Chapitre 2
— Tu trouverais déplacé que je te demande comment tu t'es fait ça ?
Elena scrutait la détenue assise face à elle. La Russe dégageait une complexe austérité, entre l'animosité de sa posture contrainte et son aplomb digne d'un loup alpha. Ses cheveux noir corbeau, coupés courts, ne desservaient pas l'antipathie qu'elle brandissait au moindre regard. La taille des lourdes chaînes contrastait avec les frêles chevilles et poignets qu'elles étreignaient, mais leur fermeté se confondait.
Une table séparait les deux femmes dans cette pièce exiguë et dénuée de tout, de couleur, de vie, d'atmosphère. À force de rencontre, cette sensation lourde avait disparue ; celle qui naît à l'entrée d'une détenue condamnée à mort face à une civile.
Elena savait d'un point de vue intellectuel la dangerosité de son vis-à-vis, mais psychiquement la peur s'était évaporée. Peut-être n'aurait elle jamais dû ressentir cette confiance, qu'il n'y avait rien de mutuel et qu'à l'inverse, la détenue n'attendait qu'une erreur, un excès d'empathie, pour se servir d'elle comme d'un bouclier vivant et sortir d'ici.
— Divergence de point de vue.
— À quel sujet ? s'enquit Elena.
Sasha Kourova, comme à son habitude, la fixa intensément avec l'air de celle qui n'en dirait pas plus. Ainsi, la psychiatre ne saurait jamais comment la prisonnière s'était retrouvée avec une pommette ouverte. Un pansement masquait à peine les fils grossier d'un infirmier de prison sans minutie. Parfois, la jeune femme se demandait s'ils ne le faisaient pas exprès, les infirmiers et les médecins carcéraux, de laisser leurs patients avec des cicatrices, des douleurs ou des soins inadaptés. Un humain presque mort ne méritait pas le même égard qu'un humain avec une longue et belle vie devant lui. Qu'aurait pensé Hippocrate de ce blasphème ?
— C'est pas grave, ça ne me regarde pas, concéda Elena devant le mutisme de son interlocutrice. On peut reprendre là où on s'était arrêtées la dernière fois ?
— J'ai pas trop envie aujourd'hui.
— Alors pourquoi tu es venue ?
— Parce que je n'avais pas le choix.
— Si, tu l'as. Je te laisse libre de venir à notre entrevue ou pas.
— Vous, peut-être, mais pas les gardiens.
Les épaules d'Elena s'affaissèrent un instant à cette allégation. Dans son esprit, elle imagina le déroulement des événements : Sasha était, à l'instar de tous les condamnés à mort du pays, en cellule individuelle au QHS. À ce titre, une rencontre avec d'autres détenues était proscrite pour justifier sa blessure et son passage à l'infirmerie. Son état ne pouvait dès lors être imputé qu'à un ou plusieurs gardiens. Ou à un comportement d'automutilation, mais cette thèse ne tenait pas - jamais la captive n'avait montré le moindre signe de tentative de suicide ou d'atteinte à son intégrité physique.
Était-ce la conséquence du refus de venir à la séance ? Plausible. Cette idée répugnerait n'importe quelle personne étrangère à l'univers carcéral. Dans la réalité, les faits étaient d'une banalité déconcertante, presque entendue. La majorité des détenus avaient subi des sévices de la part de gardiens au cours de leur incarcération : harcèlement, punition arbitraire, humiliations, intimidations, coups... viols.
Tous ces mecs à qui le pouvoir foutaient la trique ferraient vomir une armée de bonnes âmes humanistes. Le sujet avait tant été étudié à travers des expériences sociales qu'on ne pouvait même pas en vouloir à l'individu : sa place dans le schéma n'avait pas la moindre importance, le mal serait fait. C'était ainsi que les gardiens et les prisonniers évoluaient dans une structure pénitentiaire, adoptant les rôles qui se libéraient, ceux de bourreaux ou de victimes. Comme dans une école, où un élève sera toujours harcelé. Zimbardo* avait juste montré aux yeux du monde l'horreur que tous vivaient depuis que le terme civilisation définissait une société.
