Chapitre 3 - partie 1
21 novembre, Billings, Montana
Elena quitta la maison vide.
Deux mois auparavant, Joshua avait emporté toutes ses affaires, ses frustrations et sa rancœur en complément de ses valises.
La jeune femme avait gâché leur dîner d'anniversaire. Son compagnon cachait une bague pour elle dans sa veste quand elle s'était pointée au restaurant avec plus d'une heure de retard. Le regard à peine désolé, encore déboussolée de l'altercation avec Campbell, elle s'était assise comme si de rien n'était, sans excuses. Joshua n'avait rien dit, lui non plus. D'un accord tacite, ils avaient mangé, très peu parlé, à peine ri. Les évocations de leurs boulots respectifs avaient sonné comme une guerre froide, simulant leur intérêt respectif. Joshua était assistant galeriste au musée d'art de la ville. La jeune femme n'avait jamais eu aucun attrait pour l'art, les couleurs ou les traits sibyllins. Alors elle avait feinté écouter, tout comme Joshua l'avait trompée en acquiesçant à intervalle trop régulier lors de la confession de ses ennuis avec son supérieur.
La soirée s'était achevée sans incidents majeurs. Il n'y avait pas eu de cris, de pleurs, de remords quand, dans la nuit, Joshua avait chargé son pick-up et était parti, avalé par l'obscurité vers une destination masquée par la brume nocturne. Deux mois qu'il n'avait plus donné signe de vie. Mais Elena ne doutait pas qu'il en profitait, de sa vie, loin d'elle et de la routine qui s'était insinuée au fil du temps entre eux au point de les séparer.
Ce jeudi de novembre, le temps froid mordait son visage et le vent cinglait sa peau exposée. Son corps, emmitouflé dans sa veste, se déplaçait tel un automate jusqu'à son véhicule. Pour la deuxième fois de la semaine, une rencontre était prévue avec sa patiente. Celle qu'on lui avait imposée sous diverses excuses pour l'éloigner de Sasha Kourova. Ainsi, au lendemain de sa rupture, la doctorante avait fait connaissance avec la nouvelle venue à la prison de Billings : une mère de famille internée pour infanticide multiple. Le docteur Campbell s'était vengé de son affront. Kathie Connorth ne correspondait pas à une tueuse en série : c'était une mère infanticide comme il en comptait des centaines dans le pays. La psychologie, pour ce genre de profil, concordait mieux avec une tueuse de masse*. Aucun trait commun avec Sasha. Il y avait un monde entre la Russe impassible, capable de supporter des mois d'enfermement en QHS sans montrer le moindre signe de folie, et la mère esseulée pleurnicheuse qui regrettait tout : ses enfants, son enfermement, son ex et même son chien. Elena se forçait à écouter, à accompagner Kathie dans ses errances mélancoliques, mais au fond d'elle, son ressentiment envers Campbell grandissait.
Rien de réjouissant en somme, surtout qu'elle allait devoir s'assurer que la demande de Connorth pour l'isolement aboutisse. En détention, la meurtrière subissait les excès de haine que sa condamnation engendrait : à l'instar des pointeurs* en centre carcéral masculin, les tueuses d'enfants traversaient l'enfer à chaque minute au milieu des autres résidentes. Et l'administration attendait souvent un incident notoire pour agir - elle évitait cela à tout prix mais demeurait aveugle sur ce qu'il se produisait dans son institution. Il fallait avouer que les gardiens aimaient parfois retarder les choses, sans doute parce que voir une détenue se faire planter par une brosse à dent fondue était plus divertissant que de se faire insulter toute la journée. Ou peut-être s'avéraient-ils qu'ils avaient une progéniture et, par transfert, une dent contre les assassins d'enfants, eux aussi.
Sur le trajet vers la prison, un nombre anormal de citoyens s'amassaient aux abords de leur voiture. Une précipitation, une agitation inhabituelle de la ville à cette heure si matinale attira l'attention de la jeune femme. On rentrait des sacs dans les coffres, les rues se remplissaient d'automobilistes. À un croisement, on lui brûla la priorité. Le fuyard ne ralentit même pas. Elena, sous le choc, s'arrêta un instant. Qu'est-ce qu'il se passait ?
Un père, quelques maisons plus loin, couru à son pick-up avec sa fille à bras et son fils accroché à la main. La mère leur emboîta le pas avec un petit chien. À la hâte, toute la famille avait pris place dans la voiture et le conducteur démarra en trombe.
