III - Princesse
Atsushi n'a jamais été très facile à cerner.
Malgré ses airs désinvoltes, il a toujours fait partie des meilleurs élèves de sa classe. Malgré ses allures de charmeur du dimanche, il n'a jamais cédé son cœur à qui que ce soit. Malgré son caractère amical et assuré, peu de gens peuvent prétendre le connaître au-delà de quelques phrases échangées à la volée. C'est comme s'il entretenait volontairement le mystère autour de lui, comme si personne n'était autorisé à regarder derrière les barrières masquant sa véritable identité. Non pas que qui que ce soit ait jamais réellement cherché à regarder.
Pour Atsushi, les choses sont mieux ainsi. Il préfère qu'on le considère comme quelqu'un de peu studieux dont les bons résultats sont un coup du hasard, comme quelqu'un aux relations superficielles. Quand les gens ne vous prennent pas au sérieux, ils ne cherchent pas à savoir qui vous êtes derrière le masque que vous gardez en société. Ils ne réalisent probablement même pas que ce masque existe en premier lieu.
Le lycéen passe la porte de chez lui à bout de souffle, épuisé après une journée de cours et cinq étages d'escaladés. Au moins, aujourd'hui, il rentre à dix-huit heures au lieu de vingt-deux. Son patron est malade, alors le restaurant où il travaille est fermé pour quelques jours. Pour une fois, pas de faux sourires et de politesses à offrir à des clients impatients, pas de plateaux à porter en équilibre sur ces deux bras fatigués, pas d'employeur qui leur hurle de se dépêcher. Pour une fois, il peut vraiment profiter de sa soirée. Accrochant sa veste dans l'entrée, il lance :
- Miyuu ! Je suis rentré !
Quelques instants plus tard, une fille à peine plus jeune apparaît dans l'embrasure de la porte menant à la seule chambre du petit appartement. Ses cheveux verts cendrés sont toujours aussi impeccablement coiffés, et ses yeux mauves le regardent avec attention. Elle se tient droite, le visage peu expressif, excepté un léger sourire qui se dessine sur ses lèvres. Ce sourire, personne n'aurait pu le deviner hormis Atsushi.
- Bon retour, grand frère, elle le salue.
Son ton est inutilement poli et maniéré. Le plus âgé ne s'en soucie guère, et s'approche d'elle pour ébouriffer affectueusement ses cheveux si bien ordonnés. Miyuu ne bronche pas, et attrape à la place le sac de son frère pour l'en débarrasser.
- T'as ton grand frère pour toi toute seule ce soir, lui lance joyeusement Atsushi. Tu veux que je te fasse quelque chose à manger, pour l'occasion ?
- Ce n'est pas la peine. Tu devrais te reposer, décline sa petite sœur, allant déposer le sac de cours de l'aîné dans leur chambre avant de revenir.
- Allez Miyuu, il insiste, je sais que t'adores ma cuisine ! Des lasagnes, ça te tente, avoue !
La jeune fille semble hésiter un moment, puis, finissant par céder, pose une condition :
- C'est d'accord. Néanmoins, laisse-moi t'aider.
- Ça marche princesse. Je vais me changer, tu peux sortir les ingrédients en attendant.
Miyuu acquiesce, et Atsushi s'enferme une minute dans la chambre histoire d'enfiler quelque chose de plus confortable que son uniforme. Il en profite également pour feuilleter son agenda, et prendre connaissance du travail qui l'attend après le repas. Comme d'habitude, la charge de devoirs est assez élevée. Au moins, aujourd'hui, il pourra s'y mettre plus tôt, et espérer finir à une heure décente. Car il est hors de question de faire l'impasse sur la moindre notion.
Une fois changé, Atsushi retourne dans la pièce principale, où Miyuu a déjà sorti tout le nécessaire pour préparer des lasagnes. Le grand frère sourit, et lance une playlist sur son téléphone histoire d'avoir un peu de bruit de fond. Puis, les deux se mettent au travail, n'échangeant que peu de mots. Ils n'ont pas besoin de parler pour apprécier le temps passé ensemble. Miyuu n'a jamais été très bavarde, et Atsushi échange bien assez de banalités avec ses camarades de classe pour maintenir les apparences.
Lorsque la plus jeune allume leur petit four bas de gamme pour le préchauffer, le frère et la soeur se retrouve soudain dans le noir complet. Atsushi râle, et part remettre leur compteur électrique en route. Clairement, l'appareil, qui passe son temps à sauter pour un rien, a vécu de meilleurs jours. En fait, cette phrase se confirme plus ou moins pour l'entièreté de l'appartement. Néanmoins, c'est le mieux que les économies et le salaire du petit boulot d'Atsushi puissent leur offrir.
