CHAP 1 - La petite vie de Célia

Elle referme la porte de son petit appartement d'un coup de talon. Puis, elle se dirige vers son lit en trébuchant sur une paire de pantoufle oubliée par hasard sur son chemin. C'est une autre dure nuit de fête qui s'achève ! La jeune femme laisse tomber son sac Lanvin sur le sol, au chevet de son petit lit douillet, puis s'y laisse choir sans même prendre la peine de se changer, de toute façon, demain matin, elle portera quelque chose de bien différent en se réveillant.

— Bonne nuit, Cendrillon, marmonne-t-elle en laissant sa tête sombrer dans un brouillard bienheureux.

Au matin, alors que le soleil jette des éclats de lumière au travers des rideaux translucides, Célia ouvre les yeux à contrecœur en grommelant un peu. Elle caresse les lobes de ses oreilles en bâillant : ses boucles de diamant se sont évaporées.
Elle savait qu'elles disparaîtraient... elles disparaissent toujours.
Envolée aussi la robe finement brodée, remplacée par un simple pyjama de coton. Les cheveux de la jeune femme sont à nouveau crépus, son visage est brouillé et endormi, bien loin de ce maquillage digne d'un mannequin qu'elle arborait la veille. Lorsqu'elle dépose ses pieds au sol, elle remarque son vieux sac à dos de cuir noir qui l'attend, bien chargé de toutes ses choses que l'on trouve dans le sac d'une jeune femme normale, fin prêt pour la journée qui s'amorce.
Bref, l'apparence de Célia est bien différente de celle qu'elle était quelques heures auparavant.

Probablement parce qu'elle est une personne différente... et que cette personne veut son café.

Pieds nus, Célia se dirige vers la cuisine tout en frottant le sommeil de ses yeux. La froideur de son appartement la fait frissonner alors qu'elle arrive face à la cafetière. Un café et un bon petit déjeuner, voilà tout ce dont elle a besoin pour commencer sa journée avec le sourire. En ouvrant le congélateur, elle remarque que la boîte de gaufres est vide. Un coup d'œil dans le placard lui indique aussi qu'elle n'a plus de café, et comme le café et les gaufres sont à peu près les seules provisions qu'elle garde dans son appartement, elle n'a aucune raison de poursuivre ses recherches d'un déjeuner. Heureusement, elle a mangé suffisamment hier soir pour être rassasiée pendant une semaine entière. De plus, elle sait qu'elle sera bientôt de nouveau entourée d'abondance.

Après une rapide toilette et une brève incursion de la brosse dans sa chevelure, pour tenter de la dompter un peu, Célia pige un jean et un chandail dans son chiffonnier. Tout en s'habillant, l'horloge de son cellulaire l'informe, sans grande surprise, qu'elle est à nouveau en retard. Enfilant ses chaussures et son manteau, Célia attrape un parapluie – le temps est gris, on ne sait jamais, autant protéger ses cheveux de l'assaut d'une humidité exagérée – puis, elle sort en refermant bien la porte de son petit logement. Elle n'a pas fait deux pas que son propriétaire, Léo, la confronte. Pour tenter de lui échapper, elle se réfugie dans l'ascenseur, mais l'homme maintient le bouton d'appel pour empêcher la fermeture des portes.

— Le loyer est en retard, lui rappelle-t-il.

— Pourquoi pensez-vous que je fuis ? répond la jeune fille en lui jetant un regard de travers.
Léo entre dans l'ascenseur et se plante près d'elle, alors que les portes se referment.

Le parapluie de Célia s'ouvre avec un pop étonnant, remplaçant le visage de la jeune fille par celui d'une impressionnante grenouille verte à pois roses.

— Je sais que tu as de l'argent, affirme dit Léo d'un ton direct, en tordant le cou pour essayer de juger sa réaction, derrière la barrière batracienne.

