CHAPITRE 6
OPHÉLIE
— Tu peux me tenir ça ?
Aline, en galère avec sa veste de costume, me demande de la pincer par le col pour la tenir de manière verticale. Elle a chaussé ses lunettes sur le bout de son nez et se mord la langue, comme à chaque fois qu'elle en appelle à sa concentration extrême.
— Je te jure que ces sequins me rendent folle !
— Pense à la fierté que tu ressentiras quand tu auras achevé la pièce, murmuré-je.
— Tout ça pour n'en tirer aucun mérite...
— Après, on est seulement couturières, rappelé-je. C'est normal que les honneurs reviennent à la créa.
Aline soupire.
— Je sais. C'est juste que... j'aurais aimé participer à la Fashion Week, rien que pour le plaisir de voir une pièce que j'ai réalisée sur un mannequin. Imaginer ce que tous les gens assis autour de moi pensent du vêtement, tout en sachant que ce sont mes petites mains qui lui ont donné vie.
Mon cœur s'emballe.
— J'en rêve aussi, admets-je. Tellement...
— Malheureusement pour nous, cette connasse de Charlène aura ce privilège. Je doute que Nathalie choisisse l'une de nous trois. Dommage, la vie m'a rendue franche et entière. Si seulement j'arrivais à être faux-cul, moi aussi, peut-être que j'aurais gravi les échelons.
— Peut-être aussi que quelqu'un (je me désigne du pouce) aurait marché sur tes lunettes par inadvertance...
Aline se fend d'un sourire espiègle.
— T'es con !
— À ton service. D'ailleurs, quand est-ce qu'on met le plan à exécution ?
— Après le briefing de Nathalie. Je suis sûr qu'elle va nous annoncer un nouveau privilège pour miss-langue-marron. Ça achèvera d'éloigner ma culpabilité.
— Tu culpabilises déjà alors qu'on n'a rien fait ?
Aline hausse les épaules, ses mèches blondes dansant sur ses épaules.
— Trop entière, je t'ai dit. C'est chiant, hein ?
— Dans ce cas précis, un peu. Mais au fond, on est mieux comme ça. Tu t'imagines agir comme Charlène tous les jours ?
— Phobie ! Je ne supporterai pas mon reflet.
— Comment tu crois qu'elle fait ?
— Elle n'a pas de miroir chez elle. Sinon elle ne porterait pas un carré aussi rigide. On dirait un casque de Playmobil.
Un fou rire me secoue.
— Arrête de glousser ! Tu fais trembler la veste et j'arrive pas à planter mon aiguille ! se marre Aline.
— C'est ta faute, aussi ! Et puis, te décourage pas, d'accord ? Tant que Nathalie n'a rien annoncé, tu pourrais très bien avoir la place pour le défilé.
— Aucune chance. Je suis à la bourre dans mon travail. Quand elle a fait une ronde rapide ce matin, elle n'a rien dit mais je l'ai sentie se tendre en passant près de moi. Si ça doit tomber sur l'une de nous, je pense que Lisa aura la place.
— Moi aussi, admets-je en me tournant vers l'intéressée. Et on sera fières de toi !
Elle nous adresse une moue embarrassée.
— J'aurais tellement aimé qu'on y participe toutes les trois, nous dit-elle.
— T'inquiète ! On se fera un apéro champagne à ton retour et tu nous raconteras tout dans les moindres détails.
— Attendez, les filles ! Rien n'est fait. Je ne veux pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué.
Aline et moi échangeons un regard.
— Entre ma veste à sequin...
— ...et mon pantalon en tulle, on est mal barrées, complété-je. Je serais tellement heureuse que ce soit l'une de nous trois qui ait ce privilège.
— Moi aussi ! renchérit Lisa.
— Ça bat de la semelle, les causettes !
Cette voix nasillarde nous interrompt net. Un effluve de vanille m'irrite la gorge. Charlène se tient entre nous deux, la tête inclinée à presque quatre-vingt dix degrés pour pouvoir nous regarder.
