Chapitre 5

La Toyota se dirigeait vers le Canada en léger excès de vitesse. De toute manière, aucune patrouille de police ne semblait faire le pied de grue le long de la 87. À cette pensée, Elena accéléra encore : elle n'avait jamais aussi ardemment désiré se faire arrêter. Elle leur expliquerait tout ; de la prison au corps dans sa maison, leur livrerait Kourova et serait quitte de toute cette mascarade. Cependant, à son grand désarroi et pour anéantir tout espoir, elle devait se rendre à l'évidence que cela ne se produirait pas.

Sasha gardait toujours le silence. Son attitude, pacifique, obligeait Elena à redoubler de vigilance à son égard. Un comportement si paisible dans cette situation ne pouvait qu'éveiller les soupçons. Peut-être était-ce ce qu'elle cherchait, la rendre paranoïaque jusqu'à ce que la psychiatre craque et décide de la libérer, rongée par des pensées oppressantes qu'elle ne saurait plus dominer. Pourtant, il n'y avait aucune preuve que la Russe soit une manipulatrice et c'était donc vraisemblablement Elena toute seule qui sombrait dans la psychose sans aucune aide. Cette idée la terrifia d'autant plus.

Au bout d'une dizaine de kilomètres vers le nord, une file de voitures s'étira dans le paysage matinal qu'offrait les étendues sauvages et inhabitées qui longeait la chaussée goudronnée. Chacun des véhicules était chargé de bagages, de familles, d'une inquiétude si criante qu'elle devenait tangible dans ce décor apocalyptique.

Il était impossible de doubler et de continuer sur ce chemin, les automobiles s'amoncelaient sur toute la largeur de la route. Même les bas-côtés de terre herbagée se voyaient envahis de véhicules en tout genre. Des chanceux en pick-up se risquèrent dans la terre rude et cabossée de la plaine, bien que leur tentative s'annonça vaine.

Ce bouchon gigantesque s'étalait au-delà de la vision des occupantes de la petite Toyota. Les autres voitures, plus imposantes, masquaient l'horizon. La dernière station-service avant un long moment se trouvait à quatre kilomètres en aval de leur position. À l'instar d'Elena, ces gens voulaient rejoindre le Canada, mais contrairement à elle, ils avaient besoin de pétrole. Elle doutait fort qu'il en reste, et surtout, redouta qu'on remarque sa voiture dans le conglomérat de moteurs thermiques. Elle n'était pas prête à revivre une nouvelle agression, pas aujourd'hui.

Les conducteurs qui sortaient de leur voiture l'escaladaient pour regarder au loin. Des pleurs de jeunes enfants traversaient le calfeutrage des habitacles. Elena croisa le regard d'une femme dans une voiture proche. La mine tirée, l'air sombre et anxieux, elle rapprocha son bébé de sa poitrine dans un geste de protection.

L'angoisse pesante du monde autour d'elle finit de la décider et Elena entama un demi-tour tant qu'elle le pouvait encore. Rester bloquer dans un embouteillage géant n'était pas sur sa check-list du jour.

— Où est-ce qu'on va ? se renseigna Sasha, sans qu'aucune émotion ne transparaisse dans sa voix.

— Au Canada. On va passer par la route 90, ce sera plus tranquille.

— On va vers l'ouest ?

— Oui.

— Je n'irai pas là-bas.

— Oh que si, tu y vas ! On y va toutes les deux.

Sasha se laissa aller dans son siège, dans une voiture qui rebroussait chemin à vive allure. Tandis qu'elle soupirait d'exaspération - premier signe de nervosité de sa part - Elena se demanda combien de temps encore sa passagère pourrait faire preuve de self-control. Quand la vague du tsunami allait-elle se manifester et tout dévaster autour, emportant le peu d'illusion de maîtrise que la psychiatre s'imaginait détenir sur son otage ? Un pistolet, une paire de menottes, est-ce que cela avait la moindre chance de contraindre quelqu'un d'habilité à tuer des flics ? De quoi était-elle capable quand le monstre en elle se réveillait ?

Beaucoup d'automobilistes leur firent des appels de phares ou donnèrent des coups de klaxon pour signaler qu'elles progressaient dans la mauvaise direction. Savaient-ils que c'étaient eux qui se trompaient de route ? Que dans quelques minutes, ils seraient bloqués au milieu de centaines d'étrangers apeurés ?

