Inutile de préciser que l'ambiance s'est considérablement dégradée. Genre guerre froide. Lucius ne m'adresse plus la parole depuis deux jours et je le lui rends bien. Imbécile. Il passe son temps avec cette garce de Cristal qui pouffe à chaque mot qu'il prononce. J'hésite encore entre extrêmement agaçante ou carrément pathétique et je m'exhorte continuellement au calme en me répétant sans cesse que le meurtre est sévèrement puni par la loi mais, d'un côté j'hésite. Je peux plaider la folie passagère à cause des hormones libérées par mon cycle menstruel, non ? Pour rien arranger à mon souci d'ordre naturel, la chaleur accablante me rend d'autant plus irritable donc pour essayer de compenser je mange, mais cela ne suffit pas, alors je me transforme un peu en espèce de monstre qui se goinfre et qui grogne à longueur de journée. Je bouge à peine pendant les cours de danse ou de sport, malgré les hurlements de Nila et je supporte ses insultes sans moufter, ou presque. Je l'ai déjà tué de dix façons différentes dans ma tête.
Même le chant devient insupportable. Hier Madame Signes, vêtue d'un jean taille basse qui m'a presque rendue aveugle, nous a dévoilé le titre de la collégiale que nous allons interpréter ensemble et, même si le titre est super, je ne suis pas certaine que cela fonctionne. Mais bon, je ne vois pas en quoi cela me surprend, dans le fond je suis certaine que Celebrity School n'a que pour réel but de fournir de nouveaux dossiers aux bêtisiers de fin d'année.
On est mercredi après-midi et nous avons cours par section. Je suis dans la salle de chant, avec Cristal et Momo. Le point positif, c'est qu'elle ne pouffe pas comme une idiote, Lucius n'étant pas là.
Madame Signes, dans une robe rouge affreusement moulante nous distribue une feuille avec le titre de la chanson imposée. J'y jette un coup d'œil et souris, ravie de ne pas me retrouver avec Bô le Lavabo ou une connerie du genre.
- Vous avez le reste de la journée pour l'apprendre, et, demain, je travaillera une heure avec chacun d'entre vous. Bonne journée.
Bon, moi ça me va. Elle se tire et je me tourne vers Momo :
- Tu as quoi, toi ?
- Marly-Gomont.
- De Kamini ?
- Ouais.
Je lui assène une tape amicale dans le dos :
- Tu vas t'éclater, non ?
- Je viens d'une cité, j'ai jamais vu de vache de ma vie et je suis pas noir, à ce que je sache. Je crois qu'elle est raciste, marmonne-t-il en fusillant la feuille du regard.
Je ris en secouant la tête, on passe devant la salle de théâtre et j'adresse un petit signe à Ludovic qui me rend un clin d'œil et, bien entendu, je rougie. De son côté, Scarface me lance une expression peu amène pour bien me faire comprendre le fond de sa pensée et ce que je lui inspire mais je l'ignore :
- Je crois quoi pas, je réponds à Momo en lui tendant ma feuille à moi, si tu veux mon avis elle tente plutôt de nous faire passer un message à travers le rap.
- Tu penses qu'elle va chanter quoi Cristal ? demande-t-il en se marrant.
- Je sais pas, « voulez-vous coucher avec moi » ?
Son rire grave et caverneux résonne fort dans les marches, se fracassant sur les murs de pierres. On descend à la cuisine, à la recherche de Kimberly. Elle va nous fournir plusieurs versions de nos chansons, pour qu'on puisse s'en inspirer, et j'en profite pour lui demander l'autre chanson, celle que nous interprétons librement, et je décide de partir dans du RnB français. Je parle anglais comme une vache espagnole et j'aimerais m'éviter ça aussi longtemps que possible, et puis au moins je reste dans la rue made in France, non ? Une heure plus tard je me retrouve dans la salle de danse, les portes fermées, la station Bose crachant à fond jeune demoiselle de Diam's. Dans le fond j'aime bien.
- Dans mes rêves, mon mec, m'enlève et m'emmène !
Je chante à tue tête, bougeant et rappant de manière tout à fait approximative, tentant au moins de prononcer les paroles correctement et m'entraînant à articuler. C'est plus dur que ça en a l'air, mais je m'accroche. Je recommence, encore et encore, tentant de limiter les dégâts, m'entêtant, mais d'une certaine façon, c'est un exutoire. Je me défoule en chanson et me purge. Je ferme la porte et tourne la page sur le début du rien qu'il y a avait entre Lucius et moi. C'est pour cela que je me sentais si mal. Je craquais un peu pour lui, mais il est temps que j'accepte qu'il n'en vaut pas la peine. Il ne vaut la peine de rien du tout et certainement pas de me mettre dans des états pareil.
