J'AI ÉTÉ CROQUE-MORT PENDANT DEUX SEMAINES (ET JE N'AI PAS VU SIX FEET UNDER)
Bon. comme vous êtes déjà quelques uns à avoir buggué sur cette histoire de croque-mort depuis quelques temps, je me vois dans l'obligation de ressortir cet article, initialement publié dans Samedi Soir Sans Internet, magazine un peu tombé dans l'oublié depuis quelques temps après un très joli début de carrière et quelques beaux moments de drama de la part de certains lecteurs-haters ^^
Moi, tout ce que je constate, c'est que vous êtes une belle bande de tarés voyeurs attirés par les histoires macabres !
En effet, personne n'a rien voulu savoir de ma carrière en tant que chargé de recouvrement contentieux dans le secteur bancaire, qui pourtant est un vrai métier avec des challenges et des implications sociales et financières de premier ordre. Nan, je déconne : c'est un métier bullshit !
Article publié pour la première fois le 6 novembre 2015
https://samedisoirsansinternet.wordpress.com/
« Tu connais la série Six Feet Under ?
— Non ! Je regarde pas les séries, ça me fait chier.
— Celle-là est vraiment géniale, c'est la meilleure série du monde. Franchement, ça devrait te plaire.
— Ouais, mais non. Tout le monde essaie de me refourguer sa meilleure série du monde et à chaque fois je me fais chier.
— Oui, mais là c'est différent ; c'est vraiment bien.
— Je me suis déjà tapé Lost, Fringe et Heroes parce qu'on me les avait vendues comme les meilleures séries du monde.
— Ouais, mais ça c'est de la merde aussi. Six Feet Under ça parle d'une entreprise de pompe funèbre. Moi, ça me donne trop envie. Si je devais me reconvertir dans un autre boulot, je ferai les pompes funèbres. Ça te dit pas, toi ?
— Quoi ? De regarder ta série à la con ?
— Non. De bosser dans les pompes funèbres ?
— Bah, euh... Je me suis jamais posé la question. »
Je n'ai jamais regardé Six Feet Under malgré les encouragements de ma pote punkette. Par contre, comme à l'époque des faits j'étais au chômage (plus exactement entre deux CDD dans deux entreprises différentes, dont la suivante était encore indéterminée...), je me suis dit : « Allez ! Pourquoi pas. Au pire, c'est fun et débile, un stage de deux semaines chez les croque-morts. Et au mieux, il y a du boulot dans la branche. »
Je suis donc allé demander un dossier de stage EMT (Évaluation en Milieu de Travail) à mon conseiller du Pôle Emploi. Bon « Évaluation en Milieu de Travail » ça fait un peu stage de découverte d'entreprise pour les gamins au collège, et à vrai dire, c'est un peu le principe (pour ce que j'en sais... y'avait pas ça quand j'étais au collège). En gros, l'idée, c'est de te mettre pendant deux semaines dans une entreprise, de faire une partie du boulot comme pour de vrai, celle que tu peux potentiellement gérer avec tes acquis ou tes compétences naturelles, et une partie d'observation, pour ce qui est un peu plus chaud ou compliqué. À la fin, l'employeur remplit le dossier et estime si t'es capable ou pas de faire son métier après, dans la vraie vie.
Des fois, ça marche, des fois ça marche pas.
Souvent, ça marche. Mais Pompes Funèbres, ça reste quand même bien spé comme boulot.
Trois jours après, j'ai donc pris le car pour aller à l'autre bout du département et rencontrer le responsable local d'une franchise de PF (Pompes Funèbres) dans son agence principale. Petit tour des locaux administratifs : là, c'est son bureau, là c'est l'espace commercial, ici, c'est le salon de présentation des modèles de cercueils ; dans le couloir derrière, on a les bannettes pour le courrier, ici, sur la table basse, les fascicules pour les familles et la porte, là-bas, c'est l'accès aux chambres mortuaires.
À la question « Pourquoi vous voulez faire un stage dans les pompes funèbres ? », je réponds au cadre, un truc du style qui tourne autour du pot : envie de découvrir le métier, savoir si je suis capable de le faire, conseils d'une amie punkette qui m'a vivement encouragé à essayer après s'être renseigné sur la carrière en visionnant une série télé...
Ok. Donc. On va déjà commencer. Par la BASE.
Candidat stagiaire, suivez-moi ; nous allons procéder à une mise en bière tout de suite.
Hein ? Là, maintenant ? À froid, sans aucun coup de semonce ni préparation psychologique ?
Oui. En effet. C'est bien ça : je vais entrer dans cette chambre mortuaire, éviter le regard de la famille éplorée, tirer le lit à roulettes jusqu'au couloir au son des tous derniers adieux de ses enfants et petits-enfants puis prendre le corps de mamie par les pattes arrières et le déposer gentiment sans lui faire bobo dans sa caisse, avant de refermer le tout en présence de l'officier de police.