Cependant, l'image d'un homme gras et suant assouvissant une pulsion primaire sur et dans l'intimité de sa patiente la répugnait à un point que - elle s'en rendait compte désormais - son attitude trahissait son malaise face à cet être bafoué à la cicatrice mal recousue. Perdue dans les dédales de son cheminement, Elena se reprit : son rôle passait avant toute considération. Elle était psychiatre en devenir, son masque se devait d'être impeccable : froid, distant, serein. Elle jouait ce rôle à la perfection depuis son arrivée à la prison.
— J'ai un autre exercice pour toi si tu veux bien. Je te donne quatre images. Peux-tu les classer par ordre de cruauté selon toi ?
La première image représentait un enfant moqué par ses camarades dans une cour de récréation. Sur la seconde, un cochon avait la jugulaire transpercée d'un couteau tenu par un homme. Les deux dernières représentaient une femme et un homme : sur l'une, l'homme violait la femme, et sur l'autre, il l'étouffait à mains nues.
Sasha, d'un calme olympien, se pencha sur les différents clichés :
— Qu'est-ce que vous entendez par cruauté ?
— La cruauté, c'est un acte injustifié, douloureux.
— Est-ce que les séquelles peuvent augmenter l'impression de cruauté ?
— C'est probable, admit Elena.
— Le cochon, le meurtre, l'enfant et le viol.
— Comment tu justifies ton choix ?
— Le cochon ne souffre pas beaucoup, pas longtemps. Il meurt, tout simplement. Ce n'est pas cruel. Pour la femme, ça va prendre plus de temps. Etre tué par sa propre espèce est plus cruel, c'est contre-nature. L'enfant humilié gardera des séquelles psychologiques peut-être toute sa vie, mais la femme que l'on viole est plus cruel encore, car elle aura à coup sûr des séquelles, peu importe sa force de caractère.
— Raconte-moi comment ça s'est passé pour toi ?
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
Elle avait ce regard glacial, celui qui mettait mal à l'aise. Elena, pour sa part, avait plutôt chaud, et la froideur de l'être humain face à elle n'y changeait rien. La chaleur irradiait chaque cellule de son corps, jusqu'à s'échapper par la peau de ses joues. Comment avait-elle osé poser cette question ? Elle était sortie du cadre, avait rétorqué sans réfléchir. Embarrassée, incapable de redevenir maître de ses émotions, Elena se leva et lança :
— Fin de la séance. Je dois partir tôt, j'ai un dîner ce soir.
— Un truc important ?
— Oui. On fête nos cinq ans de rencontre.
Un homme fit irruption dans la salle sans se donner la peine de prévenir.
— Gardien, ramenez cette détenue dans sa cellule, exigea-t-il sans politesse.
— Docteur Campbell, que me vaut...
— Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?
Le Docteur Campbell en question, un homme dans la soixantaine, lâcha lourdement un dossier sur la table scellée dans le sol. Un claquement emplit furtivement la pièce.
— Comme vous le savez, j'ai choisi d'étudier une tueuse en série pour mon doctorat, dit la jeune femme tandis que Sasha quittait la pièce avec son escorte.
— Ne me prenez pas pour un imbécile ! Ce que je vous demande, c'est pourquoi vos conclusions ont été ajoutées au dossier de la détenue ? Et surtout, pourquoi divergent-elles des conclusions antérieures ?
Elena resta muette devant ces questions. Ce n'était pas tant l'interrogatoire qui lui posait problème, mais le ton agressif utilisé par son mentor.
— Vous n'avez aucun droit, vous n'êtes pas encore diplômée ! Vous avez encore bien des choses à apprendre dans le domaine de l'expertise. Cette liberté que vous vous êtes offerte prouve que vous êtes loin de répondre aux exigences de la profession. Et ce manque de considération pour le travail de vos collègues me sidère, tout simplement !