— Ouais, ouais, dit-elle sarcastiquement. Alors, c'est pour ça que je n'ai ni nourriture, ni chauffage, hein?

— Mais j'ai vu comment tu étais habillée hier soir. Tu ne semblais pas manquer de quoi que ce soit, n'est-ce pas?

Il a raison : Alice a tout, elle ! 
Alice n'est pas Célia... et Alice a des choses bien plus importantes à faire que de payer un loyer ou acheter de la nourriture. En tout cas, cette femme disparaît avec l'aube et, une fois de plus, la Célia ordinaire est là pour ramasser les morceaux.
Célia pousse un profond soupir. La réalité de sa position précaire économique la rattrape toujours dès les premiers rayons du soleil.

— Je verrai ce que je peux faire ce soir, concède-t-elle en refermant son bouclier amphibien surdimensionné.

— Pas maintenant ?

— Non, il faudra que ce soit ce soir, affirme-t-elle avec un franc sourire à Léo.

Dès que les portes s'ouvrent sur le rez-de-chaussée de l'immeuble, Célia se faufile dans le hall avec un petit signe de la main. Léo la regarde se précipiter à l'extérieur en la pointant du doigt.
— Ce soir, alors.

Célia déteste les matins.
Elle se déplace comme un zombie dans les rues, titubant paresseusement parmi la foule. D'une manière ou d'une autre, elle doit trouver assez d'énergie pour passer huit heures à son travail, et ce au salaire minimum, à faire flipper des hamburgers ou à faire des casseaux de frites. Un travail pas si difficile et, de toute façon, le travail ne rebute pas Célia.
Le travail, non. Certaines personnes, oui !

La patronne de Célia, par exemple : Germaine.
Elle porte bien son nom !
Cette patronne a un power trip de Contrôle qui rivaliserait avec celui de n'importe quel dictateur, tyran ou organisateur de mariage. Germaine prescrit quand, comment et pendant combien de temps, chaque employé doit effectuer chaque tâche donnée. Elle leur dit également à quelle distance ils sont autorisés pour leurs pauses - ce qui permet à ses employés de revenir à temps sous sa dictature de fer.

Ensuite, il y a Marc.
Marc est un crétin pâle et gras qui aime décorer les cheveux de Célia avec des projectiles de frites grasses. Célia pourrait lui pardonner son comportement infantile s'il était un adolescent, mais il a vingt-trois ans, juste un an de moins qu'elle. Marc est une peste incroyable, mais même lui est une douce friandise comparée à Frédéric.

Frédéric est un homme douloureusement moyen qui se fait un devoir de dire à Célia à quel point il est amoureux d'elle. Il lui promet une dévotion sans faille chaque matin à l'ouverture du restaurant, la supplie de l'épouser au dîner et jure qu'il se tuera si elle ne le laisse pas la raccompagner chez elle chaque soir.

Son harcèlement constant est suffisant pour créer dans la santé mentale de Célia un trou qui grandit de jour en jour. Elle a bien essayé de l'ignorer mais si elle est muette, il devient encore plus volubile et l'attire subrepticement près de lui, jusqu'à ce que Germaine, telle une corne de brume, rappelle à ses employés de se remettre au travail.

Et la journée s'étire dans le même momentum que celle de la veille. 


Célia travaille avec diligence, depuis son arrivée, traverse l'heure du lunch avec rapidité et se lance à cœur perdu dans l'après-midi.  Elle se retient de ne pas regarder les aiguille de l'horologe qui la narguent de ne pas avancer sous son regard implorant.
Enfin, les aiguilles semblent en accord avec son humeur : la petite sur le quatre et la grande pointe fièrement sur le 6 !

Célia se lave les mains consciencieusement puis s'affaire dans son casier pour se changer.  Comme si cela n'était pas une habitude bien ancrée, Frédéric se présente joyeusement derrière elle :

— C'est l'heure de partir. Tu es prête ?

