Chapitre 1
Billings, État du Montana, septembre 2030.
— T'as écouté les infos ?
— Chéri, j'ai pas le temps de m'intéresser à ça.
— Je sais, mais là, ça devient important.
L'homme, un café fumant à la main, lança un regard désapprobateur à sa compagne. Cette dernière, affairée à mettre ses chaussures, n'y prêta guère attention. Elle avait l'habitude des reproches. Son quotidien l'empêchait de s'accorder intellectuellement et émotionnellement avec les autres - ou ce qu'elle aimait comparer au commun des mortels. Le décalage entre son conscient et celui des gens normaux la rendait sujette à ce genre d'attaque dès le matin.
Suivre l'actualité n'était pas sa tasse de thé, n'en déplaise à son petit ami pour qui le déroulement de l'univers entier s'avérait être un point central dans son agenda.
— Tu devrais t'intéresser à autre chose qu'à ton boulot, asséna-t-il. Il y a un monde en dehors de la prison, tu sais. Et ce monde est complètement en train de partir en couilles !
— Mince, Josh ! T'es pas obligé d'être grossier !
— OK madame Frigide des mots, je vais te le refaire avec un vocabulaire plus châtié : ce pays part à la dérive pendant que tu te préoccupes du sort d'une condamnée à mort. Ce qui est chouette, c'est qu'une fois qu'on sera tous en sursis, peut-être daigneras-tu nous témoigner une once de considération ?
— Arrête, tu sais que j'ai pas beaucoup de temps. Mon sujet de doctorat peut passer sur la table d'exécution demain. J'aurais fait tout ce travail pour rien si je ne me dépêche pas. Et je t'assure que le pays va très bien, c'est juste pour vendre du papier. Bon, je file ! À ce soir.
Hâtivement, pour fuir cette atmosphère de tension, Elena attrapa son sac et ses clés et se précipita vers la porte d'entrée. Cette attitude n'était en rien liée à un potentiel retard, même infime, mais bien à un besoin viscéral de s'échapper du nid conjugal. Elle serait à l'avance, comme toujours.
Joshua s'approcha d'elle juste avant qu'elle n'arrive à la porte et, délicatement, aussi léger qu'un souffle pour ne pas la faire fuir plus loin, fit barrage de son corps. D'un geste, il éloigna une mèche rousse pour contempler le visage de la personne avec qui il partageait sa vie depuis cinq ans. Son regard sombre accrocha celui déconcerté d'Elena. Doucement, il se pencha et l'embrassa tendrement. Elle garda les yeux ouverts. C'était la façon que Josh avait choisi pour signifier qu'il sortait le drapeau blanc, qu'il ne lui en voulait pas d'être ce qu'elle était. Dans un murmure, le jeune homme déclara :
— Allume ta radio, juste par curiosité. Oh ! Et n'oublie pas d'être à l'heure ce soir, j'ai réservé une table.
***
Un vent chaud et sec soufflait tandis qu'Elena, sereine, prenait place dans sa voiture et démarrait. Un silence de mort régnait dans l'habitacle. Ce silence apaisant précédait une journée de boulot harassante. Le calme avant la tempête...
Bientôt, la prison - bâtiment sinistre et imposant qui découpait le ciel en cisaille, morcelait le petit jour de son béton froid et insensible - apparut à l'horizon. À ce moment, la jeune femme se remémora les paroles de Joshua : allume la radio, écoute les infos. Intéresse-toi à autre chose pour une fois...
Elle toucha l'écran tactile du poste de radio. Les haut-parleurs du véhicule crachèrent une musique actuelle. Puis vint le présentateur. Et les palabres. Chacun à leur tour, les journalistes débattirent de la crise : les uns fustigeaient sans vergognes le président Trump*, les autres parlaient du manque d'altruisme de chacun. Un auditeur passa à l'antenne et déversa sa haine envers l'indigence des politiques, de l'armée, de la police, de sa voisine. Sans tarder, un sénateur s'exprima : pour lui, il n'y avait plus aucun doute : le pétrole, c'était fini. La pénurie d'or noir dans les différentes stations du pays n'était que les prémices de la crise : les usines qui ne tournaient pas au charbon allaient s'arrêter, le commerce s'essoufflerait faute de transporteurs pour les marchandises et les gens seraient contraints de rester chez eux.
Un soupir échappa à Elena Frost. Elle n'aimait pas écouter les infos ; cette farandole d'inepties donnait plus de crédit à sa déplaisance.
