Chapitre 24 : Mûre Balboa !

Nous sommes tous assis à même le sol, sans sens ou construction précise, le regard fixé sur Ludovic, qui, debout sur la petite scénette nous sourit d'un air ravi :



- Bien aujourd'hui et pour chaque cours que nous aurons ensemble le reste de la semaine, je vais tenter de vous inculquer l'art et la manière d'improviser. C'est d'une importance capitale, pour animer, détourner l'attention, ou déjouer une sale situation...



Je pousse un long soupir à fendre l'âme. Non. Pas ça. Je suis nulle en improvisation. Je veux dire que je suis loin d'être brillante quelque soit la matière mais je me suis particulièrement ridiculisée la dernière fois que j'ai tenté l'expérience.


Mais Ludovic s'en fiche, et ne prête aucune attention au regard de chien battu que je lui adresse. À la place il saute agilement de la scène, nous enjambe souplement et se dirige vers le portant qui abrite tous les costumes. Il chope un chapeau haut-de-forme, une casquette et un béret et retourne là où il se trouvait plus tôt. Il prend les feuilles et le stylo qui gisaient à ses pieds et se met à gribouiller dessus avant de tout déchirer en petit morceau et de les répartir dans chaque couvre-chef.



- Les noms des filles, les lieux et les situations, dit-il en désignant respectivement la casquette, le chapeau melon et le haut de forme qu'il dépose à ses pieds. Les mecs vous piochez, ensuite je laisserais cinq minutes par binôme pour trouver une ligne conductrice, vous n'avez le droit qu'à deux accessoires. Go !



Un par un ils se sont levés et on tiré une morceau de papier dans chaque chapeaux. Super, avec la chance qui me caractérise je vais tomber avec Roland, dans un restaurant romantique et je vais me retrouver à devoir accepter une demande en mariage ou je ne sais quoi.



- Alors ? les presse Ludovic en s'installant sur un tabouret de bar au centre de la scène.



Roland se lance en fixant les jumelles :



- Alice, un bureau de poste, une annonce triste.



Intérieurement j'exulte. Finalement, ça ne sera peut-être pas si mal. Momo enchaîne :



- Lili-Rose, un funérarium, une première rencontre.



Thibault s'avance, la mort dans l'âme :



- Cristal, un avion, crise d'asthme.



Je me mords les joues pour ne pas rires par avance. Je crois que je vais bien me marrer. Du moins jusqu'à ce que je me rende compte qu'il ne restait plus que Lucius et James. Le choix de Sophie, la peste ou le choléra.


Et je n'aurais jamais pensé cela possible mais je veux tomber avec le mannequin. Pas Lucius, ça serait trop bizarre alors que j'ai du mal à le regarder dans les yeux sans avoir cette affreuse boule à l'estomac.



- Juliette, lance James, une chambre, un accident.



Non, non, non. Je déglutis, et, comme mes camarades plus tôt je rejoins mon partenaire. Super, je sens que je vais m'éclater !



- Mûre, un ring de boxe, une déclaration d'amour.



Bordel de merde. Je suis maudite !



- Ludovic je ne pourrais pas plutôt faire l'exercice avec toi ? Je veux dire, tu sais à quel point je suis nulle et pour m'aider à progresser, un professionnel serait peut-être plus indiqué que... Lucius, non ? je tente de minauder en me tournant vers notre professeur.



Il me sourit et m'adresse un clin d'œil qui manque de me faire perdre connaissance :



- Désolé demoiselle, une prochaine fois peut-être.



Le rouge au joue et un peu distraite, j'essaye de me concentrer tout en ignorant Lucius qui me fusille du regard. Nous nous éloignons un peu du groupe pour mettre au point notre ligne conductrice :



- Bien alors voilà ce que je te propose : tu es mon élève, tu suis des cours dans ma salle depuis quelques temps et un jour tu décide de m'avouer ce que tu ressens pour moi.



- Hors de question, je réplique en fronçant les sourcils. Pourquoi ne pas plutôt jouer sur le contraste ? Tu es l'élève et moi la prof et tu me sors les violons. C'est différent et personne ne s'y attend.



Il me dévisage un instant, pas très emballé par ce retournement de situation mais je ne compte pas revenir sur ma position. Pourquoi devrais-je forcément être la pauvre chose perdue ? Et puis, l'idée de dire ce genre de choses à Lucius c'est... douloureux. La boule dans mon estomac remonte dans ma gorge et me coupe le souffle. Alors non, je ne ferai pas ça. Finalement, il accepte et va chercher deux accessoires qui pourraient nous aider : des gants de boxe. Une paire rouge et l'autre noire. Je me saisis du rouge et vais m'asseoir.