— Tu sais, Frédéric, je crois que je peux rentrer toute seule aujourd'hui, répond-elle en enlevant son tablier.

— Célia, si tu rentrais seule à la maison et qu'il t'arrivait quelque chose, j'en mourrais. Tu ne peux pas vouloir ça. Tu peux ?

— Je me débrouillerais, affirme Célia en lui souriant.

— Très bien, je t'appelarais dans cinq minutes pour vérifier que tu aies atteint le pont, puis je t'appellerai cinq minutes plus tard pour savoir si tu es arrivée au parc, puis cinq minutes plus tard, j'appellerai pour m'assurer que tu es bien rentrée.

— Frédéric... soupire la jeune femme.

Les yeux du jeune homme sont francs et sans malice.
— Bien. Tu as gagné, acompagne-moi, ce sera plus simple pour tout le monde.

Avec un sourire satisfait, Frédéric aide Célia à enfiler son manteau. Celle-ci jette un coup d'œil à son téléphone. Quatre heures trente-cinq. La voilà en retard aujourd'hui. Elle ferait mieux de rentrer chez elle rapidement, sinon Alice fera une apparition en plein milieu de son quartier. Elle essaie de précipiter sa fuite, mais pour une raison quelconque, Frédéric semble prendre son temps. De son pas rapide cependant, elle réussit à éluder les multiples tentatives du jeune homme pour entamer une discussion. Il est empêtré dans son discours, qui bloque sur plusieurs de ses entrées en matières. Célia ne l'aide en rien, il faut dire :

— Dit, Célia, on se connaît depuis presque trois ans maintenant ?

— Oui ! Ça me semble tellement plus long.

— Je sais, comme si on se connaissait depuis bien longtemps, hésite-t-il. Je pensais...

— Tiens, voilà le pont !

— Ah bien ! toujours autant de circulation. Attention en traversant !

Célia s'élance au feu vert sans attendre et rejoint le trottoir suivant, suivie de son chevalier-servant, qui surveille de chaque côté de la rue.

— On pourrait envisager de... peut-être, un soir prochain...

— As-tu vu le parc, ils y posent des lumières, remarque Célia en accélérant encore le pas.

— C'est exact, observe Frédéric. Sûrement une festivité à venir.

Il presse le pas pour conserver l'allure de la jeune femme.

— Il serait temps, peut-être, de passer à la prochaine étape de notre relation... je...

— Ah, voilà mon immeuble, interrompt Célia.

— Ah oui, déjà ?

— Mon dieu, c'est génial, affirme Célia en regardant son cellulaire.

Frédéric n'a pas compris l'allusion. Il tente de maintenir fermement le cap de la conversation, déterminé à obtenir au moins un baiser d'aurevoir. Ayant réussi à se placer entre Célia et la double porte de son immeuble, il capte ainsi toute son attention.

— Je me disais qu'on pourrait peut-être sortir ensemble un jour, dit-il d'une traite.

Célia vérifie à nouveau l'heure, il est bien trop proche de cinq heures pour qu'elle essaie de le laisser tomber en douceur ; elle doit trouver ce qu'elle peut dire pour le faire bouger.

— Bien sûr... Demain, tiens !

Elle a dit cela rapidement, commençant à paniquer un peu. Le temps s'écoule.

— D'accord, sourit Frédéric de toutes ses dents. Demain alors.

Frédéric a accepté et il s'approche de Célia, dans un geste évident pour obtenir un baiser. Mais, la jeune femme pose ses mains sur les épaules de Frédéric et le redirige fermement de l'autre côté de l'entrée, se jetant presque dans l'embrasure de la porte alors qu'un autre locataire en sort. Frédéric se retrouve seule, sur le pas de la porte et se contente de lever la main en guise d'aurevoir :

— À demain. Célia !

Cette dernière se précipite dans le hall et monte les escaliers en courant. Elle a à peine le temps de refermer la porte de son appartement qu'elles'évanouit en plein milieu de son salon.


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