Le panier m'échappe des mains lorsque je suis violemment poussée par un nouvel ivrogne sortant de la taverne. Mes pommes roulent sur le sol en un bruit sourd. Je me penche pour les ramasser en grommelant pour moi-même. Le manque de politesse des villageois m'étonne encore malgré toutes ces années.  J'ai conscience que tout le monde est à cran suite aux attaques et disparitions cependant ce n'est pas une raison pour manquer de respect. Je dépose mes pommes dans mon panier puis reprend la direction de ma maison.

La nuit est tombée depuis quelques heures maintenant et un froid glacial enveloppe notre pays. Je frotte mes mains l'une contre l'autre tout en serrant davantage ma cape contre moi. Elle est peut-être vieille et usagée cependant elle est bien pratique. Je soulève ma capuche puis m'engouffre dans les rues vides. J'entends les rires gras des hommes dans la taverne derrière moi ainsi que des gémissements des personnes vivant dans la rue. J'ai toujours de la peine pour eux. Une vieille femme aux cheveux bruns est enroulée dans une couverture comportant une multitude de trous, les jambes remontées jusqu'au menton. J'attrape une pomme dans ma main puis lui donne en souriant.

— Ce n'est pas grand chose, mais c'est pour vous.

— Vous êtes trop généreuse, mademoiselle.

Elle serre la pomme dans sa main en me lançant un grand sourire. Je continue mon chemin, un petit sourire aux lèvres. Apporter de l'amour autour de moi est une mission personnelle, j'aime rendre les gens autour de moi heureux. Ces temps troubles me font de plus en plus, je m'inquiète énormément de la sécurité de ma famille. Nous vivons dans un coin reculé du royaume, les guerrières ne s'aventurent pas jusqu'ici pour garantir notre protection. Nous devons apprendre à nous débrouiller sans leur aide, ce qui n'est pas plus mal. Je n'aime pas les guerrières célestes, elles ont la chance de vivre dans le luxe et ne pas connaître la faim et la pauvreté.

Je repère ma maison illuminée, maman veille toujours à laisser la lumière allumer lors de mon retour des courses. Elle dit que c'est pour retrouver mon chemin et ne jamais me perdre. Notre maisonnette n'est pas luxueuse et comporte le strict nécessaire pour vivre. Je suis reconnaissante à ma famille de travailler autant pour apporter de la nourriture à chaque repas ainsi que des vêtements. Nous n'avons pas tous cette chance. Je pousse la porte ronde menant à ma maison puis pénètre à l'intérieur en souriant. La table est dressée avec les couverts servant uniquement en cas de fête, une agréable odeur de pomme de terre flotte dans l'air me donnant l'eau à la bouche.

— Bonsoir, ma chérie !

Ma mère s'approche et me serre contre elle. Son odeur de lavande chatouille mes narines et me plonge de nouveau en enfance. Elle est la personne que j'aime le plus au monde, je ne veux pas la perdre. Je dépose mon panier contenant les pommes sur la table puis retire ma cape afin de l'accrocher. Nous avons désormais tous les ingrédients nécessaires pour la préparation de mon dessert préféré : une tarte aux pommes. Chaque préparation à base de pomme est un véritable délice. Je connais la raison pour laquelle ma mère se donne tant de mal aujourd'hui. Habituellement, nos repas sont simples et ne comportent aucune extravagance cependant c'est un jour spécial que nous fêtons chaque année.

— Comment s'est déroulé ta journée ? demandé-je.

— Extravagante. Les clientes n'ont pas cessé de défiler afin de commander des robes plus originales les une que les autres, Acacia était sur le point de s'arracher les cheveux en réalisant les croquis.

Maman travaille dans une boutique de vêtements depuis toujours en compagnie d'Acacia, la patronne. C'est une femme bienveillante avec un talent indéniable. Elle veille toujours à mettre des vêtements de côté pour moi et répare les trous dans mes différentes capes. Je ne serais pas étonnée que ma mère devienne officiellement adjointe dans quelques années. Elles formes toutes les deux une bonne équipe et personne ne peut nier le talent de ma mère.

— On a reçu une commande spéciale venant de la maison royale. Nous sommes chargées de dessiner les nouveaux uniformes pour les guerrières célestes et présenter le projet au styliste personnel de la reine.