— Nathalie a avancé le briefing ! Des tas d'imprévus se sont ajoutés à son planning. Elle aimerait nous voir dans son bureau maintenant.
Sans attendre de réponse, elle tourne les talons et se dandine en direction du couloir.
— La route est droite, lâché-je entre mes dents.
Aline pouffe. Elle dépose sa veste sur son atelier, puis, flanquées de Lisa, nous partons toutes les trois dans le bureau de la directrice d'atelier. Je referme derrière moi puis me place face à Nathalie, sans pouvoir gommer l'impression de déjà-vu qui me revient de la veille.
Installée dans son fauteuil à roulettes en cuir, elle nous observe, drapée dans une robe en satin noir dont le décolleté élégant laisse l'espace d'exposer un collier. Un pendentif m'évoquant une vague qui s'enroule sur elle-même frôle la naissance de ses seins. Nathalie est le genre de cinquantenaire qui arrive à allier professionnalisme, sexy et élégance sans fournir le moindre effort. Tout est naturel dans son aura.
— Ma décision est prise, lâche-t-elle sans préambule. Je suis passée voir votre avancement ce matin. Charlène m'accompagnera au défilé. Tu auras pour rôle de babysitter les mannequins, gérer les crises et les problèmes de dernière minute.
La déception, teintée d'une nuance de rancœur sournoise, m'envahit. Je le savais, mais l'entendre me fait tout de même quelque chose.
— Concernant l'arrivée des deux nouveaux mannequins britanniques recrutés par Alex, il y a un changement de programme.
Je viens déjà de perdre tout espoir d'un jour assister à une Fashion Week en tant que professionnelle et une seconde mauvaise nouvelle se profile à l'horizon. Super ! Cette journée s'annonce charmante.
Au point où j'en suis, je ne serai pas surprise d'entendre que Nathalie a changé d'avis et compte confier la gestion des deux mannequins à une autre équipe. Thomas, Maryse et Doriane m'ont donné l'impression d'avancer à toute vitesse sur leurs pièces, contrairement à François qui traîne des pieds. C'est à se demander pour quelle raison il a été embauché, celui-là.
— Charlène !
Cristina Córdula version nain de jardin se raidit.
— J'ai besoin de toi pour m'accompagner chez nos fournisseurs. Ils ont une rupture de stock sur la dentelle que nous avons mis des mois à sélectionner pour la pièce maîtresse de la collection. À trois semaines du défilé, il ne pouvait pas nous arriver pire ! Il faut absolument que nous trouvions un substitut aussi qualitatif.
Charlène fronce les sourcils.
— En conséquence, j'attribue la gestion d'Evan Livingstone à Ophélie. Même si tu as pris un peu de retard, tu es en avance sur le reste de l'atelier.
L'excitation pétille dans mon ventre.
— Aline ! Tu seras en charge de Gavin Lloyd.
Ma collège serre le poing et recule le coude, se retenant de ne pas crier « YES ! ».
— Lisa ! Continue ton bon travail. Je veux que tu restes concentrée sur tes tâches et une fois achevées, j'aimerais que tu assures le rôle de Charlène. Tu passeras dans l'atelier en mon nom pour vérifier que tout avance comme on le souhaite. En cas de besoin, tu prêtes main forte.
— Et... et moi ? demande miss-langue-marron.
— Je te l'ai dit, Charlène ! Tu m'accompagnes. Et il n'est pas question de se gourer dans notre nouveau choix. Je dois envoyer une sélection de trois dentelles à Alex afin qu'il tranche. La nouvelle l'a mis hors de lui. Autant te dire qu'on n'a pas le droit à l'erreur. C'est clair ?
Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Je n'aurais jamais autant compris le sens de cette citation qu'aujourd'hui. Si je n'ai pas l'opportunité d'assister au défilé d'Alex Ivero, j'ai au moins la chance de travailler directement avec un mannequin pour ajuster les pièces qu'il portera.