Bravo, j'ai réussi à rester digne, professionnel et impassible et à pas dégobiller sur la robe de mémé. Bienvenue dans les Pompes Funèbres. Revenez lundi prochain pour commencer votre stage.
Le déroulement de mon stage s'est construit sur un gameplay assez classique sur la base d'épreuves à la difficulté progressive. Le principe était simple : tant que je résistais au stress et que je revenais le lendemain, je pouvais continuer à évoluer à travers les différents niveaux du métier.
Mais ça je ne l'ai pas compris tout de suite. Bon ok, le coup de la mise en bière dès le tout premier rendez-vous, ça c'était évident. Le chef m'avait d'ailleurs dit assez vite que la plupart des candidats au métier ne résistaient pas au contact physique avec les défunts. On pouvait postuler avec la meilleure des volontés du monde, le principe restait le même pour tout le monde : soit on est capable de faire face à la mort, soit on se tire en courant. Et d'après l'expérience de mon mentor funeste, rien ne permet de savoir à l'avance quelle sera la réaction de quelqu'un. Certains sont capables de manipuler un corps mort, d'autres non. Il n'y a pas de honte ou de gloire à en tirer, c'est comme ça. Visiblement, moi je pouvais.
Les premiers jours ont été relativement soft. Pas mal de paperasses, des rencontres avec la police, les services de l'État Civil de la Mairie, la gendarmerie, les hôpitaux, les assurances, la Sécurité Sociale, les banques et les notaires. En somme, toutes ces petites mains besogneuses qui s'agitent dans l'ombre lorsqu'un décès intervient. Car, le mot d'ordre du métier de croque-mort c'est que les familles n'aient aucun poids administratif à subir durant les jours qui suivent le décès. Tout le monde travaille en coulisse pour réduire le stress des proches.
La gestion du deuil est une science avec ses différentes phases et sa temporalité propre.
Le croque-mort est avant tout au service des familles. Les pompes funèbres gèrent tout : transport, nettoyage, conservation des corps (avec l'aide de services spécifiques : thanatopracteurs ou gendarmerie si le corps doit passer d'un département à un autre), mais la même agence dirige toutes les opérations de manière discrète et professionnelle, loin du mythe du simple « vendeur de cercueils ».
La seconde partie du stage a été un peu plus... physique.
Au terme de chaque journée, le chef m'indiquait quelles seraient mes missions le lendemain. Peut-être pour me mettre à l'épreuve, ou pour mieux me préparer psychologiquement. Je ne savais pas trop.
Ça a commencé par une ballade à la morgue de l'hôpital. Durant le trajet en corbillard, j'ai commencé à faire connaissance avec les gars de l'entreprise. On s'est un peu marré dans les couloirs déserts des sous-sols de l'hosto. Les salariés étaient plutôt enjoués et s'intéressaient un peu à moi. Parfois je sentais qu'ils me testaient en me racontant quelques anecdotes un peu trashouilles, comme la fois où un de leurs collègues a pété un plomb lorsqu'il avait été appelé à trois heures du mat' pour récupérer les petits morceaux d'un type qui s'était littéralement explosé la tronche avec sa bagnole.
Par contre, lorsqu'on a passé le sas pour entrer dans la partie publique du bâtiment, ils ont tous pris immédiatement l'expression fermée et discrète imposée par leur fonction. Maîtrise totale du maintien et rigueur professionnelle.
Ensuite, j'ai plongé vers le premier palier de l'Enfer ! Le labo du thanato. C'est un peu comme une salle de réveil aux urgences : ça sent le camphre et les produits chimiques, le sol est propre, on y parle pas trop fort et le bruit des machines rythme l'ambiance. Sauf qu'ici, au lieu des bips réguliers des moniteurs accrochés au doigt des vivants, on entend les sucions infectes de la pompe à viscères. C'est exactement comme vous l'imaginez : dégueulasse !
Le jour suivant, j'ai eu le droit à toute la cérémonie d'enterrement. De l'accueil des proches à la manipulation de la bière, puis la dépose en terre. Dis comme ça, ça paraît pas très impressionnant. N'empêche que vous avez pendant toute la journée le poids de dizaine de regards rougis de larmes sur vous.
Le lendemain, ça a été le jour du sketch. Une famille assez aisée voulait présenter le corps du patriarche décédé au sein de sa demeure, comme c'est encore la coutume dans certaines régions. Le soucis, c'est que la bâtisse du XVIIIème n'avait pas été prévue pour laisser passer le cercueil d'un ancien rugbyman à travers ses embrasures. Impossible de passer la moindre porte. La belle-fille, catapultée au rôle de maîtresse de cérémonie, courrait partout pour tenter à la fois de trouver une solution optimale, et empêcher ses convives d'assister au désastre du cercueil embarrassant en train de se promener partout dans la baraque.