Il est dix-huit heure lorsque je rejoins les autres en cuisine, je me lave les mains et propose mon aide. Thibault désigne de la pointe de son couteau ce que je dois faire. Corvée d'oignons.
- Tu vas bien ? me demande-t-il tandis qu'il s'occupe des poivrons face à moi.
- Oui, pourquoi ?
Il hausse les épaules et transfert son poivron rouge réduit en lamelles dans un saladier rose bonbon avant de continuer :
- Tu es un peu distante ces derniers temps.
- J'ai mes règles.
Sans crier gare, il explose d'un rire bruyant et grave qui attire l'attention de tout le monde et me fait rougir. Super, je dois être belle entre mes yeux plein de larmes, mon nez qui coule et mon visage rouge pivoine, sans oublier mes cheveux ramenés sur le dessus de mon crâne en un chignon tout pourris. Aucun doute là-dessus, j'ai un look mortel.
- Tu ne t'es pas déjà servie de cette excuse à Paris ?
J'épluche un autre oignon et lève les yeux au ciel :
- La nature veut que je sois comme ça une fois par mois jusqu'à ma ménopause. Je sais, c'est injuste et je suis d'avis qu'à l'instar des chiennes on devrait avoir nos règles une fois par an seulement, mais mère nature n'est qu'une connasse égoïste et sadique qui prend un malin plaisir à nous transformer en espèce de chose détestable chaque foutu mois de notre misérable vie !
J'assène un énorme coup de couteau dans mon oignon qui se coupe en deux de manière très net. Faut croire que ces trois heures à se défouler n'étaient pas suffisantes. Face moi, Thibault me dévisage, la bouche légèrement ouverte. Bon, super, je l'ai choqué.
- Je vois que ce n'est pas seulement une excuse, souffle-t-il.
- En effet.
- Sinon, tu es prête ?
- Pourquoi ? je demande en relevant la tête, un peu perdue.
- La répétition générale, demain.
Merde, j'avais zappé ce léger détaille. Demain, toute la journée Madame Signes, Mademoiselle Lola, Nila et Ludovic vont nous guider pour vendredi. Je pense d'ailleurs que c'est là que Madame Signes va nous conseiller Cristal, Momo et moi.
- Bof. Ils vont nous épuiser, nous torturer et le tout sous une chaleur caniculaire, autant dire que j'aurais préféré buller près de la piscine.
- On profitera de la piscine dimanche, tente-t-il pour me remonter le moral, et puis, dis-toi que tu passeras ta journée de demain avec Ludovic.
- C'est vrai, je concède en riant. Au fait, qu'est-ce qu'on mange ?
- Poulet basquaise.
J'adore ce gars. Je lui souris et m'attelle à ma tache. Ensuite, pendant que le tout mijote tranquillement et que l'odeur qui flotte partout creuse un canyon dans mon estomac je nettoie un peu le champ de bataille qu'est devenu la cuisine. Thibault cuisine mais ne range pas. Lorsque j'achève enfin ma corvée je rejoins les autres dans le salon. Lili-Rose, Lucius et Thibault s'excitent autour de la table de billard, supportés par Cristal, Momo et Roland, les jumelles mettent la table dehors et, du coup, je m'installe sur le canapé pour regarder James s'énerver tout seul après ce pauvre Mario. Alors qu'il est bon dernier d'une course quelconque je ne peux franchement pas m'empêcher de me foutre de sa tronche :
- T'as un soucis, Muffin ?
- Aucun Peter.
- C'est James, me reprend-il machinalement en se focalisant sur la télé.
- D'accord Arthur.
Il se tourne vers moi et me tends les manettes, les sourcils froncés et les traits tirés par la frustration :
- Si tu te crois si drôle, vas-y, montre moi ce que tu es capable de faire.
Je le prends au sérieux et hop ! Me voilà Baby Peach dans le Canyon Gourmand, et, au vu des lèvres pincées du mannequin à la manque je lui mets la misère. Il s'énerve et s'agite avec ses manettes mais je lui mets la honte et finis la course avec un tour de plus que lui. Lorsque je franchis la ligne d'arrivée j'exulte, bras en l'air et esquisse quelques pas de la danse de la victoire.
- Une autre !
- Comme tu veux Léon !
Je ricane et on enchaîne pendant une demi-heure à s'affronter sur tous les circuits qu'il désire. Il me fait changer de personnage trois fois et cela ne change rien, puisque je gagne à tout les coups. Humilié et en colère, il quitte la pièce en jurant comme un charretier tandis que je me fous de sa gueule de manière royale. Rien de mieux que de mettre la misère à un gars sur un jeu vidéo idiot pour mettre de bonne humeur.
