Chapitre 4

— Je vais te livrer aux autorités.

Sasha resta silencieuse. Rien ne parvenait à perturber la passagère ; de la sortie de sa cellule à la périphérie de la ville, elle avait gardé cette indifférence feinte - la psychiatre aurait parié tout ce qu'elle possédait que c'était feint et que son cerveau bouillonnait d'images, de plans, d'un enchevêtrement d'actions qu'elle s'imaginait réaliser. Voilà pourquoi Elena, elle, n'était pas sereine.

— Je ne comprends pas ce qu'il se passe, mais on va passer chez moi prendre quelques trucs et se diriger vers le Canada. On te livrera aux autorités canadiennes, elles sauront quoi faire.

Enfin, c'était ce que la jeune femme espérait. Tout en conduisant, elle avait coincé le Glock dans sa portière et s'empara de son smartphone. Le signal était indisponible.

— Mince, s'exclama cette dernière et rangeant son portable.

— Plus de réseau ?

— Comment tu sais ça ? Enfin, je veux dire, ça ne te regarde pas. Ça ne change rien.

Cela changeait tout. Elena était isolée, sans possibilité de communiquer ou d'appeler les secours, en présence d'une tueuse de sang-froid. Seule, totalement et irrémédiablement seule.

— L'électricité, articula Sasha.

— Quoi, l'électricité ?

— Y'en a plus.

Elena regarda au-dehors. En effet, en passant devant l'Albertsons de l'avenue principale, l'enseigne n'était pas illuminée - or, elle l'était d'ordinaire jour et nuit. Toutes ces enseignes de magasins étaient en quelque sorte le phare de Billings, un point de repère dans la nuit, quand on se rapprochait de la ville dans la pénombre qui engloutissait tout autour.

La pression d'Elena monta d'un cran. La métropole ressemblait désormais à une zone de guerre abandonnée. Au loin, on pouvait apercevoir des vitres cassées dans les boutiques. Les débris de verre jonchaient le parking, parsemaient le chemin jusqu'aux denrées qui avaient disparues. En l'absence de force de l'ordre, tous les cadenas des codes de la civilisation avaient sautés : c'était chacun pour soi.

Il était étonnant de constater que même ici, dans le Montana où il ne sévissait ni ouragans, ni feux de forêt et ni séismes, les habitants avaient été capables d'évacuer si vite. En une matinée, Billings était passée du statut de la ville la plus peuplée de l'État à une ville fantôme. On devinait que seules quelques âmes s'étaient barricadées chez elles, les portes closes et les volets fermés.

La voiture s'arrêta dans l'allée de sa maison, sur sa base de recharge qui n'émit aucun bruit ni aucune lumière pour signifier qu'elle fonctionnait. Il n'y avait pas plus de courant ici qu'ailleurs.

La bâtisse, typique de la région, était de la même architecture que toutes les maisons voisines, avec un large garage qui s'imposait en devanture, suivi d'un porche timide et d'une façade de bois beige. Le jardin tutoyait l'allée à côté. Cet empilement de logement était à l'opposé de l'idée qu'on pouvait se faire d'une zone si faiblement peuplée. Il fallait croire que les gens aimaient s'entasser dans les grandes villes et réserver les sorties dans la nature pour les week-ends.

Plus empâtées que hautes, les toitures ne voulaient pas rivaliser avec les montagnes, modestie acquise par les habitants vis-à-vis de la nature, dans cette région d'Amérique où les sommets montagneux s'élevaient jusqu'au ciel.

La jeune femme prit l'arme à feu et emmena la condamnée avec elle.

Une fois à l'intérieur, Elena poussa son otage dans un cagibi et lui lança, avant de fermer à clé :

— Reste ici. Si tu bouges...

— ... tu me butes, j'ai compris.

Elena s'isola dans les toilettes, rangea le pistolet dans sa ceinture et se passa de l'eau sur le visage. Son cœur battait à tout rompre, sa respiration s'emballait. Lorsqu'elle ouvrit ses mains devant elle, ces dernières tremblaient plus que de raison. Qu'est-ce qu'elle foutait, nom de Dieu ? Elle se força à respirer profondément, histoire de se calmer. En dernier recours, elle parcourut l'armoire à pharmacie et avala quelques comprimés avec un peu d'eau.

Depuis des semaines, elle fantasmait : elle s'imaginait libérer Sasha. D'une manière infantile, niaise. L'enlever, l'aider, découvrir qu'elle avait raison et qu'ils avaient tort, les autres psychiatres, qu'elle n'était pas une tueuse froide et psychopathe. Alors pourquoi ses mains tremblaient ? Parce qu'au fond, tout ce qu'elle ressentait en ce moment, c'était une peur irrépressible de se tenir à côté d'elle. Les fantasmes, c'était une chose : ils étaient là pour occuper l'esprit. La réalité n'avait rien d'un rêve édulcoré. Elle risquait sa vie.

En moins d'une minute, elle sentit l'effet des psychotropes se déverser en elle, annihiler les angoisses qui l'habitaient et détendre son corps parsemé de tremblements. L'angoisse laissa place à un léger fourmillement dans sa tête et à un arrière-goût étrange dans la gorge.

Elle attacha ses cheveux roux en une queue haute qui lui donnait l'air plus sévère, plus mature, plus sérieuse... tout ce qu'elle n'était pas en ce jour.

