CHAP 2 - La Pièce qui a tout changé

Allongée sur le sol, tandis que le crépuscule se glisse par la grande baie vitrée de son séjour, elle fait le même rêve, comme d'habitude :

Elle est de retour au casino, le jour de son vingt-et-unième anniversaire. Elle se penche pour se saisir de la pièce dorée sur le tapis rouge, près du puits à souhait. En la serrant dans son poing, elle énonce mentalement, clairement, ce souhait qui la taraude depuis ses dix-huit ans, toujours le même.

Pourtant, elle ne lance pas la pièce dans la fontaine avec les jetons jetés par tous les autres clients. Non ! Elle entre dans le casino, traverse le Hall en s'extasiant devant les lumières, les superbes tenues des hommes et femmes qui y jouent allègrement, une coupe de champagne à la main. Le brouhaha des conversations, les exclamations de joie ou de défaite, les cliquetis et tintements des pièces et des machines, l'accompagnent dans sa route vers une machine à sous.
La pièce dorée est chaude dans sa paume.

Elle glisse la pièce dans la fente qui scintille. Elle a 21 ans et c'est la toute première fois de sa vie qu'elle joue, sa toute première machine à sous.

La pièce tinte et Célia tire la poignée argentée juste à l'instant où la gigantesque horloge, qui trône à l'entrée du Casino, sonne cinq heures.
Ensuite, c'est le noir... elle s'évanouie toujours à ce moment-là.


Alors qu'elle s'éveille, Célia repasse encore ce moment dans sa tête.

C'est ainsi tous les soirs.
Chaque fois, c'est la même scène nocturne : elle est complètement transformée.
La fille timide et responsable du jour devient une diva au coucher du soleil. Chaque soir, elle se retrouve avec une nouvelle robe, des chaussures, un manteau et un sac à main différent, le tout assorti. Après avoir observé sa silhouette dans le miroir de sa chambre, son moment préféré de la journée est alors de jeter un premier coup d'œil dans son sac — un Lanvin, un Balmain, un Gucci, ou tout autre marque réputée.

Comme une enfant jetant un coup d'œil en cachette sur son cadeau d'anniversaire, Célia, ou plutôt Alice, ouvre le fermoir, les yeux écarquillés.

— Oh ! halète-t-elle en refermant avec rapidité le sac, non ? C'est fou ! Encore mieux que d'habitude.

Alice/Célia souri d'une oreille à l'autre car ce soir-là, son sac à main est rempli d'argent, de cartes de crédit et d'une invitation à la première du dernier film de Olivier Gauvin, « Le Bienfaiteur ». Elle admire cet homme et se sent déjà très proche d'Olivier Gauvin, même si elle ne l'a jamais rencontré. En revanche, elle connaît bien l'une des co-vedettes de l'affiche de ce film : Antoinette Petti. Antoinette, comme les autres connaissances de Célia... (oups Alice !), durant ces soirées de rêves, l'appelle/ la connaît par son autre identité :  Alice.

Alice a rencontré Antoinette il y a quelques mois lors d'une soirée de charité pour les enfants disparus. Elles ont entamé une conversation au cours de laquelle Alice a laissé échapper qu'elle était juste là pour la nourriture. Antoinette a pensé qu'elle plaisantait. Les deux femmes ont commencé à rire et Antoinette l'a invitée à une after-party. L'amitié n'a pas tardé à naître. Le numéro d'Antoinette s'est donc ajouté aux nombreux autres contacts sur le téléphone d'Alice, lequel réapparaît toujours dans le sac à main de chaque soirée.

Alice est si heureuse d'avoir rencontré cette femme. C'est sans doute elle qui a mis son nom avec les VIP pour la Première du Film de Gauvin. Il y a peut-être des centaines d'autres personnes intrigantes dans le téléphone d'Alice, mais elle ne contacte qu'Antoinette. La plupart des autres contacts sont rigides et prévisibles, mais Alice/Célia en a assez de ce style pendant le jour. Elle veut passer sa nuit à sa façon, en vivant chaque minute comme si elle vivait une aventure, un Roman jetset.  Antoinette est la complice idéale !

Voilà donc une nouvelle soirée qui commence. Devant son petit miroir-poudrier, Alice ajuste son maquillage et ses bijoux. Elle s'apprête à sortir quand elle voit un post-it sur le montant intérieur de la porte d'entrée :

«Paye le loyer ! »

— Quelle tâche insignifiante ! soupire-t-elle en décrochant le papier pour le jeter au sol. Tu t'en occuperas demain, ma vieille !
Elle ouvre la porte et se retrouve face à face avec les yeux inquisiteurs de Léo qui la toisent calmement :

— Eh bien, commence l'homme, on dirait que tu vas t'amuser ce soir.

