appelaient Rika ou le regardaient comme une fille. Il a choisi de les exclure de son nouveau départ, et il ne peut plus faire machine arrière. Ses erreurs ainsi que le temps passé a creusé un gouffre trop grand pour être comblé, les a fait devenir des étrangers l'un pour l'autre malgré eux.

Norihito sent une larme, une seule et unique larme perler sur sa joue. Il réalise désormais qu'il doit faire le deuil de cet ancien groupe d'amis qu'il ne retrouvera jamais. Et, même s'il tient énormément à Kaiji et Tsurumasa, ça lui fait mal de se dire qu'il n'écoutera probablement plus jamais Takuto jouer du piano, Midori et Ryouma se crêper le chignon pendant des heures, ou encore Ranmaru parler mode et cosmétique. Encore une fois, il est trop tard. Ils ont laissé le silence s'installer trop longtemps pour sauver ce qu'il restait de leur alchimie passée.

Soudain, alors qu'il presse le pas pour rentrer au plus vite, Norihito croise une autre silhouette familière, bien plus familière que celle de Takuto à vrai dire. Et, là, il sent son corps se figer et son sang se glacer.

"Voilà pourquoi je n'aurais jamais dû le laisser s'approcher de nouveau", est la seule pensée cohérente qui le traverse.

/// 

Un suspens à la fin t'as peur.

Oui, je sais, c'est frustrant que Norihito ne dise rien à Takuto. Mais sachez que je me suis inspiré de mon vécu pour cette partie, et c'est juste la réalité en fait. Des fois y'a des relations qui finissent par se défaire à force de les avoir négligées, c'est triste mais c'est comme ça. Et puis Norihito a toujours son intello et son poisson, donc ça va il est pas tout seul. 

Sinon maintenant j'ai l'image mentale de Kaiji qui pêche à 5h du matin et ça me fait beaucoup plus rire que ça ne le devrait.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top