Voilà qui remet un peu de soleil dans mon ciel orageux.
En début d'après-midi, l'ambiance à l'atelier est un peu plus détendue. Enfin, pour peu qu'on puisse se détendre à trois semaines de la Fashion Week. L'absence de Nathalie et Charlène nous retire une pression. Lisa fait le tour des postes de travail, comme convenu et il faut l'admette : elle est moins chiante que sa prédécesseuse.
— Bizarre ! Je fais trois fois moins de conneries quand miss-langue-marron n'est pas dans les parages, remarque Aline.
Ayant achevé mon pantalon en tulle en fin de matinée, je suis passée sur un corset masculin qui requiert une extrême minutie.
— Je te jure ! Même les sequins se sont disciplinés, renchéris-je.
Ma pièce requiert l'utilisation de ce matériau.
— On est dans le même bateau maintenant, me lance Aline.
Elle me frotte l'arrière du dos puis repart à l'attaque.
Nous bossons dans le silence une bonne demi-heure, lorsque Lisa nous appelle. Nous posons notre ouvrage pour rejoindre l'entrée de l'atelier et accueillir comme il se doit les professionnels avec lesquels nous devrons collaborer.
Mon cœur tombe dans mon estomac en découvrant les deux mannequins fraîchement débarqués de Londres. Si le grand blond présente une plastique sublime, le brun semble provenir d'une esquisse divine. Sa haute stature le fait surplomber l'espace autour de lui, comme un roi installé sur son trône.
Sa barbe de trois jours, qu'il doit probablement tailler au moment des défilés, se clairsème sur ses mâchoires saillantes. Son nez présente une saillie plus importante que le reste de ses traits mais je n'ai pas le temps de m'attarder sur ce défaut que mon regard accroche sa fossette de menton. Une mince cicatrice en forme de croissant de lune y apporte un éclat cosmique. Je pensais avoir découvert la quintessence de la splendeur... Je me trompais.
Quand mes yeux rencontrent les siens, mon âme se liquéfie. Son iris gauche revêt un marron si foncé qu'il en paraît noir. Le contraste avec le droit, d'un bleu si pur que le ciel ne m'a jamais paru si fade, me donne le tournis. À deux doigts de chanceler, je me rattrape à Aline qui fronce les sourcils.
— Ophélie ! Tout va bien ?
— Oui, oui. J'ai eu...
Le brun ténébreux ne me lâche pas du regard. La gorge sèche, je déglutis.
— J'ai bougé trop vite, m'empressé-je d'expliquer. J'ai eu un vertige.
Le blond s'avance vers moi et en me tendant la main, il lance :
— Je fais toujours cet effet autour de moi. Gavin Lloyd. Enchanté.
Oh oh... Alors que je lui offre une paume d'une mollesse honteuse, je réalise ce que cela signifie. Son collègue n'est autre qu'Evan Livingstone, soit le mannequin qui m'a été confié par Nathalie. Comment vais-je réussir à travailler s'il m'observe tout l'après-midi de manière aussi... pénétrante ?
— Ophélie de Montmorency, réponds-je quand j'ai trouvé mes esprits. Adepte du sarcasme et des malaises vagaux, visiblement.
Gavin s'esclaffe, puis se tournant vers Evan, il déclare :
— Elle, je l'aime bien !
Pourquoi le destin ne m'a-t-il pas refilé Gavin ? Son naturel agréable et enthousiaste aurait parfaitement contrebalancé avec mon humeur railleuse. En plus, il a l'air bon public. Je suis sûre qu'on s'entendrait à merveille. Je pourrais proposer à Aline de changer avec moi, mais il est un peu tard. Si Nathalie réalise que nous n'avons pas suivi ses ordres, je ne donne pas cher de ma peau.
Au lieu de quoi, je vais devoir passer l'après-midi avec la réincarnation d'Apollon.
OK ! Je suis de mauvaise foi. Il y a plus désagréable comme torture.
— Evan Livingstone, se présente l'adonis.
