CHAPITRE 2
EVAN
— Arrête de gigoter !
— Je peux pas m'en empêcher. Je déborde d'énergie...
Je secoue la tête. Gavin est installé n'importe comment sur son siège, une chaussure sur l'assise et un bras pendant sur le genou. Ses mèches mêlées de châtain et de blond sont en pagaille sur sa tête. Il a toujours cet air farouche qui donne l'impression qu'il est tombé du lit.
— T'as une idée du nombre de bactéries qui traînent sous ta semelle et que tu laisses au passager suivant ?
— Non, mais je sens que tu vas me le dire.
— Quatre-cent vingt milles en moyenne et qui proviennent de neuf familles différentes.
Je cale mon index droit sur mon pouce gauche pour commencer mon énumération, lorsque Gavin m'interrompt.
— Ma main à couper que tu vas me faire le listing des neuf familles.
— On dit « ma main au feu » et « ma tête à couper ». C'est une confusion fréquente chez les gens. À force d'évoluer, le langage fait des mélanges et on finit par dire n'importe quoi.
Gavin soupire. Ses yeux bleu clair me fixent longuement.
— Quoi ?
— Rien. Tu es mon rayon de soleil. Surtout, ne change pas !
— Je n'en ai pas l'intention.
— C'était ironique.
— Ah.
L'ironie. Ce charmant concept que tout le monde semble enclin à utiliser à tours de bras, mais qui me laisse hermétique.
— C'est marrant qu'avec ton QI de cent soixante quinze, tu n'arrives pas à saisir le concept de l'ironie.
— Cent soixante seize. Soit seize de...
— ...plus qu'Einstein ! Comment ai-je pu oublier ? Cela ne répond pas à ma question.
Je hausse les épaules.
— L'ironie est un concept stupide. Exprimer l'inverse de ce qu'on pense plutôt que d'utiliser les termes adéquats... Ça n'a aucun sens.
— C'est marrant ! Tu devrais essayer. Tu sais, le fun, l'amusement...
— Je sais m'amuser.
Gavin éclate de rire à en faire se retourner tous les voyageurs du wagon. Si nous nous trouvions à bord d'un train lambda, je trouverais une échappatoire en observant les paysages à travers la vitre. Or, l'Eurostar n'offre rien d'autre que la vue époustouflante des murs d'un tunnel. Autrement dit, le noir total.
— Bien sûr, raille-t-il. Toi, le grand Evan Livingstone, saint patron des moralisateurs qui sait tout mieux que tout le monde, tu sais t'amuser.
— Parfaitement.
— Dès qu'on sera arrivés à Paris, tu me le prouveras.
— Quand tu veux.
Gavin aligne son index et son majeur devant ses yeux, puis les retourne vers moi pour me signifier qu'il me garde à l'œil.
— Dis-moi, le concept de psychologie inversée, ça te parle ?
— C'est de l'ironie ou une vraie question ?
Faute de savoir le décoder, autant demander plutôt que de gaspiller ma salive.
— Une vraie question. Un peu stupide, maintenant que j'y pense. Vu ton bagage, tu sais forcément ce que c'est.
Je ne bouge pas.
— Un hochement de tête, c'est trop te demander pour confirmer ?
Je m'exécute.
— Voilà.
— Voilà quoi ?
— Je viens de prouver ta mauvaise foi en une question, affirme Gavin.
— Ma mauvaise foi ?
— Hmm.
La fierté émane de ses traits. Sa posture illustre sa confiance en lui et son sourire goguenard me fait contracter la mâchoire.
— Développe !
— La psychologie inversée fonctionne sur le même modèle que l'ironie. On dit l'inverse de ce qu'on pense dans le but d'obtenir une réaction contraire à nos propos.
— Ça n'a rien à voir, contré-je. Le premier est un mécanisme de manipulation. Le second, un ressort humoristique trivial.
— Tellement trivial que « Einstein plus seize » n'y comprend rien.
— T'aimes trop avoir le dernier mot.
— En théorie, c'est ta spécialité. Mais j'avoue, te contrarier est une de mes nouvelles passions dans la vie. Et même si tu refuses de l'admettre, ma démonstration se tient. La seule raison pour laquelle tu détestes l'ironie, ce n'est pas parce qu'elle n'a pas de sens. C'est qu'en dépit de tous tes efforts, tu n'arrives pas à la saisir.
Je serre les poings. Il a raison. Mais je mens.
— Pas du tout.
Son sourire s'élargit.
— Sans rancune, mon pote. Tu peux exceller dans tous les domaines, il faut bien une exception pour confirmer la règle. Et ton exception à toi, c'est l'ironie.
