I - Appel
Norihito déteste les matins.
Il y a quelque chose d’infernal dans le fait de se réveiller et de se rappeler d’un seul coup qu’on existe et qu’une force mystique nous force à se lever. Il y a quelques minutes à peine, il était là, inconscient de sa propre existence, plongé quelque part entre la réalité et des songes bien trop beaux pour être vrai. Et, d’un seul coup, tout lui est revenu en tête. L’ennui du lycée, les regards à affronter, une journée de plus à surmonter, c’est comme si la vie riait de le voir dépérir chaque matin avant même de se lever.
Se lever, c’est ce qu’il fait, parce que malgré sa motivation au plus bas et ses yeux qui lui supplient de rester allongé, il faut bien. Norihito ouvre les volets et se frotte les yeux dans une tentative de voir autre choses que des tâches blanches et une lumière qui le fait haïr l’existence du soleil. Il se déshabille, enroule de nouveaux bandages autour de sa poitrine, et enfile son uniforme un peu trop grand pour lui. Il ne jette pas un seul regard au miroir. S’il veut arriver à temps au lycée, il n’a pas le temps de se détester, pas le temps d’être dégoûté de ce qu’il voit.
Il n’y a personne dans la cuisine. Tant mieux. Norihito ne veut pas croiser qui que ce soit. Il n’a aucune envie de subir les regards, les remarques, il n’a aucune envie d’avoir plus de raisons de détester le monde qu’il n’en a déjà. A la place, il se sert une grande tasse de café sans rien manger à côté. Il n’a besoin que de café, de beaucoup de café pour noyer sa fatigue, sa mauvaise humeur et son envie de faire demi-tour et de retourner se coucher. S’il le pouvait, il noierait son existence toute entière, rien que pour apprécier le silence l’espace d’un instant, oublier tout ce brouhaha qui l’entoure.
Ce brouhaha, il est bien forcé de le retrouver lorsqu’il sort et prend la direction de son lycée. Le bruit des travaux dans les rues, des passants impatients d’entamer une nouvelle journée, des cris des enfants, tout ça le rend dingue. Il sort son casque et lance sa playlist, volume à fond, pour camoufler au mieux le bruit de la ville qui prend vie sans lui. Mais il ne peut jamais les faire taire entièrement, il y a toujours un éclat de voix qui l’atteint ici et là.
Il marche sans prêter attention au monde qui l’entoure. Ce monde, il ne veut pas en faire partie. Il est trop coloré, trop plein d’activité et de gens qui sourient, ignorant tout de la médiocrité de leur vie. Il préfère rester dans le sien, celui dans sa tête, là où les couleurs sont plus ternes, moins agressives, plus rassurantes. Norihito a toujours préféré l’ennui de l’ordinaire aux vas et viens du bonheur. Il n’a pas besoin d’être heureux, juste de ne pas sombrer. Il n’a pas besoin d’apprécier les couleurs vives, tant qu’il arrive encore à en voir, aussi ternes soient-elles.
Il arrive au lycée, et prend immédiatement la direction des casiers. Il n’accorde pas un regard aux élèves qui l’entourent, aux chuchotements qui accompagnent son passage. Il n’a pas besoin de les entendre pour savoir ce qui se dit. Il s’en moque. Ce n’est pas comme si ces personnes avaient la moindre importance quand il ne connait même pas leur nom et ne retient pas leur visage. Norihito ne s'embête jamais à retenir qui que ce soit, y compris ses camarades de classe. A quoi bon se préoccuper de gens qui ne font que le regarder d’un sourire narquois, croyant avoir bien mieux réussi leur vie que lui ?
Quand on y pense, il n’y a pas grand chose que Norihito apprécie. Les cours ? Ça l'ennuie. Les autres élèves ? Trop bruyants, trop satisfaits d’eux-mêmes, trop certains d’avoir raison dans une guerre à sens unique. La ville ? Rien qu’imaginer enlever son casque deux minutes et supporter le trop plein de joie de vivre d’inconnus lui donne la nausée. Non, il n’y a vraiment pas grand chose qu’il arrive à supporter.