— Pourquoi ce soir serait-il différent de tous les autres ?

— Tu vas me payer ou non ? questionne Léo, sa frustration suintant autour de ses joues rouges et de son front plissé.

Après un instant d'incertitude, Alice plonge sa main dans son sac. L'argent est sûrement là pour cela :

— Voilà, mon cher Léo.

Elle dépose délicatement une liasse de billets, totalisant 1 500 dollars. Elle se détourne ensuite, comme si elle lui remettait un ticket de voiturier.

— Ne dépense pas tout au même endroit.

Alice entre dans l'ascenseur et attend un instant que Léo la rejoigne, mais ce dernier est visiblement incertain face à son extravagante locataire du soir. Elle semble si différente de la Célia qu'il salue le matin ! Bien moins facile d'approche. Déjà qu'il lui a fallu tout son courage pour venir la voir en soirée.
Non, Léo attendra le prochain ascenseur. Il se contente de regarder la jeune fille, si sure d'elle-même, dans l'ascenseur dont les portes commencent à se refermer.

Alice lui fait un clin d'œil, les portes se ferment et elle sourit en rejoignant le hall de l'immeuble.

Léo est un homme simple, c'est amusant de le taquiner et de le rendre mal à l'aise. Ses intentions sont innocentes, mais il pourrait devenir assez tenace dans ses tentatives de recouvrement du loyer - si Alice l'y poussait trop. Malgré cela, il a été incroyablement indulgent avec Célia alors qu'elle n'était qu'une jeune fille de dix-neuf ans qui venait de perdre sa mère, son unique parent.
En effet, Léo lui a dit un jour qu'il n'aurait pas été enclin à être aussi indulgent avec elle si sa mère n'avait pas été une locataire aussi formidable. Célia/Alice sait qu'il la laisserait reporter ses loyers indéfiniment si c'est ce dont elle aurait besoin. En fait, c'est un vieux tendre.

Célia pourrait venir qu'à le considérer comme un père, s'il venait qu'à avoir avec elle une véritable conversation. D'une certaine façon, Léo ne sait pas communiquer avec les gens en public. Depuis la mort de sa femme, plus de dix ans auparavant, il passe la plupart de son temps enfermé dans son propre appartement ou affairé à entretenir son immeuble.

Célia est gentille avec Léo. Elle sait qu'il a besoin de quelqu'un à ses côtés, mais Alice a des choses plus importantes à faire... comme une fête pour une Première !

Prendre un taxi n'est pas un problème pour une rousse aux longues jambes en robe de bal. Le premier taxi qui passe ne tarde pas à s'arrêter pour elle. Alice s'installe lestement sur le siège arrière. Paresseusement, elle trace le contour de l'invitation avec son doigt. Elle se coupe sur le rabat.

— Merde ! fait-elle en portant son doigt à sa bouche nacrée.

— Pour aller où, madame ?

— Fink vink tsatr, fint sattsrine, Fif fou flai, répond-elle en suçant sa coupure.

— Pardon ?

Alice retire son doigt de sa bouche et dit simplement :
— Le Théâtre St-James, je vous prie.

Le chauffeur s'engage dans la rue. Alice attrape de nouveau son poudrier pour vérifier son maquillage. Superbe, comme d'habitude. Depuis son vingt-et-unième anniversaire, c'est fou toutes les choses merveilleuses qu'elle est capable de faire depuis qu'Alice est apparue : elle est capable de danser toute la nuit sans jamais déranger une mèche de ses cheveux, faire la fête jusqu'à l'aube, discuter avec des hommes follement riches et manger des mets décadents sans prendre un gramme, avoir toujours les tenues adéquates, les moyens et les invitations du jetset de Montréal. Ce style de vie mondain nocturne est maintenant monnaie courante pour la jeune femme. Elle a la chance de participer à des événements hors du commun chaque soir. De plus, le destin ne lui apporte que de belles et merveilleuses soirées. Jamais de gens louches, jamais aucune insécurité. Tout est parfaitement aligné pour Alice. Elle est toujours en contrôle de tout sans même avoir à se forcer pour réussir.

Le taxi s'arrête devant le St-James. Par la fenêtre, Alice admire la somptueuse façade qui brille de mille feux pour la soirée. Elle sent la fébrilité qui fait battre son cœur.

L'agent de sécurité du St-James dirige son taxi vers la seconde entrée. Obéissant, le chauffeur de taxi contourne la foule et s'arrête devant une deuxième série de barricades.

Alice donne cinquante dollars au chauffeur de taxi et revient sur le devant de l'Édifice du St-James. On lui a peut-être dit d'entrer avec les invités de la liste B, mais elle est d'humeur à entrer dans la liste A. Elle doit trouver un grand nom auquel s'attacher pour pouvoir à nouveau faire l'expérience du glamour de la presse et des paparazzi.

