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Et j'ai fondu en larmes, à la seconde où j'ai appris que tout cela n'était qu'un prank orchestré par mon meilleur ami. Les blagues ont toujours rythmé notre amitié. Je ne compte même plus le nombre de fois où je lui ai fait croire telle ou telle chose, et vice-versa. A une époque, mes parents ne pouvaient s'empêcher d'y penser : et si un jour, ça tourne mal ? Ils prononçaient aussi une phrase ; ça avait le don de m'agacer : « Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. » Eh bien, pour une fois, ils ont raison. Ce que j'ai vécu aujourd'hui a été un véritable calvaire. Chaque minute était interminable. Et j'ai ressenti une profonde humiliation quand j'ai relevé la tête pour mettre un visage sur les deux voix qui ont aboyé un « SUUUUUUUUUUUUUURPRISE ! »

Pendant de longues minutes, je suis restée de marbre tandis que Tom et son complice – le faux chauffeur - m'invitaient à pénétrer à l'intérieur de la grange, décorée de guirlandes lumineuses, de ballons et de banderoles. Une trentaine de personnes m'y attendaient pour, je cite, « fêter ton retour ». Mais je n'ai rien demandé, moi ! Le pire, c'est que tout le monde le sait : j'ai horreur des soirées. Il y a trop de monde. La musique est trop forte. Les gens sont vite torchés. Il faut être bien habillé. Il faut être bien maquillé. Il faut savoir danser. Vous l'aurez donc deviné : je ne me réjouis pas d'être là.

Pendant que la fête à mon effigie bat son plein, j'essaye vainement d'extirper cette journée d'horreur de ma tête. Ça fait quoi, dix minutes que cette mascarade a pris fin et que les festivités ont commencé, et pourtant, je ne m'en remets toujours pas. Qu'est-ce qu'il lui a pris de faire ça ? C'est abusé ! Je veux dire, autant la fête, je trouve l'intention plutôt mignonne. L'organiser a dû lui prendre un temps fou, en plus. Entre ses entrainements d'aviron. Ses cours de guitare. Le lycée. Ses parents qu'ils qualifient d'envahissants. Franchement, chapeau. Mais me faire enlever à la sortie de l'aéroport ? Ouais, non, je ne suis pas sûre de m'en remettre.

Depuis mon entrée dans la grange, je n'ai pas bougé. Tapie dans l'ombre, je suis assise sur une chaise, les bras croisés sous ma poitrine, pendant que tout le monde profite à mort. En face de moi, sur la piste de danse, certains frétillent, collés serrés les uns contre les autres, d'autres s'éclatent à s'enfiler des shots. D'autres encore parlent, rient, prennent des selfies. En regardant bien, je me rends compte que la majorité des invités sont des athlètes du club d'aviron. Ils s'entrainent ensemble depuis des années. Je les connais. Avant de quitter Marseille, je trainais avec eux, mais ce ne sont pas réellement MES amis. Ce sont juste les potes de Tom. D'ailleurs, il n'est toujours pas revenu, lui ? Il avait deux-trois bricoles à régler, du genre appeler une pizzeria. Enfin, je crois. Je ne l'ai pas vraiment écouté lorsqu'il m'en a parlé dans notre étreinte qui signait nos retrouvailles, si on peut appeler ça des retrouvailles.

- C'est bon, souffle mon meilleur ami comme si on venait de lui enlever une épine du pied. J'ai fini de commander les pizzas. Je t'ai pris une végé, s'empresse-t-il d'ajouter.

En guise de remerciement, je m'efforce de lui sourire. Planté devant moi, il passe une main dans ses cheveux blonds et me demande :

- Tu viens danser ?

Ah ça non ! Même pas en rêve ! Je secoue la tête en signe de dénégation avant de tendre mes bras vers le haut pour m'étirer. Et alors que je me mets à bailler, il attrape délicatement mes mains et m'entraine contre mon gré sur la piste de danse. Génial...