— Où tu veux aller, au juste ? s'enquit Elena. En Virginie ?

La Russe resta impassible, aussi muette qu'une carpe.

— Tu trouves pas que t'as fait assez de mal comme ça ? rajouta la conductrice.

— Il me reste une personne.

À ces mots, le sang de la psychiatre se glaça dans ses veines. Ses mains se crispèrent un peu plus sur le volant, son cœur martelait sa poitrine. D'une voix qui trahissait son état de stress, elle sollicita la tueuse à expliquer. Mais la détenue se mura dans le silence, encore une fois.

— Tu ne me le diras pas ? s'impatienta Elena.

— T'as lu mon dossier ? Tu sais qui je suis ? Alors quand une psychiatre dans la vingtaine, incapable de se servir d'un flingue, me questionne, je la boucle.

— Trentaine. J'ai la trentaine. Et je trouve que, au contraire, tu parlais beaucoup.

— Je t'appréciais, c'est différent.

Elena ne put s'empêcher de rougir. S'empourprer devant Kourova, elle en avait l'habitude. La tueuse mettrait mal à l'aise n'importe qui, mais ce qui la troubla sur l'instant, c'était qu'elle était plus flattée qu'embarrassée par ses propos à son encontre.

— Ah bon, tu m'appréciais ? demanda la conductrice qui s'évertuait tant bien que mal à paraître détachée.

— Tu n'as aucune idée de comment on traite les détenus dans ce pays. Surtout ceux comme moi. Tu étais la seule à me considérer comme un être humain et pas comme un parasite. Tu étais la seule à me faire confiance. Et puis, tu étais ma carte de sortie.

— Attends... quoi ? Ta carte de sortie ? Tu allais te servir de moi pour t'évader ?

Les émotions d'Elena jouaient aux montagnes russes. Elle était désormais énervée contre Sasha. Pour cette dernière, toutes leurs séances passées n'avaient donc pour but que de l'amadouer pour s'échapper au moment le plus opportun. La tueuse l'avait dépersonnalisée, elle l'avait objectifiée* en un instrument d'évasion, une passerelle vers le monde extérieur sans considération pour son individualité. En conséquence non, Sasha ne l'appréciait pas. Ou alors d'une manière très tordue, à l'image de la psychopathe qu'elle était.

— N'importe qui aurait fait la même chose à ma place, se justifia Kourova. Mes plans étaient prêts avant que tu mettes tout ça à mal. Pourquoi nos rencontres se sont interrompues ?

— J'ai froissé ma direction, répondit Elena sur un ton acerbe. On avait une divergence d'opinion, nous aussi. Mais quand t'es une employée, on ne te frappe pas, on te met à un poste ingrat pour bien te signifier que tu dois suivre le troupeau, sinon tu dégages.

— C'était quoi, cette divergence d'opinion ?

— J'ai conclu que tu n'étais pas psychopathe. J'ai écrit qu'aucun argument ne permettait d'établir que la patiente présente des signes d'une personnalité psychopathe.

— T'es une pire psychiatre que ce que je pensais, railla Sasha.

— Et toi, t'es une manipulatrice ! s'emporta la conductrice. Ce gars, chez moi, c'était ton premier meurtre depuis plus de trois ans, ça t'a fait quoi, hein ?

— Il allait te violer. Te tuer. Te piller. Et peut-être qu'il n'aurait pas jugé judicieux de procéder dans cet ordre. T'es trop fragile pour survivre.

— Je ne suis pas fragile ! Je n'avais pas besoin de toi.

Alors qu'elle changeait de direction pour aller vers l'ouest, Elena donna un coup de volant plus brusque qu'elle ne l'aurait voulu. Elle se sentait à fleur de peau. La situation lui échappait totalement. Ce meurtre, elle aurait été bien incapable de l'éviter. Son inaction l'agaçait. Pourquoi n'avait-elle pas été capable de repousser cet homme ? D'accord, il faisait deux fois son poids, avait plus de force, avait l'avantage de l'effet de surprise, mais elle aurait pu se défendre. Ne pas attendre que quelqu'un le massacre. L'image de ses yeux vitreux et de tout le sang allait la hanter jusqu'à la fin de ses jours, aucune thérapie ne pourrait venir à bout d'un traumatisme pareil.