— Si je peux me permettre, docteur, je côtoie beaucoup cette détenue et je pense qu'il conviendrait de se pencher un tant soit peu sur mes con...
— Vous la côtoyez peut-être un peu trop, vous ne pensez pas ? coupa sèchement l'homme face à elle. Je vous retire le droit d'interviewer Kourova.
— Mais elle est mon sujet de travail de fin d'étude ! Je ne suis pas victime du syndrome de Lima*, Docteur.
— De Stockholm, vous vouliez dire ? Car je doute fort que vous soyez le chat et, elle, la souris. Votre sujet d'étude, Mademoiselle Frost, c'est l'aspect psychologique des femmes tueuses en série, et non Kourova. Et cela tombe bien, car j'ai justement une nouvelle arrivante pour vous. Je vous la présente demain.
La bonhomie habituelle de l'homme qui se tenait devant elle avait laissé place à une étrange arrogance qu'elle ne lui connaissait pas. Les sillons que la vieillesse commençait à dessiner sur son visage, adroitement masqués par une barbe blanche, apparurent soudain sous des traits durs, autoritaires et directifs.
Alors que le psychiatre sortait de la pièce, Elena s'effondra sur la chaise métallique reliée à la table vissée au sol ; seul point d'ancrage à l'horizon. Une vague déferlait à toute vitesse sur elle, sur son projet, sur son avenir et menaçait de tout emporter. Pourquoi ? Une simple annotation dans une conclusion sur une expertise psychiatrique ? Elle se força à inspirer profondément pour ne pas sombrer dans les abîmes qui s'ouvraient sous ses pieds.
Reprenant ses esprits, ses yeux se posèrent sur le dossier échoué devant elle. Les cartes dépassaient péniblement du format A4, et en une image, la jeune femme vit s'agencer les pièces du puzzle : le couteau de l'une des images était brandi sur le nom de la détenue. Personne ne pouvait sauver Kourova, la comprendre ou dénuder son âme. Pas qu'elle soit impénétrable, juste qu'elle allait mourir avant qu'on n'en sache assez pour résoudre l'énigme cérébrale qui façonnait son comportement meurtrier. Et personne ne pourrait rien y changer. C'était sans doute le message que le docteur Campbell essayait de lui faire passer. Ne pers pas ton temps, ton énergie et ta santé mentale pour "ça".
Mais si Kourova était un prédateur sans cœur, alors pourquoi avait-elle montré autant d'empathie dans ce dernier exercice ? Comment la Russe masquait-elle son narcissisme si typique des meurtriers récidivistes ? Si Sasha était le chat, alors la jeune femme se dit qu'elle était la pire proie de tout l'univers, prête à retourner dans l'antre du loup et de se jeter dans sa gueule.
* Zimbardo : en référence à l'expérience de Stanford. Cette étude sociologique a été réalisée par Philip Zimbardo en 1971 dans les sous-sol de l'université de Stanford. Le but était d'observer les comportements en milieu carcéral, et plus précisément d'en comprendre les conflits. 18 étudiants volontaires ont été sélectionnés, chacun d'entre eux recevant un rôle (gardien ou prisonnier) au hasard. En seulement quelques jours, les "gardiens" firent subir aux "détenus" des traitements humiliants : privation de matelas, nombreuses heures d'exercice physique forcé, nettoyage des toilettes à mains nues, privation de douche, de nourriture, de vêtements, etc. Après six jours, cette expérience qui devait durée initialement deux semaines fut interrompue grâce à l'intervention de la petite amie de Zimbardo qui, après avoir assisté à ce qu'il se passait dans la "prison", sensibilisa toute l'équipe aux conditions épouvantables qu'il y régnait.
* Syndrome de Lima : c'est, en quelque sorte, l'inverse du très célèbre syndrome de Stockholm : dans ce cas-ci, c'est le ravisseur qui éprouve de l'empathie pour son ou ses otages (voire un sentiment amoureux).
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