- Bon, j'ai faim, c'est prêt ?
- Pas encore Mûre, répond Thibault alors qu'il se penche sur la table, la queue de billard à la main.
J'acquiesce et m'éloigne. Lucius est là, prenant grand soin à me pourrir avec son ignorance froide, mais ça m'est égale et je pars me reposer dans ma chambre tranquillement, un peu de solitude ne faisant jamais de mal. J'ai besoin de me ressourcer, de me retrouver. Déjà six jours que je suis avec eux et j'ai l'impression de ne jamais souffler. Et puis il y a aussi constamment cette impression d'être épié qui est loin d'être agréable. D'ailleurs je me demande ce qu'ils voient, les gens, dehors. Ce qu'ils pensent de nous, qui ils supportent, qui ils brûleraient volontiers. Je me demande ce que mon père pense de moi, du prime de vendredi dernier et de sa chanson. Je suis certaine que Framboise doit jubiler dans son coin. Me voir en froid comme ça avec Lucius doit la réjouir alors que Tomas doit juste attendre que tout cela se finisse pour qu'il puisse en tirer des bénéfices.
Au bout de quinze longues minutes à fixer le plafond et à refaire le monde à base de « et si » Lili-Rose se faufile dans la chambre et s'allonge à côté de moi :
- Tout va bien ?
Je tourne la tête vers elle et lui lance un regard peu amène.
- Thibault m'a posé la même question il n'y a pas si longtemps.
- Parce que tu es bizarre.
- Merci, je grince.
- Non, répond-elle en secouant la tête, enfin, si, tu es bizarre comme fille, mais ce que je veux dire c'est que tu te comportes de manières étrange depuis deux jours.
- Et comme je l'ai dit à Thibault c'est à cause de mes règles. Et de ma famille aussi un peu. Je crois qu'ils me manquent. Même ma garce de sœur.
Lili-Rose ne répond pas et observe un long silence lourd de tension. Alors que je tourne la tête vers elle, je suis affreusement surprise d'apercevoir une larme au coin de ses yeux clairs.
- Je me demande, lance-t-elle, la voix enrouée, si mes parents sont fiers de moi, où qu'ils soient à cet instant. Si ma grand-mère ne serait pas totalement dégoûtée par mes choix.
Oh. Voir Lili-Rose comme ça, fragile et pleine de doute est assez déconcertant. Elle qui est si forte, si dur, cynique et imperturbable. C'est étrange de la savoir humaine. Et ça l'est encore plus qu'elle me parle de ses parents. Je veux dire, pendant les trois mois où nous avons appris à nous connaître, entre Paris et ici, nous avons toujours pris soin de ne jamais évoquer nos familles respectives.
- Je pense qu'ils sont tous très fiers de toi. Tu es une survivante. Une battante.
Elle me prend la main et la serre et nous restons comme ça, sans rien dire de plus.
- Tu sais, Lucius est juste un connard.
Faut croire qu'elle ne compte pas me foutre la paix.
- Je ne vois pas de quoi tu parles.
- Pas à moi, Mûre.
Je pousse un long soupir et ferme les yeux. Bon, je ne pense pas être dans la mesure de lui sortir mon petit couplet sur les règles, elle subit la même chose chaque mois.
- Il... je. Écoute, je ne sais pas. Je ne m'y attendais pas et-
- Tu t'es sentie trahie, comprend-elle.
- Ouais. C'est débile, hein ? Je veux dire, on est rien l'un pour l'autre. On était à peine ami. Et là ? Je le pourris parce qu'il se tape Cristal, c'est compréhensible, après tout...
- Je ne suis pas d'accord avec toi, décrète Lili-Rose en se redressant. Il t'a clairement draguée, il flirtait ouvertement avec toi, merde, Mûre ! Tu as raison de l'envoyer sur les roses ! C'est vraiment qu'un gros con pour le coup, mais franchement, ne te met pas la rate au court-bouillon pour lui !
- La rate au court-bouillon, je rigole en lui mettant un petit coup d'épaule, tu la sors d'où cette expression ? Du cinquième siècle avant Jésus ou bien ?
- Je la trouve stylée !
Je rigole et lui lance mon oreiller au visage, elle réplique et je saute debout sur mon lit, prête à débuter ce qui s'annonce comme une sacrée bataille, mais en bas, j'entends Momo qui nous appelle. Ni une, ni deux, je bondis du lit et me précipite vers la porte, suivie par Lili-Rose. Nous nous précipitons en direction de la table dans un grand éclat de rire.
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