Au moins, ici, ils ne sont que tous les deux, loin du regard éteint de leur mère et de son indifférence envers ses propres enfants. Atsushi a travaillé toute sa vie pour en arriver là. Il s'est démené pour obtenir le meilleur bulletin possible, a passé des jours et des nuits à chercher un boulot légal qui voudrait bien d'un mineur, et a sacrifié ses soirées pendant des mois pour économiser de quoi offrir à lui et sa soeur un véritable foyer, aussi petit et miteux soit-il.
Atsushi se moque qu'on le regarde comme quelqu'un de superficiel. Au contraire, cette réputation lui permet d'esquiver les questions indiscrètes, et de se concentrer sur son véritable objectif. Il se moque de sacrifier sa vie sociale, de travailler jusqu'à l'épuisement, tant que ses efforts portent leurs fruits. Grâce à ses excellents bulletins, il accédera à une bonne université, décrochera un bon travail, et pourra enfin donner à Miyuu la vie qu'elle mérite.
Car Miyuu est celle qui compte le plus à ses yeux, cette sœur qui n'est pas réellement la sienne mais le sera à jamais dans son cœur. Elle l'a été depuis qu'il l'a vue débarquer chez lui enfant, l'expression vide malgré le traumatisme qu'elle venait de vivre. Miyuu Kamishiro a perdu ses parents dans un accident, et a ensuite été recueilli par son oncle, le père d'Atsushi. Du moins, jusqu'à ce que lui-même succombe à une maladie.
Depuis, ça a toujours été eux deux contre leur mère devenue aigrie et affable. Au début, elle faisait de la peine à son fils, cette femme a l'air tellement perdu qu'elle ne semblait même plus reconnaitre ses propres enfants, tellement bouleversée que ces derniers devaient tout faire pour elle. Puis, Atsushi en a eu marre de devoir se plier à ses quatre volontés alors qu'elle ne faisait aucun effort pour améliorer sa condition, marre d'être traité comme un esclave alors que lui-même était en deuil. Alors, après des années de labeur, il a emmené Miyuu loin de cette maison devenue froide comme la glace, et ils se sont installés ici.
- Grand frère, veux-tu que nous regardions une série en attendant que le plat ne cuise ?
Atsushi sourit à sa sœur, et hoche la tête avant d'aller chercher l'ordinateur portable. Beaucoup la trouvent bizarre, voire agaçante, à cause de sa politesse à l'excès et de son étrange habitude d'appeler les gens par leur nom de famille. Mais Atsushi sait qu'il n'en est rien. La vérité, c'est que Miyuu est une princesse, une noble princesse qu'on a privée de son royaume, privée de la vie de rêve qu'elle méritait. En tant que grand frère, il est prêt à tout pour lui rendre ce qu'on lui a pris, pour qu'enfin elle puisse s'élever jusqu'au cieux, là où elle aurait dû être depuis le début.
Le reste du monde peut bien considérer Atsushi comme un garçon superficiel accordant peu d'importance aux autres, il s'en moque. Ce n'est pas ça qui le fera tomber. Et, tant qu'il sera encore debout, il pourra continuer de travailler jusqu'à pouvoir offrir à sa princesse le château qu'elle a toujours mérité.
D'un coup, un visage apparaît dans l'esprit d'Atsushi. Son regard est plein de rancœur, une rancœur bien justifiée. Toutefois, le garçon aux cheveux violets se force à ne plus y penser, se reconcentrant sur l'écran face à lui et sur Miyuu à ses côtés. Qu'importe combien il s'en veut d'être à l'origine de cette colère, il n'a pas le temps de regretter. Pas quand il est si prêt du but. Il lui reste encore beaucoup trop de travail, beaucoup trop d'efforts à fournir.
Il doit maintenir son rôle encore un peu, garder son masque désinvolte jusqu'au bout.
///
Pour une fois, Atsushi se sent reposé lorsqu'il se réveille le lendemain. Il faut dire que ne pas terminer ses devoirs à une heure du matin a été d'une grande aide. A force, le manque de sommeil est devenu une part entière de son être, à tel point qu'il ne se rend même plus compte de sa fatigue journalière. Alors, bien sûr, ça lui fait bizarre de réussir à se lever sans que son corps ne proteste et sans que ses yeux ne lui supplient de les refermer. Ça le met de bonne humeur.
- Tu as bonne mine ce matin grand frère, remarque d'ailleurs sa sœur lorsqu'il sort de leur chambre pour prendre le petit déjeuner.