Pas grand chose, mais certaines quand même.
- Nori ! Comment ça va mon pote ?
- Kaiji, arrête donc de crier dans les couloirs…
- Oh, ça va Tsuru, on est pas en cours !
Un sourire se dessine sur le visage de Norihito. Le premier de la journée, et un des rares qui viendra illuminer son expression fatiguée. Il n’y a pas grand chose qu’il arrive à supporter, et les deux élèves qui viennent de débarquer pendant qu’il récupère des affaires dans son casier sont l’exception qui confirme la règle.
Kaiji et Tsurumasa, ce sont les seules personnes qui importent à ses yeux, les seuls qui illuminent sa vie de couleurs vives et chaleureuses sans que ça ne le dérange. Ils ont débarqué dans sa vie il y a un an, sans prévenir, et, depuis, ils ne l’ont jamais quitté. Norihito préférerait vendre son âme que de les voir partir, de toute façon. Ce sont eux qui font en sorte que chaque effort pour se lever le matin vaille le coup, rendent les regards des autres plus insignifiants qu’ils ne le sont déjà, puisque seuls ceux de Kaiji et de Tsurumasa comptent, et la bienveillance des leurs suffit à éclipser le jugement du reste.
- Salut les gars. Putain Kaiji c’est quoi ces cernes ? remarque Norihito en voyant la mine épuisée de son ami.
- Oh mec, m’en parle pas ! J’ai passé la nuit sur ce foutu DM de japonais, j’en pouvais plus ! Sérieux, ça fait trois semaines qu’on est là et les profs essaient déjà de nous tuer !
- J’te jure, j’ai bien galéré aussi sur c’te merde, compatit Norihito en donnant une tape amicale sur l’épaule de Kaiji.
- Ah bon ? Je ne l’ai pas trouvé si difficile pour ma part, s’étonne Tsurumasa.
- Ta gueule l’intello, laisse-nous être cons, ironise le plus petit des trois.
Pendant qu’ils discutent, les trois se dirigèrent vers leur salle de classe à l’étage supérieur. Kaiji parle fort, ce qui a le don d’énerver les autres élèves. Ils s’en moquent. Lorsque le trio est réuni, ils sont dans leur bulle, un univers imparfait mais qu’ils n’échangeraient pour rien au monde. Ils plaisantent ensemble, râlent ensemble, sont tristes ensemble aussi parfois. Le reste du lycée peut bien les regarder de travers, ils ne les voient pas plus qu’ils ne remarqueraient une colonie de fourmis sous les casiers.
Soudain, une élève un peu distraite fonce sur Norihito sans prévenir, et manque de le faire tomber à la renverse. Son sac de cours n’a pas autant de chance, et finit sa course quelques mètres plus loin, laissant échapper une trousse et un cahier au passage. La fille à l’origine de la collision, elle, se retrouve carrément face contre terre, gagnant au passage quelques moqueries des élèves ayant observé la scène. Norihito lève les yeux au ciel, agacé par ces idiots immatures, et ramasse son sac sans dire un mot. Kaiji, lui, tend la main à la maladroite pour l’aider à se relever.
- Ça va ? Rien de cassé ? il lui demande gentiment.
Une fois debout, elle se tourne aussitôt vers Norihito et s’incline légèrement devant lui.
- Désolée. Je n’ai pas fait attention.
- C’est rien, ça arrive, il répond en haussant les épaules.
Cette fille, elle lui est familière. Il y a quelque chose dans son regard mauve, dans ses cheveux verts cendrés soignés, dans son attitude polie, qui lui donne un goût de déjà-vu. Toutefois, il ne s’y attarde pas plus que ça, et se contente de continuer son chemin en compagnie de ses amis. Il ne se soucie pas des autres, et n’a aucune intention de s’y mettre maintenant.
S’il avait été plus attentif, il aurait remarqué que cette fille aussi le dévisageait d'un air surpris.