La psychiatre alluma la radio. Quelque chose semblait faire fuir toute la ville, et elle ignorait quoi. Sa télé n'avait plus été allumée depuis le départ de Joshua. Rapidement, la voix nasillarde d'un speaker essoufflé inonda l'habitacle :
— ... l'armée. Si vous le pouvez, dirigez-vous vers les campements. N'appelez pas la police, ni les services de secours. Je répète : le pays est désormais sous la responsabilité juridique de l'armée. Si vous le pouvez...
Elena éteignit le poste et se laissa tomber en arrière dans son siège, sidérée. Dans son esprit, l'histoire du chaos provoqué par la diffusion radiophonique de "La Guerre des mondes" s'imposa comme une évidence. Peut-être tous ces gens étaient-ils victimes d'une blague, d'une campagne publicitaire un peu trop appuyée pour un film.
Pour en avoir le cœur net, elle attrapa son smartphone et lança la page des actualités. Tous les articles, sans exceptions, parlaient de la crise énergétique que le pays traversait : "plus de pétrole aux pompes", "les magasins sont vides dans plusieurs états", "la loi martiale déclarée par le président", "les résidents américains priés de se rendre dans les campements de l'armée". Le doigt sur l'écran tactile fit défiler les titres des dernières heures. Certains parlaient de campements militaires près de Missoula pour trouver de l'aide sanitaire et médicale, d'autres d'une possibilité de refuge à la frontière canadienne. Le smartphone vibra et la jeune femme décrocha :
— Allô ?
— Allô, Elena ? C'est maman. Où es-tu ? Je n'arrivais pas à te joindre !
— Je... Je suis à Billings.
— Elena, il faut que tu partes ! J'ai vu les infos, les pillages ont commencé cette nuit !
— Maman, de quoi tu parles ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Tu n'es pas au courant ? Le président a instauré la loi martiale cette nuit ! Ton père et moi sommes en route vers Regina, mais on est coincé à la frontière... on est... Oh, il y a tellement de monde ! Ma chérie, il faut que tu quittes Billings avec Joshua le plus vite possible.
— Je... euh... Oui maman. Je vous rejoins dès que...
La communication coupa subitement. Elena fixa son téléphone, encore sous le choc du déroulement rapide des événements. Bien sûr, elle n'avait aucune idée d'où était Joshua, mais elle avait omis de parler de leur rupture à sa mère. Cela dit, cette dernière aurait été heureuse d'apprendre la nouvelle de son départ, puisqu'elle ne cessait de lui trouver tous les défauts de la terre : à commencer par son nom, trop "juif" - mais Joshua était juif, ce qui compliquait les remarques acerbes de sa mère à son égard -, trop pauvre - quel comble pour un juif -, pas assez entreprenant...
La conductrice inspira profondément, les yeux fermer, pour reprendre ses esprits : oublier Josh, il n'était plus là. Sa mère et son père étaient en route pour Regina, la sommant de les rejoindre. Sasha... Qu'est-ce qu'elle faisait dans cette histoire ?
Elena ne pouvait pas déserter son poste ! Résolue, elle redémarra en direction de la prison comme initialement prévu.
https://youtu.be/ktvTqknDobU
* Tueur de masse : individu qui, lors d'un même évènement, tue plusieurs personnes. Il se différencie d'un tueur en série sur le plan psychologique par une prédisposition peu narcissique voire dépressive (le meurtrier en série se suicide souvent lors de la tuerie), un isolement ou un rejet social important et à une tendance empathique ("je tue pour mettre fin à une injustice/une souffrance qui je perçois chez l'autre/dans le monde"). Le tueur en série est l'inverse sur ces trois points : égocentrique, il se sent supérieur aux autres et ne se suicide que dans de rares situations, est souvent comparé à un caméléon en société (l'ouvrier qui ne se plaint jamais, le parfait père de famille, le gentil voisin sympathique) et ne sert que son propre but sans empathie (son fantasme passe avant la considération de la vie d'autrui).
* Pointeur : dans le jargon des prisons, les pointeurs sont les condamnés pour affaires de mœurs (viol ou viol sur mineurs). Ils sont les souffre-douleurs des autres détenus, tout en bas de la hiérarchie, et subissent les pires sévices lors de leur incarcération s'ils ne sont pas séparés des autres.
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