Devant l'impossibilité de le glisser par les portes, ni de biais, ni par la tranche, la seule solution a été de le faire traverser la fenêtre ouverte de la cuisine pour l'installer tête sur le plan de travail et jambes sur la table à manger.
Le dernier jour est resté pour moi celui de l'apothéose. C'est ici que je devais échouer. Ainsi en avait décidé mes copains croque-morts. Car ce jour était celui de l'exhumation.
Il arrive parfois, que pour accueillir un nouveau locataire dans un tombeau, on doive l'ouvrir, faire le ménage et aménager de la place pour un nouveau cercueil. C'était le cas pour cette concession qui appartenait à une congrégation de bonnes sœurs. L'opération devait consister à :
soulever la dalle
creuser la terre
ouvrir les restes des cercueils
réunir les restes des bonnes sœurs dans un nouveau cercueil
rendre le tout présentable pour le prochain enterrement prévu deux jours plus tard
À ceci devaient s'ajouter quelques petites épreuves sordides et aléatoires. En effet, lorsqu'on ouvre une tombe, on ne sait jamais à quoi s'attendre. Suivant la nature du terrain, le matériau du cercueil, la cause du décès, la méthode de thanatopraxie, le corps inerte peut prendre bien des aspects. Dans le meilleur des cas il se décompose totalement et il ne reste que les os (et quelques reliques comme des bijoux, des morceaux de vêtement ou des dents en or). Parfois il se momifie et reste presque intact. Mais dans d'autres circonstances il peut aussi ressembler à... oh merde !
Premier cercueil : les os, les bijoux et les dents en or. Impec !
Deuxième cercueil : les os, les bijoux, pas de dents en or mais un dentier complet. Pas mal !
Troisième cercueil : Ah... ça pouvait pas durer.
On appelle ça un « thon », m'explique un des gars.
Le « thon », c'est ce qui se passe lorsque les membres sont grignotés par les bébêtes mais que le tronc, et tout ce qu'il y a dedans, se transforme en une espèce de masse immonde de savon. Parfaitement insupportable.
Dans les films, il est parfois question de relater l'extrême puanteur d'un cadavre en décomposition. Il est désormais temps de vous décrire en quoi consiste exactement cette odeur. Alors... imaginez un très gros poisson de haute mer plus frais depuis bien trois mois. Recouvrez-le d'oeufs bien bien pourris (encore liquides mais de couleur verte). Ajoutez-y trois ou quatre sauts de nuoc mam annamite de contre-bande et finissez la préparation avec des hectolitres de foutre tiédasse. Voilà ! C'est à peu près ça. En plus infâme.
Pour pallier aux inconvénients odorifères du « thon », les croque-morts répandent dans la fosse un mélange liquide. Une préparation parfumée qu'ils appellent « du lait » à cause de sa couleur et de sa consistance. Je vous rassure tout de suite : même avec un masque chirurgical, du baume du tigre sur le nez, une écharpe et plusieurs bidons de « lait », ça sent toujours. Et là, accroche-toi à ton petit déj', parce que de nouveaux invités commencent à arriver.
Qui dit cadavre, dit petites bêtes. Ça commence par un bourdonnement discret. Ça se poursuit par quelques gestes réguliers tout près de ton champ de vision pour les faire déguerpir, et ça finit par être des nuées entières et compactes de moucherons que tu respires de temps à autres par mégarde. Ça gratte un peu sur les parties de ta peau restées à l'air libre, mais c'est pas méchant. C'est juste ignoble.
Tandis que mes collègues grattent le fond et dégagent les morceaux secs des squelettes, moi je fais le tri et je sépare Sœur Bernadette de Sœur Augustine répandues toutes les deux en petits tas à mes pieds. Bon, je fais à la louche, mais j'essaie de garder une certaine cohérence. Je sursaute un peu lorsque je découvre le doigt de l'une d'elle accroché à mon écharpe. Je crois que c'est le doigt de Bernadette. J'espère.
Il est midi, on a bien travaillé, et il commence à faire faim.
Attablés tous les quatre dans la petite pizzeria de quartier, j'étudie minutieusement la carte tandis que mes camarades décident de m'offrir un coup de Sauvignon pour me féliciter. C'est Manu qui paie sa tournée, parce qu'il avait parié avec les deux autres que je résisterais pas à la matinée. Ils sont un peu déçus parce que j'ai pas dégobillé. D'habitude, tous les autres dégueulent pour leur première exhumation.
Je repose la carte. J'ai fait mon choix. Ce midi, je prendrai une pizza au thon avec un verre de lait. Et une religieuse en dessert.
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