— Oh mais c'est merveilleux maman !

Je la serre dans mes bras cependant je la sens crispée.

— Cela va me demander pas mal de temps et de travail. Il est probable que je ne rentre pas tous les soirs pour le repas, mais tu es suffisamment grande maintenant pour te débrouiller et préparer le repas.

— Mais les Ombres ?

— Ne t'inquiète pas pour ces créatures, je suis encore capable de me défendre.

Cette occasion est un excellent moyen de faire connaître les talents de ma mère au reste du royaume, mais la savoir exposée au danger des Ombres ne me plaît pas. Elle ne devrait pas se retrouver dans les ruelles la nuit et mettre sa vie en danger.

— Dessiner pour la reine elle-même est un grand honneur et je me dois de faire du bon travail. Les Ombres ne me font pas peur et je parviendrais à me défendre en cas de besoin. Ne t'inquiète pas pour moi, mon trésor.

Elle caresse mes joues en continuant de sourire puis récupère les pommes afin de terminer la préparation du repas. J'essaie de mettre mes craintes de côté puis décide d'adopter un comportement plus adapté à cet événement. Notre unique jour durant lequel nous pouvons nous permettre d'être extravagant et nous amuser.

— Ton père ne devrait pas tarder, tu as encore le temps de te préparer.

— D'accord.

Je regagne ma chambre en chassant ma mauvaise humeur afin de ne pas ruiner notre belle soirée. Ma famille est la plus merveilleuse qui soit alors je me dois de faire bonne figure afin de ne pas gâcher ce bon moment. Je m'approche de ma coiffeuse blanche fabriquée par mon père il y a quelques années puis caresse le bois avec mon doigt. Je m'empare d'un flacon contenant le parfum que ma mère a fabriqué pour moi. Un mélange de rose et d'une plante dont je ne connais pas le nom. Nous n'avons pas les moyens d'acheter des parfums alors ma mère s'est occupée d'en fabriquer pour moi.

Des larmes salées roulent le long de mes joues lorsque je songe à mon enfance. J'ai tellement de chance de connaître l'amour d'une véritable famille et ne pas continuellement m'exposer au danger. Contrairement aux apparences, je ne suis pas une simple villageoise qui gagne sa vie en vendant des fruits. Je suis une guerrière céleste. La magie circulant dans mes veines provient du cristal enchanté dans lequel je suis née. Ma vie devait être différente cependant j'ai la chance d'avoir une véritable famille et être libre de mes propres choix. Lors de ma douzième années, mes parents m'ont laissé le choix de partir pour l'académie ou rester auprès d'eux. Il était inconcevable de les quitter pour apprendre à manier les armes et la magie. J'étais heureuse avec eux et je le suis encore.

Nous avons conscience que ma présence n'est pas normale et que ma place est auprès des autres guerrières cependant je ne peux me résoudre à les abandonner. Je suis arrivée dans leur vie lorsque la nourrice chargée de s'occuper de moi m'a oublié dans le pub. Un bébé de quelques jours à peine abandonné au milieu d'ivrognes. Un homme bon est cependant apparu et m'a emmené dans sa maison auprès de son épouse. Ils venaient de perdre leur enfant quelques mois auparavant. Dans un premier temps, je devais rester quelques jours dans l'attente que ma nourrice vienne me chercher, mais cela ne s'est jamais produit. Je suis une guerrière céleste oubliée. Chaque année nous fêtons mon anniversaire à cette date afin de célébrer mon arrivée au sein de la famille.

Mon identité de guerrière céleste est encore inconnue et j'étais bien trop jeune pour que la reine m'accorde un prénom. Ils ont alors décidé de m'en attribuer un en se basant sur la lettre cousue sur la couverture dans laquelle j'étais enveloppée lors de mon arrivée. Un simple A qui pourrait correspondre à tant de choses, mais avec le temps j'ai cessé de me questionner. J'ai beau avoir de la magie en moi, je ne suis pas une guerrière céleste. Je n'ai suivi aucun entraînement et cours pour le devenir.