Puisque je n'arrive pas à le faire taire, je sors mon livre de mon sac.
— Jean-Paul Sartre, hein ? C'est pas trop dur à lire ?
— Je commence à avoir l'habitude.
Depuis des années maintenant, je lis en anglais et en français. Ça facilite les choses pour le travail. Je dois régulièrement venir en France et tous les citoyens ne sont pas enclins à parler la langue de Shakespeare pour te renseigner, quand tu es perdu. Même si, dans la branche du mannequinat, l'anglais demeure incontournable.
— Je suis tombé par hasard sur un auteur français, sur Insta. Le mec s'appelle K. Jarno. Tu connais ?
Gavin me montre la couverture aux nuances rouges, dévoilant des motos et un emblème de club.
— Encore un amateur qui se prend pour Victor Hugo, commenté-je. J'imagine la pauvreté littéraire. Ça doit être facile à lire.
Gavin secoue la tête, sans se départir de son sourire. Il se plonge dans son bouquin une petite dizaine de minutes avant de le lâcher.
— C'est si nul que ça ?
— Mauvaise langue. J'ai juste du mal à me concentrer.
Une contrôleuse s'approche de nous. Elle réajuste sa casquette violette au liseré bleu, puis tend la main pour vérifier nos titres de transport. Gavin lui montre l'écran de son téléphone afin qu'elle scanne le billet.
En se retournant vers moi, elle me dévoile une dentition irrégulière. Son front est dissimulé par une épaisse frange droite noir corbeau. Ses yeux m'évoquent le charbon et elle fait de drôles de manières. Je n'arrive pas à savoir si elle m'adresse un sourire ou si elle est victime d'une crispation aiguë.
— N'hésitez pas à y aller sur les fibres ! lui lancé-je.
— Je vous demande pardon ?
— Docteur Livingstone, me présenté-je en tendant la main.
La contrôleuse, portant le nom de Mindy d'après son badge, la serre mollement, l'air perdu.
— Il est psychiatre, précise Gavin.
— J'ai tout de même fait médecine.
— Si jeune ? s'étonne Mindy.
— Par pitié, ne le lancez pas sur le sujet...
Si Gavin lève davantage les yeux au ciel, son visage va glisser à l'arrière de son crâne.
— Si je peux me permettre, les fibres sont excellentes pour le transit et participent au bon fonctionnement de la flore intestinale.
Mindy écarquille les yeux.
— Vous êtes constipée, non ? poursuis-je.
Elle m'arrache mon téléphone des mains pour scanner mon billet, puis après avoir lâché un « goujat » amer, elle s'éloigne vers les sièges suivants.
— Drôle de nana, commenté-je.
— « Drôle de nana » ? répète Gavin ébahi.
— Je lui donne des conseils médicaux gratuits, elle m'insulte. On vit dans un monde de fous.
Mon pote secoue la tête, interdit.
— Les consultations médicales coûtent suffisamment cher. Même en France les prix ont augmenté. Je crois d'ailleurs que certains généralistes font grève pour exiger une hausse.
— C'est vraiment pas le sujet, Evan. Ouvre les yeux ! Ce n'est pas le monde qui est fou, c'est toi. Cette fille te draguait.
Je ricane.
— Elle ne me draguait pas.
— Elle t'a fait les yeux doux, t'a lancé un sourire qui faisait trois fois le tour de son visage. Sans parler de son « bonjour » mielleux accompagné d'un regard de biche. Il te faut quoi de plus ?
Je me retourne pour observer Mindy quitter le wagon à travers la vitre coulissante.
— Je le saurais si on me draguait, quand même, grommelé-je.
— Evan, tu as déjà été en couple ?
— Non.
— Ceci explique cela. Laisse-moi formuler ça de manière claire... la drague pour toi, c'est comme l'ironie. Tu ne la vois pas.
Je hausse les épaules.
— L'amour ne m'intéresse pas.
Pour cela, encore faudrait-il être capable de le ressentir.
— Blablabla, se moque Gavin en imitant un violoniste. Tu verras quand tu rencontreras la bonne personne. Je peux te présenter des filles, si tu veux.
— Tout droit sorties de Tinder ? Je vais m'en passer, merci.
— T'as tort, je connais du monde.
— Justement.
Nos regards s'affrontent. Gavin finit par sourire.
— T'es mon meilleur pote, Evan.
Si je me contente de rester stoïque, une onde de chaleur émerge vers ma poitrine.
— Et tu sais ce que j'aime chez toi ?
— Non, admets-je.
— Moi non plus.
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