Contrairement à son collègue, il ne nous offre aucune poignée de main. Ses lèvres semblent figées dans une position unique. Possède-t-il des zygomatiques ? Le mystère est entier. Mon petit doigt me souffle que sourire est trop demandé pour lui.
— Bienvenue à l'atelier principal d'Alex Ivero, déclare Lisa. Nathalie, notre responsable, a dû s'absenter pour une urgence mais les filles vont s'occuper de vous. Gavin, vous allez suivre Aline. Evan, c'est Ophélie qui va vous prendre en main.
Une image littérale s'impose à mon esprit. Mon cœur palpite trop bas dans mon corps. Je m'enfonce les ongles dans la chair de mes paumes pour calmer mes ardeurs.
Ça ne va pas du tout !
— Je vais me charger des pièces que vous porterez, m'empressé-je de préciser pour dissiper le malaise.
Il faudra que je touche deux mots à Lisa. Qui utilise encore des métaphores pareilles, si ce n'est pour mettre ses collègues dans la merde ?
D'accord, j'ai peut-être un tout petit peu l'esprit mal placé. Il faut dire qu'avec Jérôme je m'ennuie tellement que j'ai appris à capter la moindre once de drôlerie, même là où il n'y en a pas.
Ce talent s'avère à double-tranchant apparemment...
— Où doit-on se mettre ? demande Aline en dégageant une mèche de cheveux de son visage.
— L'équipe trois ne bosse pas cet après-midi, puisqu'ils ont taffé toute la nuit, nous rappelle Lisa. Aline, tu vas pouvoir t'installer à leur poste de travail. Personne ne te dérangera.
— Et moi ? lancé-je.
— Tu restes à ta table. Aline sera là-bas et moi je suis chargée de faire tourner l'atelier. Ça vous va les filles ?
Nous opinons du chef. Gavin et Aline partent à l'endroit désigné, limite bras dessus, bras dessous. L'ambiance n'est pas aussi gaie de mon côté lorsque j'invite Evan à me suivre.
Pourquoi mes jambes sont-elles aussi branlantes ?
Tout le monde étant reparti à la tâche, personne ne m'observe. Je reprends possession de mes moyens. Enfin, d'une partie.
— Vous pouvez vous mettre là, indiqué-je.
Evan s'immobilise, les pieds légèrement écartés. Il porte un jean noir large qui ne dévoile rien de la forme de ses jambes. En revanche, son T-shirt blanc souligne sa fière musculature, se découpant au niveau de ses pectoraux. Une veine strie son biceps. Je m'attarde un peu trop longtemps dessus, car il me dit :
— Vous avec une question ?
Son timbre rauque fait vibrer mes os.
— Vous venez de Londres, c'est ça ?
Quelle conne ! Je n'aurais pas pu trouver plus inutile comme question. Nathalie n'a pas arrêté de nous le dire. Dans le feu de l'action, je n'ai pas imaginé de meilleure manière de réagir.
— En effet.
Il ne développe pas. J'en profite pour récupérer sur mon portant à roulette, soigneusement glissée dans une housse, la première tenue qu'il portera pour le défilé. Une chemise transparente en mousseline noire. Alex Ivero a particulièrement insisté pour que les coutures épousent les côtes puis l'os des hanches du mannequin qui la porterait. Si j'ai obtenu ses mesures en amont, une marge d'erreur est toujours possible.
— Tenez. Enfilez ça.
Evan me jauge longuement avant de s'emparer du tissu. La dichotomie de ses iris projette du feu dans mes joues. J'ai l'impression de brûler vive.
Ses longs doigts charpentés effleurent son bassin pour saisir les pans inférieurs de son T-shirt. Il le replie sur lui-même pour le faire passer sur sa tête, dévoilant une rangée d'abdominaux outrageusement saillants. Sa peau immaculée ne présente qu'une singularité : un tatouage d'araignée sur l'épaule.
Mon naturel de fouine revient au galop.