Roland et Alice commencent. C'est un peu étrange d'utiliser le prénom de l'une des jumelles. Dans mon esprits elles sont juste une. Ils montent sur scène. Alice à un affreux sac à main à fleur orange et a attachée ses cheveux, ce qui à pour effet de mettre en valeur sa bouche à la Daffy Duck. Roland est égale à lui-même : informe.



- Alice, commence-t-il en courant vers elle.



Elle se tourne vers lui et mime la surprise en écarquillant exagérément les yeux. Elle se tend lorsqu'il pose ses mains squelettiques sur ses épaules dodues et commence, des trémolos presque convaincants dans la voix :



- C'est affreux, affreux, débite-t-il, je suis désolé, je n'ai rien pu faire.



- De quoi tu parles ? marmonne-t-elle en le repoussant plus sèchement que ne l'autorise leur prétendue proximité.



- Il est mort, Alice. Je suis désolé, tellement. Je sais que je t'avais promis. Je devais prendre soin de lui pendant ton absence mais... si tu savais comme je m'en veux.



La scène serait plus réaliste si Roland ne sanglotait pas comme une fillette venant de chuter de vélo pour la première fois. Néanmoins, Alice, elle, est presque crédible. Elle place une main devant sa bouche ouverte et parvient à faire monter des larmes à ses yeux.



- Non, couine-t-elle, tu ne m'as pas fait ça !



Roland baisse la tête, penaud :



- Désolé.



Alice, pour faire bonne mesure, lui assène une gifle magistrale, de celles qui laisse la marque des doigts sur la joue. Je ne peux même pas m'empêcher de rire.



- Tu n'es qu'un porc ! Deux semaines ! Je ne suis partie que deux semaines et toi... mais comment as-tu fait ? Assassin ! crie-t-elle.



- Je l'ai oublié.



Elle fait un pas en arrière comme s'il venait de la frapper à son tour avant de se déchaîner sur lui à l'aide de son affreux sac :



- Comment as-tu pu ? Comment ? On n'oublie pas un yucca !



Hein ?


Je ne suis apparemment pas la seule à ne pas saisir ce qui doit être la chute étant donné qu'Alice lâche le sac immonde et détache ses cheveux. Ludovic reviens sur scène en applaudissant et, par respect, nous l'imitons :



- La fin est plutôt bonne. J'aime bien l'idée mais il y a des choses que vous avez négligés, une en particulier : votre environnement. Vous ne l'avez pas exploités. Mais ce n'était pas si terrible pour une première. Quelqu'un à une question ? nous interroge-t-il en se tournant vers nous.



Je lève la main, comme à l'école, et Ludovic me gratifie d'un sourire qui me fait à nouveau rougir :



- Oui Mûre ?



- C'est quoi un yucca ?



Il éclate de rire en secouant la tête :



- Une plante, qui ressemble un peu à un mini-palmier.



Je hoche la tête. Au moins je me coucherai moins bête ce soir. Momo et Lili-Rose arrivent en portant une petite table avec un bouquet de fleur en plastique dessus qu'ils installent au centre de la scène. Momo à un un bout et Lili-Rose en face, de sorte qu'ils ne nous tournent pas le dos.



- Bonjour, souffle-t-elle en se penchant légèrement au dessus de la table.



- Bonjour, réplique le colosse, stoïque. Que puis-je pour vous mademoiselle ?



Elle esquisse une moue tout en jouant avec une mèche de cheveux :



- Mon beau-père vient de passer l'arme à gauche et je dois m'occuper de son enterrement, ma mère est trop triste pour faire quoi que ce soit alors c'est moi qui m'y colle.



- Toutes mes condoléances, mademoiselle.



Lili-Rose éclate d'un rire parfaitement déplacé au vue de l'endroit et de la situation dans laquelle elle est censée se trouver.



- Gardez vos condoléances, je suis contente qu'il soit mort.



Momo se fige, interloqué, il y a un long silence embarrassé. Apparemment je ne suis pas la seule à être nulle en impro.



- Euh, je...



- Eh bien mon choux, intervient Lili-Rose pour le sauver, ne t'inquiète pas comme ça, ce n'est rien. Je ne l'aimais pas, et puis cela m'a permis de faire ta connaissance.



Elle le gratifie d'un clin d'œil en poussant les fausses fleurs jusqu'à ce qu'elle tombe au sol.



- Je... Quel genre de cercueil, balbutie Momo en tirant sur le col de sa chemise. En chêne, en érable, en cerisier, en pin s'il est incinéré ?