Les trois amis s’installent en classe, à leur place habituelle, devant. Tsurumasa est bien trop studieux pour se placer derrière, et, de toute manière, ils y sont plus tranquilles, le reste de leurs camarades de classe préférant s’asseoir au fond, comme si ça suffisait à les rendre invisibles aux yeux des professeurs.
En parlant de professeurs, le leur arrive pile quand la sonnerie retentit, laissant à peine le temps au reste de la classe de s’installer. La journée peut commencer, et Norihito sait déjà qu’elle ressemblera à toutes les autres. Ennuyeuse, remplis d’anonymes qui le regarderont comme s’il était une curiosité tout droit sorti d’un cirque. Il faut croire que c’est dans la nature humaine d’être incapable de ne se préoccuper que de soi-même.
Le professeur commence l’appel. Norihito l’écoute à peine, n’ayant aucun intérêt de polluer son cerveau avec les noms des gens de sa classe. Il n’y prête attention que lorsqu’il entend celui censé être le sien.
- Rika Kurama.
- Présent.
Le professeur le regarde de travers, certains élèves ricanent. Non, il ne répondra pas “oui”, ni même “présente”, juste pour leur faire plaisir. Tsurumasa et Kaiji tressautent à sa place, comme s’ils se rappelaient d’un coup qu’ils étaient les seuls à connaître le véritable nom de leur ami. Ce n’est pas le cas. D’autres l’ont déjà entendu, et ont choisi de l’ignorer. En retour, Norihito compte bien continuer de les ignorer, eux, et leur suffisance déplacée.
Il jette un regard vers la fenêtre, déjà fatigué de cette journée.
///
Norihito n’a jamais été un gros mangeur. Il se nourrit quand même, parce qu’il faut bien, mais ne voit pas ce qu’il y a de si plaisant là-dedans. Pour lui, tous les plats sont fades, et n’existent que pour maintenir un être humain en vie. Il n’a jamais fait la différence entre un plat de frites et un de carottes. Kaiji lui répète souvent qu’il pourrait gagner quelques centimètres en plus s’il mangeait un peu plus. Le garçon aux cheveux bleus n’y croit pas une seconde. Il s’est fait une raison depuis longtemps : sa petite taille est une cause perdue qu’aucun bol de riz supplémentaire ne pourra arranger.
Le trio se dirige vers leur coin habituel, à l’extérieur, juste derrière le bâtiment des sciences. L’endroit est généralement désert, sans aucun banc pour s’asseoir ou d’abri en cas de pluie. Eux, au contraire, ont immédiatement été conquis par ce petit coin tranquille où seuls quelques professeurs traversant la cour peuvent être croisés. En plus, avec le printemps qui s’est bien installé, ils ont même droit à quelques rayons de soleil, assez forts pour leur offrir un brin de chaleur sans être envahissants.
Néanmoins, alors que Norihito ouvre son sac pour récupérer son sandwich, quelque chose lui saute aux yeux.
- Merde, j’ai oublié mon cahier d’anglais dans mon casier, il râle, mécontent de devoir y retourner à une heure où l’endroit est bien peuplé.
- Tu veux qu’on y aille maintenant ? lui demande Tsurumasa.
- Hein ? Mais j’ai faim moi ! se plaint Kaiji.
- C’est bon, je vais y aller tout seul, le rassure le plus petit, déjà en train de se lever.
- Non, je t’accompagne, rétorque son ami à lunettes. Kaiji, garde nos sacs.
Norihito s'apprête à protester, décrétant qu’il est quand même assez grand pour aller chercher son cahier tout seul, mais le regard que lui lance celui aux cheveux roux l’en dissuade. Après tout, Tsurumasa sait que c’est difficile pour Norihito de traverser la foule, d’affronter le brouhaha ambiant, de supporter la présence de tous ces gens qui le regardent comme si sa simple existence ne valait pas plus qu’un chewing-gum sale sur le rebord de leur table. Alors il accepte, pour ne pas froisser Tsurumasa, et aussi parce qu’en réalité, sa présence à ses côtés sera loin d’être de trop.