— Curieux ! Vous êtes le premier mannequin que je vois avec un tatouage sur une partie du corps aussi apparente. Ça ne pose pas de problème aux marques qui vous engagent ?
— Je suis devant vous, non ?
Soutenir ses prunelles marron et bleu me demande un effort insoutenable. L'une m'engouffre dans ses ténèbres, l'autre m'inonde de lumière.
Je ne sais plus comment je m'appelle.
— Oui... oui, évidemment. Enfin, admettez que c'est rare.
— Ce n'est rien qu'un peu de make up ne sait régler en temps et en heure.
Son accent britannique s'est intensifié sur les deux mots empruntés à sa langue, m'arrachant un frisson.
Evan enfile la chemise avec une délicatesse que je ne lui aurais pas prêté, vu son manque de tact et de douceur. La mousseline se pose sur lui comme si elle avait été créée à sa gloire. Depuis toujours, j'ai une fascination pour le pouvoir des vêtements. Ils peuvent rendre exceptionnelle une personne banale.
Avec Evan, c'est le contraire. Il sublime le vêtement sans effort. Mes yeux analysent toutes les petites choses qu'il me faut reprendre.
— Vous avez noté que ça baille au niveau de l'aisselle gauche ?
Note à moi-même : son don pour irriter son entourage est proportionnel à sa splendeur. Autrement dit, j'ai affaire à un casse-couilles professionnel.
— Ça ne baille pas, c'est légèrement lâche, rectifié-je. Vous ne voulez pas m'apprendre mon métier, non ?
— Si j'avais les compétences, j'adorerais me rendre utile. Ne les ayant pas, je vais me contenter d'observer.
— Faites donc ça !
Alors que j'ajuste mon bracelet porte aiguille sur mon poignet gauche, je sens le regard d'Evan se balader son mon visage. Il me scrute dans le moindre détail. Cela m'agacerait s'il s'agissait d'un autre, mais étonnement, cela me met plutôt mal à l'aise.
— Vous avez une question ? lancé-je en retournant son arme contre lui.
La commissure de sa lèvre se dresse une fraction de seconde. Le temps que je batte des cils, il n'en reste rien. L'ai-je imaginé ?
— Ophélie, c'est ça ?
— En effet.
— Vous allez réemployer l'intégralité de mes phrases contre moi ?
Son français est impeccable. Il utilise même des termes plus sophistiqués que des natifs pure souche.
— Ça dépend ! Vous allez me renvoyer l'impression que vous jugez chacun de mes gestes jusqu'à ce que j'ai fini d'ajuster toutes les pièces sur vous ?
— Possible. Vous n'avez pas répondu à ma question.
— Possible.
Cette fois, il esquisse un sourire. J'en suis certaine. Il n'est pas facile à dérider, Sherlock Holmes, mais je vais bien finir par lui arracher un peu de sympathie.
Il doit avoisiner le mètre quatre-vingt dix, car j'arrive à la bonne hauteur pour m'occuper du tissu de son aisselle sans devoir m'arcbouter.
— Votre poignet est plus souple que tout à l'heure, remarque-t-il. Vous reprenez vos esprits.
— Je ne les ai jamais perdus.
— Permettez-moi d'affirmer le contraire. Lorsque je suis arrivé, vous étiez mal à l'aise.
— Si vous le dites.
— Ce n'est pas moi que le dit mais votre langage corporel. Évitement du regard, sourire crispé deux fois de suite, hochement de tête, balancement d'un pied sur l'autre. Je poursuis ou cette liste non-exhaustive vous suffit ?
Je me recule d'un pas pour l'observer de haut en bas. Si au départ il m'intimidait, son excès de confiance en lui commence à irriter le mien.
Il m'a prise pour une adolescente en proie à ses hormones ?
— Vous êtes un malin, vous, raillé-je.
Sans broncher, il soutient mon regard.
— Malin n'est pas le terme approprié. Je suis intelligent. Plus que la moyenne d'après les derniers rapports sur le sujet. Mon QI est de 176.