Lili-Rose s'assied sur la table en se penchant encore un peu plus vers lui :



- Le moins cher ? Cet homme était tellement nul... Je ne veux pas me ruiner pour ça.



Momo la fixe sans répondre, largué. C'est là que Ludovic intervient en applaudissant, ils explique brièvement les erreurs du binôme puis c'est au tour de Cristal et Thibault qui ramènent des chaises qu'ils installent côte à côte. Ils prennent place en silence et le conserve de longues secondes jusqu'à ce que, d'un coup, Thibault se mette à éprouver des difficultés à respirer. Imperturbable, Cristal ne bouge pas une oreille. Thibault cherche son air et prend des inspirations sifflantes mais là encore, aucune réaction de la part de Cristal. Il se met à tâtonner, à lui attraper la main mais elle le repousse avec un claquement de langue réprobateur. C'est assez drôle en faite. Du genre comique de geste. Aucune parole n'est échangée, juste l'échange entre les personnages et la situation. Finalement, Thibault tombe à ses pieds, raide mort. Et nous explosons de rire et applaudissons de bon cœur. Léger, simple et d'un humeur affreusement noir. Même Cristal est bien et ça m'arrache la langue de l'avouer. Ludovic monte sur scène et les félicitent tout en leur faisant remarquer qu'ils n'ont pas utilisé leur environnement. James et Juliette arrivent et nous offrent une scénette correcte. Banale. Une chambre et une grossesse. Rien de transcendant, en somme mais je m'y accroche et prie pour que leur impro dure toujours. Je ne tiens pas à être sur scène avec Lucius. Chaque fois que je le vois, chaque fois que je croise son regard je l'imagine avec Cristal et j'ai juste envie de vomir. Et de pleurer. Je ne sais même pas vraiment pourquoi. Je pensais qu'il était un ami, ou presque. En général il prend ma défense. Il devient un rempart entre la méchanceté de Cristal et moi mais apparemment l'un n'empêche pas l'autre. Et puis Momo a raison, elle est vraiment très jolie. Pas autant que Lili-Rose mais je pense que si Lucius tente sa chance avec elle, elle va le casser en deux et le renvoyer chez lui dans une boite. Au minimum.


Trop vite à mon goût Ludovic grimpe sur scène, dispense quelques conseils puis nous invite, Lucius et moi, à le rejoindre. Je suis très mal à l'aise et enfile mes gants tant bien que mal. J'angoisse, la boule au ventre qui remonte et m'étrangle, je ne suis même pas sûre d'être capable de dire quoi que ce soit. Lucius non plus, d'ailleurs. Il se place en position de combat et je l'imite. On s'échange de gentils coups sans prétention, histoire de planter le décor. Et il se lance.



- Mûre, il faut que je te parle, déclare-t-il, plein d'assurance.



Je continue à bouger un peu autour de lui, esquissant un ou deux coups dans sa direction en lui faisant signe de lancer sa bombe :



- Voilà, ça fait deux ans que tu m'entraînes et grâce à toi je suis capable de me défendre...



- T'as aussi pris du muscle, je le coupe, avant tu ressemblais à un chaton mouillé. Mignon et inoffensif. Maintenant tu ressembles à un gros chat de gouttière.



Il acquiesce et reprend, imperturbable :



- Tu es une part importante de ma vie. Je tiens beaucoup à toi.



- Toi aussi, t'es un super élève qui n'a jamais de retard de paiement.



Un pas à droite, un petit coup de pied dans la cuisse, c'est toujours ça de pris. Je crois que j'y suis allée un peu trop fort puisqu'il grimace, mais une fois encore il se reprend et s'approche de moi. Il pose ses gants sur mes épaules et, les yeux dans les yeux, me souffle :



- Tu ne comprends pas, je suis amoureux de toi.



Waouh. Je comprends mieux pourquoi il est en acting, ses yeux brillants, son expression à la fois craintive et pleine d'espoir, sa manière de me regarder. On y croirait presque. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles je ne tenais pas à faire ça avec lui. Il est parfois trop convainquant. Je déglutis et fais un pas en arrière lorsque je me souviens qu'il s'agit d'une impro et que je suis celle qui détermine la suite. Je souris alors, pour le mettre en confiance d'une part et, d'une autre, parce que je ne peux pas m'en empêcher :



- Lucius...



Je recule d'un pas et, sans qu'il ne le voit venir, je lui assène une belle droite, en plein dans l'œil :



- Ne baisse jamais ta garde.