La jeune femme repensa à Portman, resté seul au milieu de la prison et entouré d'une centaine de détenues. L'avaient-elles épargné... ou non ? Elena préféra ne pas penser à cette deuxième possibilité. Elle espérait - étrangement - être avec la seule meurtrière du centre pénitencier.

La conductrice bougea son poignet enserré du bracelet froid des menottes pour trouver une position plus confortable. Après réflexion, ce n'était peut-être pas la position de son bras le plus inconfortable, mais la proximité avec sa passagère. Malgré les nombreuses heures à la côtoyer, à l'étudier, à l'interroger, c'était la première fois qu'elle était si proche physiquement d'elle. Les mesures de sécurité obligeaient les gardiens à attacher Kourova à l'autre bout de la table, et la psychiatre n'avait pas le droit de se rapprocher pour éviter tout « débordement ». Elle se souvint à quel point elle n'avait plus aucune crainte envers la tueuse en série avant tout ceci. À quel point elle la pensait inoffensive. Les derniers événements avaient bien entendu apporté un regard neuf sur ses ressentis, et elle éprouvait désormais une peur à chaque seconde passée à ses côtés. Là, tout de suite, elle s'imaginait que Sasha ait pu prendre un couteau dans sa cuisine et qu'elle attende le moment le plus propice pour l'égorger.

La conductrice sentit ses mains devenir moites, son pouls s'accélérer et elle avala difficilement sa salive. Dans le but de se convaincre et de se donner un peu de force, elle lança à la Russe :

— Je n'ai pas peur de toi.

— Tu mens, sourit Sasha.

Les yeux d'Elena passèrent rapidement de son champ de vision à sa gauche, signe qu'elle mentait. Cela n'avait pas d'importance finalement, qu'elle ait peur ou pas, qu'elle mente ou pas, tant qu'elle resterait en vie, elle ferrait tout ce qui était en son pouvoir pour ce qui s'était produit à l'intérieur de sa maison n'ait plus lieu. Quoi qu'il lui en coûte.

Dans le but de masquer ses préoccupations, Elena changea de sujet :

— C'est ton père, c'est ça ? Tu veux retourner en Virginie pour tuer ton père ?

Sasha ne bougea pas d'un iota, comme une gargouille de pierre fixée à son socle depuis un siècle. La conductrice enchaîna :

— Je suis peut-être une mauvaise psychiatre, mais j'ai passé des nuits entières à éplucher ton dossier dans les moindres détails. Je sais plus de choses que tu ne crois. Je sais que t'as un sérieux problème avec ton père, et ça dépasse de loin la simple querelle familiale. Tu penses que nos séances n'avaient qu'une lecture ? Tes mots, c'était rien ! T'avais toujours un réflexe quand j'évoquais ton père : tu repositionnais tes pieds, tu essayais de masquer un malaise. Aucun autre sujet n'avait le don de te déstabiliser. Tellement classique... Combien de tueurs en série tuent leur mère ? T'es un cas d'école, prévisible. Je ne me laisserais plus berner ! Quand je pense que Campbell avait raison, j'aurais dû l'écouter...

— Je ne suis pas une souris dans une cage que tu observes à ta guise. Je ne suis pas ta chose.

— Je ne t'ai jamais considérée comme telle !

— Alors pourquoi je me retrouve attachée à toi comme un vulgaire chien, alors que tous les autres détenus américains sont dehors ?

Elena ne sut quoi répondre. Elle ne savait même pas quoi penser de ses actions, alors formuler des mots pour donner une raison cohérente à ce qu'elle faisait était hors de sa portée. Ses yeux s'emplirent de larmes au fur et à mesure que les images de la journée l'assaillaient.

— Je n'irai pas au Canada, trancha Sasha.

— Tu devras me tuer, lui confia Elena qui brandit sa main menottée en guise de preuve, plus déterminée que jamais.

— Ce genre de détail ne m'a pas souvent dérangée.


https://youtu.be/Y6tDdjOmsCY


* Objectifier : mot utilisé en français en référence au terme "objectification".  En philosophie sociale, l'objectification indique le fait de traiter un être vivant comme un objet (avec, par exemple, le fait d'instrumentaliser une personne : utiliser cette dernière comme "outil" pour parvenir à ses fins). Ce processus s'apparente à une déshumanisation de l'autre. Ces mots, bien que n'apparaissant pas dans le dictionnaire, sont largement usités dans les manuels et cours de psychologie.

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