Les halos des spots du pénitencier absorbaient la noirceur environnante, et avec elle la vie courante des gens normaux, de ceux qui ne sont pas enfermés. Il existait quelque chose de paradoxale, de contre-nature et de viscéralement perturbant à franchir les murs d'une enceinte de prison lorsqu'on n'avait commis aucun délit. C'était le fardeau de tous les employés ici. Un gardien salua Elena quand sa voiture pénétra dans le parking réservé aux travailleurs.
Le soleil commençait son ascension dans le ciel qu'il zébrait du rouge de l'aurore. Une belle journée s'annonçait - d'un point de vue météorologique, cela s'entendait. Car à en croire le nombre excessif de voitures stationnées sur le parking, un incident avait écourté la nuit de certains employés.
La prison de Billings était un établissement de détention pour femmes. Dans les années vingt, suite au soulèvement des minorités et à une politique pour des lois et des arrestations plus égalitaires, de nombreux prévenus se sont retrouvés devant les tribunaux et jugés pour leurs crimes ; là où, auparavant, des lois plus laxistes envers les policiers auraient envoyé le coupable six pieds sous terre. Force était de constater que les personnes qui n'étaient plus abattues en rues finissaient ici, dans le couloir de la mort de l'État du Montana. Le nombre de femmes condamnées à la peine capitale avait augmenté de manière exponentielle, obligeant les autorités à réaménager la simple prison en un centre de détention de haute sécurité et, accessoirement, d'y greffer une chambre d'exécution.
Pour les détenues qui écopaient de la perpétuité, la vie était semble toute similaire à celle dans une prison de haute sécurité conventionnelle. La différence était pour les nombreuses condamnées à mort, celles dont les agissements ne permettaient plus à la société de les garder en son sein : le temps d'attente avant l'exécution se révélait incertain. Elles étaient averties le jour même de la concrétisation de leur pénitence. Ne pas savoir quand on allait mourir était la nouvelle façon de rendre justice : l'attente bancale engendrait un stress perpétuel qui créait un inconfort majeur pour le condamné. Une sorte de torture psychologique.
Voilà pourquoi cette prison avait été pensée : un cran au-dessus des QHS classiques, pour pallier à la désinvolture des centaines de prisonnières qui emplissaient ses murs. Le site était doté de cent cellules d'isolement dans le couloir de la mort, qui ne désemplissaient jamais malgré les exécutions frénétiques de ces deux dernières années ; conséquences de l'investiture d'un président républicain.
C'était devant cette architecture simple et froide qu'Elena gara sa voiture. La lumière du petit jour parsemait des ombres terrifiantes sur le sol bétonné. La jeune femme sortit du véhicule et attacha son badge à sa poitrine. L'air matinal avait fini de la sortir de sa nuit et l'odeur qui se propageait de lui faire oublier le monde en dehors de cet Alcatraz moderne. Pourquoi les cuisines collectives avaient-elles toujours cette fragrance immonde d'aliments dépassés, chauffés et mélangés ? Une puanteur qui aurait dissuadé quiconque sain d'esprit de se servir un plat sorti de là. Mais on était rarement sain d'esprit lorsqu'on était en prison : soit on ne l'était pas avant l'incarcération, soit on devenait fou après y être entré.
À l'abord de l'accès principal au bâtiment, un garde armé et muni d'un gilet par balle la salua :
— Bonjour Docteur ! Comment allez-vous ?
— Très bien Portman, et vous ?
— Comme tous les matins. Passez une excellente journée !
Elena traversa les longs couloirs baignés d'une lumière bon marché, passa plusieurs portiques, plusieurs portes lourdement gardées avant de s'installer dans son bureau. À peine fut-elle installée qu'un surveillant passa la tête dans l'entrebâillement de la porte :
— Madame Frost ?
Elena se redressa, interdite. Il était rare que quelqu'un l'interpelle dès son arrivée. En général, les gens aimaient prendre leur temps le matin, se raconter leur vie, se servir un café, papoter au changement de service, ce qui lui laissait le temps de s'asseoir tranquillement et de potasser ses livres ou quelques dossiers.
— On m'a chargé de vous avertir que la détenue Kourova ne pourra pas se joindre à vous ce matin, enchaîna l'homme habillé d'une chemise beige.
— Pour quelle raison ? s'étonna la jeune femme.
— Infirmerie. Je n'en sais pas plus.
— D'accord... Douglas ? C'est bien ça ? Prévenez-moi dès qu'elle en sort.
— Pas de soucis, madame.
Le gardien la salua en inclinant sa casquette et disparut.
Elena savait désormais que ce ne serait pas une bonne journée.
* Trump : le président en fonction en 2030 aux USA est Donald Trump Jr, 48ème président des Etats-Unis. Il est le fils aîné de Donald Trump, 45ème président.
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