— Ça me fait une belle jambe !
S'il s'attendait à une flopée de compliments ou à une mine ébahie, il s'est gouré de candidate. Je pince le tissu pour y glisser mon aiguille. Son regard me brûle le cuir chevelu mais je fais comme si de rien n'était.
— Vous n'avez eu aucune réaction, finit-il par dire. C'est curieux. La plupart des gens est soit impressionnée soit agacée.
— Dommage. Vous ne m'inspirez ni l'un, ni l'autre. Rien qu'une accablante indifférence.
Evan fronce les sourcils. À sa posture, la manière dont il interagit et s'exprime, il m'évoque davantage un automate qu'un être humain.
Aurais-je fait planter son système ?
— Mais s'il n'y a que ça pour vous faire plaisir, rangez-moi dans la seconde catégorie, ajouté-je.
— Vous savez, le QI moyen se situe entre 84 et 88 à l'échelle du monde. 176 devrait vous impressionner.
— Ce n'est pas le cas, réponds-je avec une moue faussement désolée.
— Sans prendre de risque sur mes calculs, j'ai a minima le double du vôtre.
Quel culot ! Toutefois, et vraiment parce qu'il me divertit, je laisse couler.
— Vous savez comment parler à une femme vous ! raillé-je.
De la fumée sort par ses oreilles, comme s'il ne pouvait pas concevoir possible une telle réaction. En le jugeant purement sur son physique, je ne lui aurais jamais prêté une personnalité aussi... atypique. Si la rançon de l'intellect supérieur ressemble à ça, je préfère rester avec mon quotien intellectuel bien tassé dans la moyenne.
La jugeote ne se calcule pas, elle.
— Einstein n'avait que 160, précise-t-il.
Mes lèvres s'étirent. Mon regard trouve le sien et avec toute la candeur du monde, je réponds :
— Mais Einstein est célèbre alors que vous n'êtes personne.
Evan se raidit. L'automate n'est donc pas insensible. Histoire d'adoucir l'atmosphère, et parce que je ne peux m'empêcher d'être taquine, je lance :
— Si vous y tenez tellement, à votre QI, je vais vous rebaptisez « 176 » ! Ça vous ira comme un gant.
— Faites à votre convenance.
— Alors dites-moi, 176... Vous avez appris le français en lisant Flaubert ?
— Entre autres.
Au temps pour moi. Ce qui ne devait être qu'une pique s'est transformée en une vérité implacable.
Oups.
Pendant dix bonnes minutes, le silence s'installe entre nous. J'en profite pour me concentrer pleinement sur mes retouches. Ce n'est pas le moment de ruiner le vêtement à cause d'une erreur d'inattention ou je grillerai définitivement mon nom dans le milieu. Avant même d'avoir commencé à montrer mes propres créations, ce serait ballot...
Entre deux gestes si naturels qui ne me demandent plus toute mon attention, je commets l'erreur de relever le menton. Le regard d'Evan me transperce. Troublée, j'en perds l'équilibre, bascule en arrière et tombe sur mes fesses. Il exsude l'étonnement.
— Tout va bien ?
— Mos më ndimoh, veçanërisht !
— Excusez-moi ? demande-t-il tout sourcils froncés.
— Rien ! Laissez tomber !
Je me redresse et me remets au travail.
— Si j'ai fait quelque chose, dites-le moi !
Je soupire.
— Ce n'est pas vous.
Aiguille en main, je désigne ses iris.
— Vos yeux vairons. C'est troublant, vous savez ? Je n'avais jamais vu deux couleurs aussi opposées.
— Hétérochromie. Le terme exact est hétérochromie.
— Ouais ! Les yeux vairons, quoi.
Evan se renfrogne.
— Même si je m'y essaie de temps à autre, je n'apprécie pas le langage trivial. Surtout dans le domaine médical.
— Détendez-vous, 176 ! Personne ne parle comme le gros Robert, ici.