Je soupire puis m'approche de ma penderie contenant toutes les tenues en ma possession. Je m'empare d'un pantalon noir taille haute ainsi qu'un chemisier blanc aux manches bouffantes. Les créations d'Acacia et de maman sont les plus belles du royaume. La plupart de mes vêtements ont des manches longues afin de camoufler l'unique objet me liant aux guerrières célestes. Un bracelet en or formant des boucles et arabesques complexes et possédant un diamant rose en son centre. Je n'ai jamais compris la raison pour laquelle mes parents ont décidé de ne pas le vendre et me le donner. Selon eux, il était camouflé sous ma couverture et scintillait légèrement à mon contact.

J'entends la porte de la maison s'ouvrir, ce qui me pousse à accélérer. J'enfile mes vêtements en veillant à mettre le pendentif que mon père m'a offert l'année dernière. Je peigne soigneusement mes cheveux blonds en les attachant avec un ruban blanc. Mon regard s'attarde sur mon propre reflet. Mes joues sont rouges et j'ai un sourire jusqu'aux oreilles. Mes yeux azur révèle une joie que je ne peux camoufler. Je suis aimée et entourée. N'est-ce pas le plus beau cadeau ?

***

— Joyeux anniversaire, ma belle Awena.

Mon père embrasse délicatement mon front puis dépose un morceau de tarte dans mon assiette. Elle est encore chaude, un véritable délice pour les papilles. Le repas de maman était délicieux comme toujours. Nous avons évoqué les derniers potins du quartier en riant de la pauvre Isabella, une cliente de mon père. Celui-ci travaille dans une des nombreuses boulangeries du royaume. Le pain est délicieux, mais ce n'est pas le meilleur. La reine elle-même ne souhaite pas faire appel à leur service pour les repas.

— Tu es notre plus beau cadeau.

Il extirpe de la poche de sa veste une petite boîte blanche entouré d'un nœud rose. Je m'empresse de l'ouvrir en laissant échapper la fourchette de mes mains. J'écarquille les yeux en découvrant une magnifique épingle à cheveux avec des perles et des fleurs.

— Elle appartenait à ma propre mère et elle aurait aimé que sa petite-fille la porte.

— C'est un merveilleux cadeau, papa !

Je m'empare de l'épingle entre mes doigts lorsque celle-ci s'échappe de mes mains. La lumière vacille soudainement tandis que le sol se met à trembler. Les bougies s'éteignent tandis qu'un vent glacial ouvre les fenêtres.

— Pas de panique, cela doit être une tempête.

Mon père s'approche de la fenêtre afin de la fermer lorsque je discerne une forme obscure. Mon père pousse un cri tandis que l'Ombre l'emporte. Je renverse la table en ne me préoccupant pas des protestations de ma mère. Sans perdre une seconde, je saute par la fenêtre à mon tour et m'empresse de suivre la créature. J'ignore ce que je dois faire exactement, mais je ferais tout pour sauver mon père.

— Tu n'as pas le droit de l'enlever ! crié-je.

Ma voix résonne dans la ruelle tandis que l'Ombre flotte dans les airs. Elle m'observe durant quelques secondes tout en retenant mon père. Ce monstre pourrait le tuer en à peine une seconde, je dois trouver une solution. Je m'empare d'une vieille bouteille en verre traînant sur le sol, unique arme contre cette créature.

— Ne reste pas ici, Awena ! hurle mon père.

— Je ne te laisserais pas ! rétorqué-je.

Mon sang bouillonne dans mes veines tandis que la magie circule entre mes doigts. Je ne me suis jamais permise d'utiliser la magie par crainte de révéler ce que j'étais en réalité. En dehors de la reine et des guerrières célestes personne ne possède de pouvoirs dans notre royaume. Je pourrais détourner l'attention de l'Ombre en les invoquant cependant j'ignore les conséquences que cela aura.

— Awena !

Le vent soulève lentement mes cheveux tandis qu'une chaleur indescriptible s'empare de moi. Je savoure cette sensation durant une brève minute lorsqu'une puissante lumière émane de mon corps. L'Ombre lâche mon père et tourne son regard dans ma direction. Je remarque que ma chevelure blonde est désormais d'un rose clair semblable à celle d'une fleur. La créature pousse un cri tout en s'avançant dans ma direction. Alors que je croyais tout espoir perdu, une vague de froid apparaît. Un cri s'échappe de mes lèvres avant que je ne sombre dans les ténèbres.

27/05/2021