En revenant vivre à ici, je n'avais qu'une seule envie : le retrouver et rattraper le temps perdu. Mon exil à Paris a duré deux ans. Deux ans, sans lui, loin d'ici, c'est long. Il s'en est passé des choses. J'aimerais qu'on s'éclipse et qu'on discute. Je veux tout savoir, dans les moindres détails. Sa vie. Mais aussi, les ragots, les liaisons douteuses et les petits secrets de la ville. Il a toujours été LE spécialiste des potins ; je m'attendais donc à ce qu'il me déballe le tout. Au lieu de ça, le voilà en train de se trémousser, le sourire aux lèvres et, voyant mon manque d'entrain, il agite mes bras pour que je daigne enfin danser.

- Alors, lâche soudain Tom, après m'avoir fait tourner sur moi-même avec maladresse. Tu aimes bien ?

- Ouais, mais j'avais complétement oublié que tu dansais comme un pied.

- Haha ! très drôle. Ça, je le savais déjà. Je te parlais de la soirée. Tu ne t'y attendais pas, hein ?

- Non, absolument pas.

On est obligé de crier pour s'entendre. Il faut dire que l'ambiance ici est à son comble. Les gens se trémoussent en chantant à tue-tête une chanson de rap, que tout le monde semble connaitre, sauf moi.

- Et au fait, comment tu l'as su ?

- Que tu revenais vivre à Marseille ? me hurle Thomas à l'oreille, mettant à rude épreuve l'un de mes tympans. J'acquiesce ; il réplique dans la foulée :

- Ton père.

Mon ami ajoute un truc mais la musique est tellement forte qu'elle étouffe ses propos. Je fronce les sourcils et l'interroge du regard, genre : qu'est-ce que tu racontes ? Il m'invite aussitôt à le suivre hors de la piste de danse. Au fond de la grange, là où il y a un petit bar, c'est moins mouvementé. Seul un petit groupe d'ados se ravitaillent en alcool.

- C'est beaucoup plus tranquille ici, souligne-t-il en entrant dans le bar.

Je m'installe, en face de lui, sur une chaise haute. Tandis qu'il se met à préparer deux shots de vodka, je l'interroge, mes doigts tapotant le bois du comptoir :

- Vas-y, raconte. Tu disais quoi ?

- Que j'étais déçu de l'apprendre par ton père, regrette ce dernier. Comment se fait-il que tu ne m'aies rien dit ?

- En fait, j'avais prévu de te faire une surprise.

- Ah ouais, et comment ?

- Bah... en débarquant chez toi, quoi.

- C'est tout ? blague-t-il, alors qu'il me tend un verre à shot plein à ras bord.

La moue boudeuse, je le saisis, renversant un peu de liquide sur le comptoir, et je lâche :

- Comment ça, c'est tout ?

- Je pensais que tu me roulerais au moins une pelle.

- Pfff, tu es con !

Il m'invite à trinquer, le rire aux lèvres, avant d'avaler cul sec. Je grimace quand l'alcool met le feu à mon œsophage et claque mon verre sur le comptoir. Zut alors, j'avais oublié à quel point c'était aussi fort ! Je rouvre les yeux. Le regard moqueur de mon ami m'accueille.

- Quoi ? Je n'ai plus l'habitude, moi !

- Je vois ça. C'est ton exil à Paris qui t'a rendue aussi coincée ?

- N'importe quoi, toi ! Pourquoi tu dis ça ?

- Je ne sais pas. J'ai l'impression que tu ne t'amuses plus autant qu'avant.

- Si, c'est juste que j'ai encore du mal à me remettre de mes émotions. Et je te signale que c'est ta faute. L'histoire avec le chauffeur, là. Ça m'a traumatisée.

Il ne peut s'empêcher d'éclater de rire, à tel point qu'il en a des larmes. Difficile de ne pas en faire autant. J'adore son rire, il est hyper communicatif. Derrière sa tête de premier de la classe, c'est un véritable clown.

- Dis-toi qu'à la base, il devait te menotter et te bander les yeux, relève-t-il alors qu'il ôte ses lunettes pour en essuyer les verres. Dommage que tu te sois barrée en courant.

- C'est bien la première fois que je cours aussi vite, tiens.

- J'avoue. Purée, si tu avais vu ta tête. Ici, tout le monde était mort de rire. Même sur Instagram, tout le monde était plié.