— Qui est le gros Robert ? Je ne crois pas avoir fait sa connaissance.
Un sourire s'invite contre mon gré sur mes lèvres. Le temps que je puisse m'expliquer, Evan me coupe l'herbe sous le pied.
— Oh ! Vous parliez de vous, peut-être ? C'est un surnom curieux que le gros Robert, pour une femme.
Ma mâchoire se décroche.
— Vous m'avez bien regardée ! J'ai une tête à m'appeler le gros Robert ?! C'est un dictionnaire monsieur seize de plus qu'Einstein. Visiblement, vous avez loupé l'info en apprenant le français.
— Robert est un prénom courant, en Angleterre. Il est porté par des gens très bien. Vous n'avez pas de quoi être offusquée.
Je laisse ma main en suspens, à deux doigts de piquer dans le tissu pour achever l'aisselle.
— Pas de quoi être offusquée ? Vous venez de quelle planète, exactement ?
— Dans notre galaxie, seule la planète Terre est habitable, m'explique-t-il d'un ton professoral. Votre question n'a pas de sens.
— Le second degré, ça vous parle ? Ma question était rhétorique.
Il ne répond rien. Au lieu de quoi, il continue de déverser ses ténèbres et sa lumière sur moi.
— Entre nous, vous n'aviez aucune raison de vous vexer. Une personne appelée le gros Robert pèserait en moyenne entre cent et cent-vingt kilos, a minima. Ce résultat étant à pondérer avec la taille de l'individu bien sûr.
Où veut-il en venir ?
— À vous juger en un coup d'œil, on devine que vous vous situez autour des quatre-vingt. Vous ne risquez rien.
Mon sang se fait essence, ses mots allumette. Les palpitations de mon cœur résonnent dans mon crâne alors que je me contiens pour ne pas coller ma main dans la figure d'Evan.
— On ne vous a jamais appris qu'on ne mentionne pas le poids d'une femme ?
— C'est un concept assez sexiste, somme toute. Pourquoi parlerait-on moins de celui d'une femme que de celui d'un homme ?
Ma réplique cinglante tombe à l'eau. Il n'a pas tort. Changement de direction !
— On ne devrait parler ni de l'un, ni de l'autre, rectifié-je. C'est un sujet intime. Et pour votre gouverne, je suis loin de faire quatre-vingt kilos. Non pas que ce soit une mauvaise chose dans l'absolu, c'est juste vexant de se voir attribuer des faits erronés.
— Dans le milieu du mannequinat, on se fait peser sans arrêt. J'ai l'habitude que ce sujet soit libre.
— Il ne l'est pas pour tout le monde alors gardez vos habitudes pour vous.
— C'est amusant de voir qu'une femme de votre pédigrée soit vexée pour si peu.
Je serre les poings. De mon... « pédigrée » ? C'est moi où il vient de me comparer à une jument tout juste bonne pour des concours de beauté ?
— Vous avez dix secondes pour retirer ce que vous venez de dire.
Evan fronce les sourcils.
— 9... 8...
Il déglutit. Sa pomme d'Adam s'élève et s'abaisse dans un mouvement qui m'hypnotise.
— Vous ne voulez pas me donnez votre poids, plutôt ?
Ses mots expulsent l'oxygène dans mes poumons.
— Ce sera plus simple.
Je ne poursuis pas mon décompte, trop abasourdie par son culot. Evan croise les bras sur sa poitrine, puis ajoute :
— Vous ne dites rien ? C'est bien que j'avais vu juste. Il n'y a pas de mal à assumer vos ki...
Ma main part toute seule. La gifle que je lui colle incline son visage à quatre-vingt dix degrés.
— Vous auriez terminé cette phrase, je vous enfonçais mon genou dans les couilles ! Le poids des gens est un sujet INTIME ! Faut vous le dire en quelle langue ? IT IS INTIMATE ! IN-TI-MATE !
Rouge de colère, je tourne les talons et me tire de l'atelier sous les regards ébahis de mes collègues.
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