Et comme Atsushi est heureux, Miyuu l'est aussi. Et quand Miyuu est heureuse, Atsushi se sent pousser des ailes, parce qu'un simple sourire de sa part rentabilise tous les sacrifices qu'il a pu faire et continuera de faire.
Une fois prêts, le frère et la soeur prennent la direction de l'école ensemble. C'est la seule année où ils peuvent s'y rendre côte à côte. Miyuu vient tout juste d'entrer au lycée, et Atsushi part pour l'université l'an prochain. Forcément, ils en profitent, bien que l'aîné commence une heure plus tard aujourd'hui. De toute façon, même quand il n'y a pas cours, il y a toujours des matières à réviser ou des recherches à effectuer. C'est donc tout naturellement qu'une fois le portail franchi, Atsushi prend la direction de la bibliothèque tandis que Miyuu part rejoindre sa classe. En chemin, le grand frère aperçoit un autre élève de première année la rejoindre, ce qui le fait sourire. Sa sœur n'a jamais été très sociable, alors il est soulagé de voir qu'elle n'est pas seule dans sa classe.
La bibliothèque est rarement occupée dès le matin, ce qui en fait l'endroit préféré d'Atsushi pour terminer ses devoirs les jours où il s'est écroulé de fatigue avant d'avoir pu les finir la veille. Aujourd'hui, bien sûr, ce n'est pas le cas, mais ça ne l'empêche pas d'avoir envie de profiter du calme pour prendre un peu d'avance.
Toutefois, lorsqu'il atteint le troisième étage, il entend une forte voix provenir de sa destination. Bizarre. La documentaliste n'a pas pour habitude de laisser qui que ce soit perturber la quiétude des lieux. Sauf qu'en entrant, l'élève de troisième année remarque qu'elle s'est absentée. Il se tourne donc vers les fauteurs de trouble, prêt à les virer lui-même pour avoir la paix. Et là, il se fige face au spectacle qui lui fait face.
- Je te rappelle que les filles ont leur propre uniforme !
- Génial, bravo pour cette découverte historique. Pourquoi t'irait pas l'annoncer au reste du lycée ?
- Tu te fous de ma gueule en plus !?
Norihito. Evidemment, ça ne pouvait être que lui. Il est assis à une table, son sac posé sur la chaise voisine, en train de recopier quelque chose dans son cahier de cours. Deux élèves qu'Atsushi qualifierait poliment d'abrutis se tiennent face à lui, et n'ont visiblement rien de mieux à faire de leur matinée que de chercher des noises au garçon aux cheveux bleus.
- Ouais, t'as tout compris. Tu me laisses bosser, maintenant ?
Le moins qu'on puisse dire, c'est que Norihito se fiche complètement de ces deux idiots. Sauf que, malheureusement, ils semblent du genre susceptibles, et ne prennent pas très bien cette dernière remarque. L'un d'entre eux lève le poing, et, cette fois, le regard de sa cible s'écarquille de peur. Il n'aura pas le temps de se lever pour esquiver. Il ne peut que fermer les yeux, le visage crispé, se préparant à l'impact.
Impact qui ne vient pas.
Il finit par rouvrir les yeux, et remarque Atsushi qui retient fermement le poignet de l'élève violent. Celui-ci, d'autant plus énervé, lui crache à la figure :
- Qu'est-ce que tu veux, toi !?
Atsushi se contente d'arborer un sourire narquois, avant de répondre :
- Ta maman ne t'as jamais appris les bonnes manières, mon chou ? Dans une bibliothèque, on se tient tranquille.
L'intéressé se dégage de l'emprise du garçon aux cheveux violets, et s'apprête à le prendre pour cible. Cependant, au même moment, la documentaliste entre dans la pièce et leur lance un regard mauvais.
- Que se passe-t-il, ici ?
Les fauteurs de trouble marmonnent un "rien", puis prennent la poudre d'escampette. Atsushi sourit, satisfait, avant de s'asseoir en face de Norihito. Ce dernier le regarde, les sourcils froncés, avant de demander en chuchotant pour ne pas s'attirer les foudres de l'adulte :
- J'imagine que je dois te remercier ?
- Ca ne serait pas de refus, en effet.
- Merci. C'est bon, tu peux y aller.
Atsushi n'en fait rien, et l'interroge à la place :
- Ça t'arrive souvent, de te faire emmerder comme ça ?
Norihito soupire, connaissant assez bien son ancien ami pour savoir qu'il ne lâchera pas l'affaire avant d'avoir eu une réponse.
- Nan, c'est rare. En général, ils parlent juste dans mon dos.
- Tu ne fais rien pour les faire taire ?
- Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? rétorque Norihito en haussant les épaules. Et puis, c'est pas leur opinion qui va changer ma vie. Mes potes m'acceptent, je m'en branle du reste.
Plus ils discutent, plus Atsushi se rend compte d'à quel point Norihito a changé. Il se souvient encore de la collégienne distante et revêche avec qui il s'était lié d'amitié trois ans plus tôt. A cette époque, le plus âgé avait sans arrêt le sentiment qu'il y avait quelque chose de caché au fond d'elle, un secret dont elle-même ne soupçonnait pas l'existence. C'était d'ailleurs sûrement pour ça qu'il avait autant cherché à la connaître, lui qui d'ordinaire choisissait de ne se concentrer que sur ses études. Rika attisait sa curiosité, mais aussi sa sympathie, parce qu'elle aussi, quelque chose l'empêchait d'être elle-même.
Désormais, Atsushi comprend d'où lui venait cette impression. Et il est heureux de voir que Norihito s'est enfin trouvé, et n'a plus besoin d'endosser un rôle qui n'est pas le sien.
- Tu comptes rester là longtemps ? demande alors le plus jeune, Atsushi n'ayant toujours pas bougé de sa chaise.
- La bibliothèque est à tout le monde, il me semble. Et puis, ne t'inquiète pas, moi aussi, je compte travailler, je ne vais pas te déranger.
Norihito lâche un soupir d'exaspération, avant de marmonner un "fait comme ça te chante". Atsushi sourit et, comme promis, se contente de sortir ses propres cours et de travailler en silence, sans perturber celui qui lui fait face. Les choses semblent presque identiques au passé, lorsqu'ils se retrouvaient après les cours à la bibliothèque municipale ou, quand il faisait beau, à l'extérieur, pour travailler ensemble. Dans ces moments-là, ils n'échangeaient pas forcément, mais trouvait quand même plus facile de se concentrer en la présence de l'autre.
- Atsushi ?
L'intéressé lève la tête, surpris. Il ne s'attendait pas à ce que Norihito lui adresse la parole une nouvelle fois, et encore moins à ce qu'il demande :
- T'es bon en anglais, nan ?
Atsushi arbore un sourire confiant lorsqu'il répond :
- Je suis bon en tout, mon cher.
Norihito lève les yeux au ciel, tout en sachant que le plus âgé dit la vérité. Il n'a pas oublié les excellents résultats que son ancien ami avait au collège. L'adolescent au teint basané tourne son cahier en direction de celui qui lui fait face, et pointe une phrase avec son crayon.
- Ça veut dire quoi, ça ?
Il ne faut que deux secondes de réflexion à Atsushi avant de répondre :
- "Il risquait de manquer la cérémonie, d'où son empressement."
- J'avais besoin que de la deuxième partie. Mais merci.
- Au plaisir, très cher.
Et l'échange s'arrête là. Ce n'est pas grand chose, et pourtant, ces quelques paroles au goût du passé échangées suffisent à alimenter la bonne humeur d'Atsushi. Il s'est toujours contenté de peu, en termes d'interactions sociales. Mais, quand il s'agit de Norihito, il a le sentiment que le moindre regard échangé suffit à refaire sa journée. Il sait bien que le plus jeune ne lui a pas pardonné son départ. Néanmoins, Atsushi se dit que ce n'est pas si grave, si leurs échanges se limitent à quelques mots sans importance partagés de temps en temps.
Enfin, ça, c'est ce qu'il se dit pour se rassurer. Au fond, il aimerait bien récupérer la seule amitié qu'il ait pu considérer comme véritable, comme aussi importante que ses objectifs. La seule qui lui ait fait regretter de faire passer sa sœur et ses études avant tout le reste. Atsushi ne peut s'empêcher d'espérer que Norihito décide un jour de changer d'avis, et de leur donner une seconde chance.
Parfois, malgré toute sa volonté d'aider sa sœur, Atsushi se dit qu'il est vraiment égoïste.
///
Précision : Miyuu n'est pas un OC. C'est un personnage random que j'ai recruté dans le 1e jeu Go et auquel je me suis attaché pour absolument aucune raison. Et comme la première technique qu'elle apprend c'est le Tir sonique, je me suis dit "bah parfait on va en faire la sœur d'Atsushi".
Sinon, n'hésitez pas à donner votre avis sur la backstory d'Atsu dans ce chapitre. Dans l'anime, on dit qu'il joue au foot pour ses notes sans vraiment expliquer plus que ça, alors je me suis dit que ça serait un point intéressant sur lequel développer. Mais bon, j'ai un peu peur d'être parti trop loin, alors des retours ne seraient pas de trop.
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