C'est ce qu'il m'a appris c'est dernier jours. Je ne dois pas baisser ma garde. Ni avec lui, ni avec personne. On finit toujours pas être déçu. C'est quoi le diction déjà ? Mieux vaut être seul plutôt que mal accompagné ? J'ai fait mon choix. Mon sourire s'élargit d'autant plus lorsque j'entends Lucius gémir et jurer de douleur, son œil commençant déjà à gonfler. Ludovic se précipite vers lui pour examiner la blessure. Lucius, en homme fier, le repousse avant de se tourner vers moi pour hurler :



- Tu es malade ou quoi ?! Je peux savoir pourquoi tu as fais ça ?



Je hausse les épaules en retirant mes gants :



- Ludovic n'a pas dit que je devais répondre favorablement.



- Ni me défigurer, connasse !



- Je crois que le cours est fini, s'interpose finalement Ludovic avant que je ne renvoie cet abruti dans ses cages.



Il examine la blessure de Scarface encore une fois et décrète que ce n'est rien de très grave, il héritera seulement d'un beau bleu. Moi je suis satisfaite. C'est un bon défouloir à vrai dire. Frapper sur sa tronche de menteur, manipulateur, hypocrite. Pour faire bonne mesure j'aurais certainement dû lui asséner un sacré coup de genoux dans les bijoux de famille, histoire de lui faire comprendre sa douleur, mais je suis trop gentille pour ça. En attendant je quitte la salle de cours pour aller me réfugier un temps dans ma chambre, seule, loin de toute cette agitation.


Le soir même, après un petit tour au confessionnal avec Kimberly qui a essayée de me faire avouer que mon emportement est en rapport avec le rapprochement significatif entre Lucius et Cristal, ce qui n'est pas faux mais personne n'a besoin de le savoir, je suis partie manger. Bolognaise ce soir et je suis ravie. La bouffe il n'y a que ça de vrai. C'est donc en sifflotant que je m'installe face à Lucius et son joli coquard qui commence déjà à s'étendre. J'ignore son regard brûlant sur moi et me concentre sur ma tambouille. Jusqu'à ce qu'il me confisque mon assiette. Grave erreur.



- Rend la moi avant que je te pète le nez pour de bon.



- Excuse-toi d'abord, exige-t-il.



- Pourquoi ?



- Pourquoi ? répète-t-il, ahuri, tu veux que je te fasse un dessin peut-être ?



Je souffle et tend la main pour récupérer mon assiette et il l'éloigne un peu plus. Je ferme les yeux et m'exhorte au calme. Techniquement la violence est prohibée.



- C'est de ta faute. Le lieu c'était un ring de boxe, même moi je sais qu'il ne faut jamais baisser sa garde sur un ring.



- J'étais en train de te faire une déclaration !



Je hausse les épaules et me penche sur la table pour récupérer mon dû, cette fois, il me laisse faire :



- Et je l'ai rejetée !



Je vois sa mâchoire se contracter, ses poings se serrer tandis qu'il se penche en avant, menaçant, et c'est seulement là que je me rends compte qu'il règne un silence de mort sur la table, seul le chant des cigales apporte un rythme à la conversations. Bien, on ne peut même pas avoir une discussion tranquille : les caméras et maintenant nos colocataire, super. En attendant Lucius, lui, s'en fiche et ne me lâche pas :



- Je peux savoir ce qu'il se passe ? T'es une vraie garce depuis hier.



- J'ai toujours été une garce, tu me l'as dis le premier jour, à Paris, tu te souviens ? Je range des gens dans des cases, leurs collent des étiquettes et les méprisent, je vois pas ce qui est différent aujourd'hui.



- Moi je le vois.



Face à son insistance je craque et m'exclame :



- Tu viens juste de gagner l'étiquette « ne vaut pas la peine de s'y intéresser ». J'aurais trop peur que tu me refile un herpès rien qu'en me tapant la bise le matin.



- Hé ! S'écrit Cristal, depuis l'autre bout de la table.



Je fronce les sourcils et la fusille du regard :



- Toi, la catin, ton tour viendra.



- Ne t'inquiète pas, crache Lucius en se levant après de longues secondes de silence, t'es pas assez bonne pour pouvoir chopper une MST un jour.



Je le regarde s'éloigner sans rien dire. La tension est palpable. Je sais qu'ils me fixent tous et je prends vraiment garde à ne pas y faire attention, mais, au bout de cinq minutes je les foudroie du regard :



- Quoi ? Quelqu'un à quelque chose à ajouter ? Non ? Alors qu'il ferme sa gueule à jamais.



Sur ce, je me lève à mon tour et quitte la table. Je suis à hauteur de la piscine lorsque je me rends compte que j'ai zappé mon assiette. Hors de question que je saute un repas de plus. Je ruine ma super sortie mais les bolognaises le valent bien.


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