Un bruit de verre brisé l'arracha à sa contemplation. Sasha. Dans l'instant, elle ouvrit la porte, l'arme au poing.

À peine avait-elle franchi le battant qu'un homme lui bloqua le bras armé contre le mur si fort, si brutalement, qu'elle cria et lâcha le pistolet. L'étranger, aussi fort qu'un ours, un bonnet vissé sur la tête et une barbe importante, cala son bras sur sa trachée et appuya avec tout son poids.

Elena agrippa comme elle pouvait l'avant-bras, essaya de griffer, mais la brute portait une veste épaisse et ne sentait pas grand chose. Paniquée, la jeune femme le fixa dans les yeux, le regard implorant. L'homme, lui, n'avait que la détermination sur le visage. Quand Elena commença à sombrer, le lourdaud relâcha sa prise et la jeune femme tomba au sol. Ses poumons s'emplirent d'oxygène dans un ultime réflexe de survie.

L'individu qui la surplombait de toute sa masse lui envoya un coup de pied dans les côtes. L'impact violent la fit se tordre de douleur et lui coupa une nouvelle fois le souffle. Il attrapa la psychiatre par les cheveux, et avant qu'il n'ait le temps de trainer sa victime sur le carrelage, une détonation éclata dans l'habitation.

Déboussolée, Elena vit le corps lourd de l'homme s'abattre à terre. Du sang sortait de sa bouche. Sa jugulaire était déchirée et un flot sanguinolent s'en échappait. Les yeux vitreux et ouverts indiquaient qu'il était mort sur le coup, d'une balle tirée au niveau de la carotide et qui avait atteint le cerveau.

Elena se redressa et s'éloigna de la mare de sang qui s'épanchait en dehors de la blessure et menaçait de la toucher. Plaquée contre le mur, elle demeura sans réaction.

Alors que ses yeux quittaient enfin le cadavre, ils se posèrent sur Sasha, debout, le pistolet à la main. Elena ne dit rien. Les mots refusaient de sortir, son esprit de penser et ses membres de bouger. La situation la tétanisait.

Kourova avait eu le temps de se libérer de sa prison de fortune, d'enfiler des vêtements plus adaptés et des baskets, de tuer un homme... Le tout en un temps record. Si la psychiatre n'avait pas lu de long en large son dossier, qui stipulait qu'elle avait travaillé pour la CIA, cela aurait été à ce moment-ci qu'elle l'aurait réalisé. Aucun individu ordinaire n'était capable de faire ça, aucun autre être humain lambda n'avait les capacités physiques de l'ex-agente des services secrets.

Quand le choc se dissipa assez pour qu'elle recouvre l'usage de la parole, elle bégaya :

— Tu l'as tué ? Mais... pourquoi ?

Sasha attrapa l'arme par le canon et la rendit à Elena. Cette dernière la saisit sans trop se poser de questions, machinalement. Elle la garda dans sa main. Le canon sentait la poudre. L'odeur de soufre, mélangée à celle de l'hémoglobine, rendait l'atmosphère pesante. Si la mort n'avait pas de parfum, maintenant et pour toujours dans son inconscient, il en aurait un.

La jeune femme ne savait pas si c'était les médicaments ou le corps dans son séjour, mais quelque chose l'empêchait de raisonner, d'agir. Après un long silence, ses tympans cessèrent de rejouer la détonation et un peu de discernement se manifesta.

La Russe la jaugeait toujours. Qu'attendait-elle pour partir ? Qu'est-ce qu'elle faisait encore là ?

La jeune femme s'avança furieusement vers elle et s'empara d'elle au col :

— Pourquoi tu l'as tué ? Hein, pourquoi !?

La Russe se laissa faire sans opposer aucune résistance. Elena se mit à sangloter et la lâcha en s'éloignant.

— Je vais partir, dit calmement Sasha.

Elena ne répondit rien, le visage noyé de larmes, confuse. De nouveau, elle regarda ce cadavre, ce sang, ce tout qui s'animait il n'y avait pas si longtemps.

— Donne-moi les clés des menottes.

C'était donc pour ça. C'était uniquement pour ça qu'elle était restée : les menottes... Elena se tourna vers elle et la dévisagea. Kourova la fixait sévèrement. Ses yeux n'étaient pas seulement accusateurs, ils étaient aussi ceux de l'incompréhension. Mais qu'y avait-il à comprendre ? Plus rien n'avait de sens, car Elena ne parvenait pas à assimiler ce qu'il venait de se passer. Les images se bousculaient dans son esprit. La confusion était partout, elle ne parvenait pas à concevoir qu'une vie venait d'être enlevée en une fraction de seconde, et des questions commençaient à émerger dans ce brouillard qui enveloppait son présent.

Elena sortit finalement de sa poche les clés des entraves. Elle s'avança vers Sasha et retira un premier bracelet.

Puis, au moment de retirer le second, resta en suspend et, sans prémices, ferma le bracelet sur son propre poignet. Elle redressa l'arme vers la tueuse :

— Non, tu n'iras nulle part sans moi. Où tu vas, je vais aussi. Je ne te laisserai plus tuer personne à l'avenir.


https://youtu.be/NlnwXIigAAs

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