CHAPITRE 7
EVAN
— Elle t'a pas raté, ricane Gavin.
La clope au bec, il examine ma joue sous toutes les coutures.
— Rassure-toi, une simple claque ne laissera pas de séquelle. C'est juste un peu rouge.
Je hausse les épaules. La douleur qui me brûle les veines est loin d'être d'ordre physique. Mon ego a pris un coup, devant tout le monde. Je me pensais hermétique à ce genre d'émotion. Pourtant, face au regard des gens, je ne savais plus où me mettre.
— T'as fait quoi ?
— Pourquoi j'aurais fait quelque chose ?
Gavin plisse les yeux.
— Me prends pas pour un lapin de trois semaines. Si la couturière t'a frappé, c'est que tu as été désobligeant.
— Même pas. On s'est mal compris, c'est tout.
— Evan ! Je t'adore. Mais je vais me ranger du côté d'Ophélie. Je te connais, je suis sûr que t'as merdé.
— Sympa. Merci pour le vote de confiance.
Je m'appuie sur la rambarde et observe la rangée d'immeubles à l'architecture typiquement parisienne. Dès que je me trouve dans cette ville, je me sens dépaysé. Les bâtiments londoniens sont loin d'être dépourvus de charme mais ils ne ressemblent en rien à ceux de Paris.
— Raconte ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Rien. On parlait de poids et j'ai...
— Biiiip !
Je tourne la tête vers Gavin et fronce les sourcils.
— Je peux finir ?
— T'en as assez dit, je suis sûr que je peux deviner le reste.
— Je t'écoute !
Gavin s'appuie à son tour sur la rambarde.
— Tu as fait une estimation sur son poids. Et sans trop m'avancer, je dirai que tu l'as surestimé.
Je serre les mâchoires. Merde ! Ce con me connaît mieux que moi-même. Je suis si transparent ?
— Mes propos n'avaient rien d'insultants. J'ai juste dit que comparativement à la moyenne d'une personne en surpoids, quatre-vingt kilos n'étaient pas grand-chose.
Abasourdi, Gavin ouvre grand la bouche et laisse échapper sa clope qui s'écrase sur le crâne dégarni d'un type qui marche sur le trottoir. Quand il s'en aperçoit, il lève la tête. Nous avons tout juste le temps de nous reculer pour qu'il ne puisse nous identifier.
— PUTAIN ! Qui est l'enculé qui a jeté son mégot ?
Mon meilleur ami et moi échangeons un regard interdit. Puis amusé, j'étouffe mon rire dans mon poing.
Le type continue de nous insulter à tout va.
— Bienvenue en France, murmure Gavin.
— On devrait peut-être s'excuser, non ?
— C'est amusant que tu le proposes. Commence par Ophélie, sinon le temps va être long jusqu'à la Fashion Week.
La victime de Gavin finit par s'éloigner dans la rue. Sa voix s'éteint progressivement. Lorsque nous nous relevons, nous nous tenons loin de la rambarde. Je finis par m'appuyer contre la baie vitrée.
—Bref ! T'as merdé mon pote. Tu l'as bien regardée, Ophélie ? D'accord, elle est grande. Elle doit avoisiner le mètre quatre-vingt. Ma main à couper qu'elle ne fait même pas soixante kilos.
Avant que je puisse me justifier, il lève l'index pour m'en empêcher et poursuit :
— Le poids, c'est intime.
Pourquoi tout le monde me répète ça ?
— Ce n'est qu'un chiffre abstrait, crée par une unité de mesure humaine, rétorqué-je. Il n'a aucune tangibilité visuelle.
— Par pitié, quand tu t'excuseras, évite cette explication.
— Pourquoi ?
Gavin soupire.
— Si j'avais su qu'en devenant ton ami je devrais refaire ton éducation, j'y aurais réfléchi à deux fois.
Il passe la main dans sa crinière indomptable et me fixe de ses yeux bleu clair. Longtemps, j'ai rêvé d'avoir les iris d'une seule et même couleur. Le nombre de moqueries que cette singularité m'a valu à l'école a suffisamment écorché mon âme pour les cinquante années à venir.
— Evan ! Les gens ne réfléchissent pas comme toi. Tu le sais ?
J'opine du chef.
— Tout ce que tu considères d'un point de vue intellectuel, les gens le perçoivent avec leur intuition. Et l'intuition, c'est le berceau de...
Il relève le menton après avoir marqué une emphase sur le dernier mot. À quel moment cette conversation a-t-elle basculé vers un questionnaire ?
— Des émotions.
— Des émotions, confirme-t-il avec une once de fierté pour mon investissement. Je sais que tu galères avec ça. Mais il faut que tu intègres que c'est naturel pour la plupart des gens. Si pour toi le poids n'est qu'une donnée scientifique, pour les autres, c'est souvent une source d'anxiété.
— Pourquoi ?
— Parce que la société est une garce avec les gens qui ne rentrent pas dans ces codes. Toi et moi, on coche toutes les cases. C'est pour ça qu'on doit être conscient de nos privilèges et encore plus bienveillants que la moyenne. Tu comprends ?
C'est bien la première fois de ma vie qu'on affirme que je coche toutes les cases des standards de beauté. Si mes yeux sont un atout majeur dans le mannequinat à l'âge adulte, ils ont fait de mon enfance un enfer. J'ai encore du mal à accepter cette bascule.
— Je crois. Donc j'ai été insultant parce que j'ai donné trop de kilos à Ophélie ?