- Attends, comment ça « sur Instagram » ? le coupé-je aussitôt dans sa lancée.

Au son de ma voix et face à mon air sérieux, le coin de ses lèvres retombe aussi sec. J'apprends alors, bouche bée, qu'une vidéo de moi circule sur les réseaux sociaux. Le chauffeur – qui est en réalité le nouveau capitaine de l'équipe d'aviron – a reçu l'ordre de filmer la scène en direct sur Instagram. A cette révélation, un relent d'humiliation m'envahit. Accoudée au comptoir, je tiens ma tête entre les mains, l'air anéanti, tandis que Tom le contourne pour s'assoir sur le tabouret d'à côté.

- Tu m'en veux ?

- A ton avis ?

- Je vais demander à Alexandre de supprimer la vidéo, alors.

- Il y a intérêt, parce que ce n'est vraiment pas cool ce que t'as fait.

- C'était juste pour plaisanter, OK ? Je suis désolé, vraiment.

- Je m'en fiche pas mal de tes excuses, tu peux te les garder, grincé-je, prête à exploser.

Et quand il tente de se racheter en faisant le pitre, c'en est trop. Je me lève, manque de faire tomber ma chaise, cherche la porte du regard pour m'enfuir aussitôt.

Dehors, loin du raffut, j'inspire profondément, parce que c'est censé me calmer, n'est-ce pas ? Je réitère alors l'opération plusieurs fois, en m'adossant à la façade de la grange, avant de m'emparer de mon portable. Il faut que j'appelle papa, tout de suite, pour lui demander de venir me récupérer. J'étais censée arriver chez lui en fin d'après-midi, la nuit est tombée, et pourtant, il n'a pas l'air d'être inquiet. Je n'ai reçu ni message ni appel de sa part. En vérité, il n'y a rien de surprenant. Sa vie professionnelle est toujours passé avant moi, ce n'est pas maintenant que ça changera. C'est triste quand on y pense. Etre incapable de concilier les deux, en soit, il n'y a rien de compliqué. La preuve, le père de Tom a toujours été présent pour lui. En plus de l'accompagner à ses compétition d'aviron, il emmène souvent sa petite famille diner au restaurant, en randonnée ou au bowling. Les gens de mon âge trouvent probablement ça naze, moi non. Ce qui est naze, c'est d'avoir des parents divorcés, une mère dépressive, une belle-mère, un père allergique aux poils de chien, et donc, de ne jamais avoir pu en adopter un. Là encore, j'envie mon meilleur ami d'avoir une merveilleuse chienne.

Le téléphone collé à l'oreille, je m'impatiente à l'idée de quitter cette maudite soirée. Les bip se succèdent et laissent place ensuite à la messagerie du père le plus irresponsable de la planète.

Agacée, je decide de trouver du réconfort auprès de la chienne de Tom qui, elle aussi, a décidé de quitter la salle pour apprécier l'ambiance extérieur. Tout à l'heure, je n'ai pas eu l'occasion de la caresser. Elle m'a tellement manquée, à tel point que j'enfouie ma tête dans la sienne.

- Elle est magnifique ! Comment elle s'appelle ?

Cette fois, c'est une voix rauque et suave, au-dessus de ma tête qui m'interpelle.

Je me redresse et découvre aussitôt le visage de son propriétaire. Ses grands yeux marrons sont écarquillés, rivalisent de brillance avec les myriades d'étoiles qui habitent le ciel. Et son regard émerveillé caresse l'animal comme si c'était la huitième merveille du monde. Une chose est sûre : ce type est un amoureux des bêtes, ça se voit, même un aveugle s'en apercevrait.

- Son nom, c'est quoi ?

Alors qu'il réitère sa question, il enlève sa casquette pour passer une main dans sa tignasse, laissant apparaître une légère cicatrice sur le sourcil.

- Agatha, dis-je avant d'avoir le souffle coupé. 

Mon cœur se serre et des frissons me traversent l'échine. Devant moi, en chair et en os, le garçon que je ne pensais jamais revoir un jour : Isaac.

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