Alors qu'elle atteint l'entrée, Alice repère un gentleman au pied du tapis rouge qu'elle a connu lors d'une autre soirée jetset. En toute confiance, elle se glisse vers lui et lui touche le coude :

— Simons, Simons Bishop, c'est ça ? Le scénariste ?

— Oui, répond-il, tout sourire d'être reconnu. Et vous, vous êtes...

— Alice. On s'est rencontrés au Gala Jasmin pour la Société de recherches contre le cancer.

— Ah oui ! C'est exact. Ravi de vous revoir, Alice.

— De même. Dites, où est passé votre escorte ?

Simons désigne un bel homme blond au milieu d'une grande foule.

— Il est là-bas, en train de bavarder avec la presse.

— Ah ! soupire la jeune femme en se demandant si elle pouvait encore négocier sa participation dans le défilé.

Mais, elle ose se lancer :

— Eh bien, pourquoi je ne vous accompagne pas alors ? Vous ne devriez pas avoir à marcher seul sur le tapis pour votre grande soirée.

— Vous savez ? raisonne l'homme avec l'oeil pétillant. Vous avez raison !

Simons lui prend la main et ils descendent le tapis rouge en regardant les micros et les caméras. Il devient rapidement et douloureusement évident que les médias ne savent pas du tout qui est cet homme. Pas une seule personne ne l'arrête, pas même pour lui donner une tape dans le dos. La déception humidifie peu à peu ses yeux marron foncé et tord les coins de sa bouche. Alice remarque son changement d'attitude et le prend à part.

— C'est ta soirée, c'est toi le scénariste, non ? affirme-t-elle en utilisant un tutoiement de confidence. S'ils ne veulent pas braquer les projecteurs sur toi, alors tu dois te jeter à l'eau !

— Je ne peux pas... Je ne sais vraiment pas comment...

— Viens !

Alice prend Simons par le bras et l'entraîne jusqu'au pied du tapis rouge. En regardant autour d'elle, elle voit qu'une des journalistes a fait une pause entre les starlettes pour siroter son café et vérifier ses cheveux. Alice s'empare de son micro abandonné négligemment sur une table voisine.

— Qu'est-ce que ça fait de savoir que vous avez créé cette agitation ? questionne Alice en braquant le micro devant le visage de Simons.

— Eh bien, je...

— En tant que seul auteur de ce projet, vous devez être très fier du résultat final ? Non ?

— Oui. Je pense que le réalisateur a fait un excellent travail, et les acteurs sont impeccables.

— Mais les critiques disent que l'écriture est au cœur de cette superproduction. Que répondez-vous à cela ?

Alors qu'elle termine sa question, l'équipe à qui elle a chapardé le micro a remarqué que l'action commençait à se développer. Le caméraman a regardé la journaliste en train de se pomponner comme s'il l'accusait de passer à côté d'un sujet important. En quelques secondes, il épaule sa caméra et commence à filmer.

— Tout film est aussi bon que son scénario, déclare Simons qui prend peu à peu de l'assurance devant la jeune fille rousse qui l'encourage avec un sourire complice. Les lignes sont le squelette, le reste est de la chair et du sang. Le squelette lui donne sa forme, le soutient. Le reste le remplit. L'un sans l'autre, c'est du gâchis.

— Monsieur Bishop, Félicitations et merci pour votre temps ! conclut Alice en rendant le micro à sa propriétaire légitime.
La jeune femme s'éloigne lentement du scénariste alors qu'un grand nombre d'autres médias prennent conscience de l'agitation et se dirige vers Simons pour obtenir leur part d'histoire.

Le temps que Simons atteigne la porte du théâtre, tous les grands groupes de médias présents à l'événement l'ont approché. Son compagnon, Brent, a tout vu. Il observe avec tendresse et fierté la reconnaissance dont son compagnon est le sujet.  Rayonnant, il prend le bras d'Alice et l'accompagne afin qu'elle puisse entrer par la porte principale du Théâtre St-James pour la Première. Du coin de l'œil, Alice observe avec bonheur le résultat de son méfait. Soudain, le directeur du St-James vient pour stopper l'étrangère, qui n'est pas membre de la production du film, mais Brent, avec un sourire entendu, lui fait signe de la laisser passer.

Alice, la tête haute et un grand sourire, passe devant les deux hommes.  Elle chaparde même la boîte de Skittles ouverte dans les mains du directeur du St-James, puis entre avec grâce dans la salle de cinéma. Rapidement elle se dégote une place bien choisie puis attend avec le public le début de la projection.

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