Ils retournent à l’intérieur, grimpe jusqu’au premier étage, et traversent les couloirs remplis d’élèves installés en groupes de tailles variables un peu partout. Certains ont la décence de se caler contre le mur, mais la plupart ne se sont pas donné cette peine, alors les deux amis doivent slalomer entre les lycéens. Ils reçoivent des regards agacés, comme si c’étaient eux qui gênaient.
Norihito finit par atteindre son casier, et récupère bien vite son cahier. Il n’a pas envie de s’attarder ici, en particulier lorsqu’il remarque un groupe d’élèves de leur classe qui les regardent d’un air moqueur. Malgré ses efforts pour brouiller leurs voix dans sa tête, l’adolescent à la peau basanée en entend quelques-uns murmurer “Rika” avant de se mettre à glousser. Eh bien, qu’ils rient, si ça peut les aider à oublier leur propre médiocrité.
Tsurumasa soupire, les ayant sans aucun doute entendu également. Lui aussi sait que répliquer est inutile, alors ils reviennent sur leurs pas, espérant rejoindre au plus vite Kaiji qui ne les a probablement pas attendus pour commencer à manger. Cependant, alors qu’ils descendent au rez-de-chaussée, ils font une rencontre inattendue. Norihito, la tête baissée, ne prête d’abord pas attention à cet élève parmi tant d’autres qu’ils croisent dans les escaliers. Et c’est alors que celui-ci s’écrit :
- R-Rika ???
Norihito sursaute, et se fige, incapable de se tourner vers celui qui vient d’appeler son nom de naissance. Cette voix. Cette voix, comment pourrait-il ne pas la reconnaître ? Evidemment. Quel idiot il fait. La fille qu’il a croisée ce matin, il aurait dû la reconnaître. S’il l’avait reconnu, il aurait tout de suite su que celui qui vient de l’interpeller était de retour.
- Norihito ? lui demande alors Tsurumasa, qui semble inquiet. Tu le connais ?
- Hein ? Norihito ? il entend l’autre garçon s’interroger.
Mais Norihito ne parvient pas à répondre, ni même à le regarder. Dans sa tête, les souvenirs se bousculent. Il revoit une collégienne pleurer toutes les larmes de son corps, dans l’espoir vain que quelqu’un viendrait la consoler. Il revoit le miroir se briser en même temps que son cœur, il revoit le reflet de son visage détruit par le chagrin avant de s’éteindre à jamais.
- On y va, il finit par murmurer à l’attention du roux. Kaiji doit nous attendre.
Et, même s’il ne le suit pas, Norihito peut sentir le regard de l’autre sur lui. Il sait qu’il devrait au minimum le regarder, ne serait-ce que pour qu’il prenne conscience des dégâts qu’il a causés. Il n’y parvient pas. Il ne peut que fuir, comme ce garçon l’a fui sans explication, ne lui laissant que ses yeux pour pleurer et les morceaux de son cœur à recoller. Dans sa tête, Norihito entend la voix de la collégienne se lamenter.
“Pourquoi… Pourquoi t’es parti, Atsushi !?”
///
Depuis le temps que je veux écrire un Minakura, le voilà enfin !
Je vous rassure, l'histoire ne restera pas aussi déprimante du début à la fin. Mais en même temps, je suis bien placé pour connaître les difficultés d'être trans de nos jours, et c'est pas quelque chose qu'on fait disparaître du jour au lendemain. Les gens sont nuls, c'est comme ça, on y peut rien, et ça prend du temps de s'y faire.
J'ai pas vraiment de plan en ce qui concerne le rythme de publication, mais vu que je boucle un chapitre en 2-3 jours ça devrait être plutôt fréquent pour l'instant, du moins jusqu'à la rentrée. Après ça, faudra voir à quel point les cours impactent mon rythme d'écriture. We'll see. Dans tous les cas, il y aura une annonce à chaque chapitre publié (si j'y pense).
Sur ce, ne faites pas comme Norihito et n'oubliez pas de manger correctement :)
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