— Fais gaffe à la manière dont tu tournes tes mots. Il n'y a pas de mal à avoir des formes, du gras, de la cellulite. On peut être en bonne santé sans avoir un corps parfait. Mais d'une manière générale dans ce monde, c'est vexant de se voir ajouter vingt kilos de plus. Qu'on en pèse cinquante ou cent.
J'incline la tête pour observer à l'intérieur de l'atelier. Les reflets du soleil sur la vitre m'empêchent de voir quoi que ce soit. Je colle mes mains et mes yeux sur la fenêtre pour y remédier. Gavin m'attrape aussitôt les poignets pour me faire reculer.
— Tu fais quoi, là ?
— On voit rien avec le soleil. Je vérifie si Ophélie est revenue.
Gavin soupire.
— Ça fait gros pervers stalker. Oublie !
— Y a-t-il un truc que je puisse encore faire ou je dois songer à rester cloué sur une chaise sans bouger jusqu'à la fin de ma vie ?
— Le jour où tu ne te poseras plus cette question, tu seras prêt à prendre ton envol. En attendant, mon petit, suis mes conseils. Je t'ai déjà laissé tomber ?
À contre-cœur, je secoue la tête.
— Voilà. On attend encore cinq minutes et quand tu rentres, tu présentes tes excuses. Tu ne parles plus de poids ! Sous aucun prétexte. Même pour un compliment. Avec toi, ça pourrait partir en troisième guerre mondiale.
— Quand t'auras un truc sympa à dire sur moi, vraiment t'hésite pas.
— Je me garde ça en tête. On sait jamais !
Je lui envoie mon poing dans l'épaule. Il se marre.
— Ça s'est bien passé, toi, avec Aline ?
— Comme sur des roulettes. Elle est hyper cool ! Déconneuse et minutieuse à la fois. Le courant est passé direct. Et tu sais quoi ? Moi qui ai la trouille de vieillir, ça me rassure d'être en sa présence.
— Parce que ça te rajeunit ?
— Nan ! Parce qu'Aline est hyper dynamique et fraîche. Elle me donnerait presque envie d'avoir quarante ans, moi aussi. Je te jure, c'est une perle !
— Veinard. Moi, il faut toujours que je me tape les casse-pieds.
— Evan, je vais te dire un truc qui va transformer ta perception du monde.
— J'en doute, mais je t'écoute.
— Si tout le monde est casse-pied autour de toi, ce ne sont pas les gens le problème. C'est toi !
Il me tapote le flanc, puis franchit la baie vitrée pour regagner l'atelier. Non seulement j'ai toujours les relations professionnelles les plus complexes mais en plus, je ne sais pas choisir mes amis. Le reste de cette journée s'annonce délicieux.
À mon tour, je quitte le balcon pour revenir au poste d'Ophélie. Cette dernière est de retour et bosse sur la chemise en mousseline. En sortant prendre une pause, je l'ai évidemment retirée pour ne pas l'abîmer.
Avec mes conneries, la couturière a dû prendre du retard.
— Euh... je...
Je me frotte la nuque. M'excuser n'est pas mon fort. Ophélie pivote et m'avise de son air farouche. Elle a noué ses longs cheveux bruns en un chignon, qui dévoile son visage sous un nouveau jour. De son nez à sa bouche en passant par ses pommettes, rien ne dénote chez elle. À croire qu'elle a été conçue de la main de Dieu.
Ses prunelles marron me fixent durement. Ses paupières et ses cils noircis renforce la brutalité de son regard. Le soutenir me demande un effort surhumain. La dernière personne qui m'a mis dans cette position était... personne. Ce n'était jamais arrivé.
Qui est cette fille pour détenir un tel pouvoir sur moi ?
— Je suis désolé pour ce que j'ai dit, articulé-je la gorge nouée. J'ai été maladroit.
Au loin, j'aperçois Gavin qui fait tourner ses index entre eux, imitant le mouvement d'un moulin.
Quoi ? Je dois continuer ?
— Maladroit, et con, ajouté-je.
Il m'adresse un grand pouce en l'air. Mon attention se reporte sur Ophélie qui soupire.
— Excuses acceptées. Moi aussi, je vous en dois. Je n'aurais jamais dû vous frapper.
Les bras croisés sur la poitrine, elle se mordille la lèvre. L'arc de cupidon qui s'étend de ses narines à sa bouche m'inflige mille rêveries.
— Vous avez été très con, je ne vous dirai pas le contraire. Mais rien ne justifie la violence.
— Ce n'était qu'une gifle.
— Non ! insiste-t-elle. Ne minimisez pas mon geste. Imaginez une seconde que les rôles aient été inversés. Vous auriez dit la même chose ?
À bien y réfléchir, si elle avait été un homme et moi une femme, nous aurions déclenché un incident diplomatique.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris, poursuit Ophélie. Ça ne me ressemble pas. Humainement et en tant que féministe, j'ai honte. L'égalité va dans les deux sens. Je suis la première à m'insurger contre la banalisation de la violence.
Elle joue nerveusement avec ses ongles.
— Mon geste est impardonnable mais j'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur et qu'on pourra travailler sereinement ensemble.
La détresse dans ses prunelles fait émerger des éclats mordorés au milieu de l'étendue chocolat. Mon cœur tremble et trébuche.
— B-bien sûr. C'est déjà oublié.
Son sourire me coupe les jambes.
— Super ! Alors à poil, 176. On a des essayages à faire.
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