Le Touriste - 4/4
Les loups-garous attendirent deux heures trente-sept minutes sur le perron du château. La colère qui sourdait d'Henri avait persuadé ses deux compagnons que garder un silence contrit et patient serait la meilleure chose à faire. Ainsi, lorsque la deux chevaux tressautante de la sorcière fit son entrée sur l'allée, tout le monde était encore en vie.
La nuit était déjà bien avancée et la sorcière avait préparé son entrée pour s'y fondre avec classe. Longue robe noire, châle de laine riche de la même couleur, bouclettes bien rangées et petit bandeau dans les cheveux, elle semblait sortir des années trente, mais elle avait de l'allure.
Elle était accompagnée d'un adolescent dégingandé, à l'air désabusé. Il était tout de noir vêtu et arborait un air de famille immanquable avec son accompagnatrice. Même visage sculpté dans le marbre, mêmes bouclettes noires. Peut-être était-elle sa mère très bien conservée, ou sa grande sœur ?
Maurice renifla discrètement. Sa mère. L'odeur de la magie picota ses narines. Ce n'était pas des imposteurs, un premier bon point.
Henri, qui avait miraculeusement réussi à ravaler sa colère, se précipita ouvrir la porte dès que la voiture s'immobilisa et se plia en deux, présentant de bien profonds hommages à la sorcière. Maurice sentit un relent âcre, de la peur. L'alpha craignait la sorcière. C'était un homme sage.
Suivant l'exemple d'Henri, Armand et Maurice s'inclinèrent très bas au passage de la sublime créature traînant son gamin derrière elle. Henri lui avait offert le bras et elle l'avait pris avec grâce. Les deux loups-garous fermèrent la marche derrière eux, les suivant dans le château.
Le grand bâtiment vide baignait dans une ambiance particulière. Les ombres semblaient abriter des monstres. Les sons qui raisonnaient dans les longs couloirs vides étaient des menaces à peine voilées. Maurice sourit à Armand, gêné de la crainte qui le submergeait petit à petit. L'oméga posa une main réconfortante sur son avant-bras. À l'instant où ils se touchèrent, la sorcière se retourna vers eux. Elle les soupesa longuement du regard, sourit du coin de ses lèvres et reprit son chemin au bras d'Henri.
Maurice frissonna.
L'adolescent les laissa le rattraper.
« Vous êtes homo ?
— A votre avis, jeune homme ? répondit Armand poliment avant que Maurice n'ait eu le loisir de claquer une réplique qu'il ravala difficilement.
— J'm'en fous. Alors comme ça, le touriste est ici maintenant ?
— Le touriste ? demanda Armand de cette même voix mielleuse.
— Ouais, le défunt. On l'appelle le Touriste.
— Pourquoi ?
— Ca fait quelques années qu'il traîne maintenant, il va de château en château et s'y comporte comme s'il en était le légitime propriétaire. C'est un spécialiste, mais il tape des crises monstrueuses dès qu'il considère que les vivants ne traitent pas les lieux avec la déférence qu'il juge nécessaire. On arrive toujours trop tard. C'est son septième château et il a déjà tué seize personnes.
— Seize ? s'exclama Maurice.
— Impressionnant hein vieux ? Il a un style remarquable.
— Comment ça ?
— Il reproduit d'anciennes morts ayant eu lieu dans les endroits où il se trouve. Il connaît tout j'vous dis. Par exemple, ici ma mère m'a dit qu'un des garous s'était explosé le crâne contre un linteau ?
— En quelque sorte.
— Et bien, reprit fièrement l'adolescent, le sept avril mille quatre cent quatre-vingt-dix-huit, Charles VIII, héritier du trône de France, a heurté un linteau en se rendant à la pissotière, rond comme un cul de pelle, au retour d'une partie de chasse. Il en est mort.
— Sérieusement ?
— Oui ! C'est pour ça qu'on est sûr que c'est le touriste vous voyez. Il doit être tellement fou de rage de ne pas avoir réussi à tuer les loups-garous. Vous êtes sacrément solide faut dire !
— Ce n'est pas faux. »
Le petit groupe était arrivé face aux ruines du fameux linteau. L'adolescent se mit à inspecter les lieux en poussant régulièrement de petites exclamations de joie. Maurice le regardait, les sourcils levés, habité d'une perplexité sans fin. Subitement, il sentit les petits poils de sa nuque se dresser.
« Alain, appela la sorcière, il est là. »
Le gamin s'immobilisa, les jambes et les bras écartés, dans une parodie de position de garde martiale.
Il pâlit violemment et se mit à murmurer dans sa barbe. Sa mère ne bougea pas d'un pouce.
Au bout d'une ou deux minutes, Alain se détendit et s'assit calmement sur une pierre qui était tombée du linteau.
« Il va falloir que tu arrêtes tes conneries tu sais. Non, non, ce n'est pas possible. Ce n'est pas chez toi, et quand bien même tu aurais été le propriétaire légitime de cet endroit, ce qui n'est pas le cas, de ton vivant, maintenant que tu es mort il faut savoir laisser la place. Non, vraiment pas. Voyons, tu as tué des gens. Ah bon ? Tu trouves ça proportionné toi ? Eh bien, les avis divergent... »
Alors que le jeune sorcier parlait apparemment tout seul, Armand et Maurice s'étaient légèrement rapprochés, comme si la proximité avait pu leur permettre de distinguer les réponses du fantôme. Un petit raclement de gorge de l'alpha les rappela à leur devoir et ils retournèrent se placer contre le mur.
La température du couloir avait fortement baissé et la sorcière arborait une chair de poule remarquable sur tous les espaces de son corps, à l'exception de son visage, qui dépassaient de son châle dans lequel elle se blottissait sans résultat. Henri lui passa machinalement la main dans le dos pour la réchauffer. Elle se laissa faire. Maurice se demanda quelle était exactement la nature des relations entre ces deux-là. Il avait senti de la peur, il en était sûr, mais ils avaient l'air très familiers. Enfin, cela ne le regardait pas.
Alain avait durci le ton et il commençait à trembler, de fines gouttes de transpiration apparaissait sur son front. Sa mère le couvait d'un regard aimant et ne paraissait pas du tout inquiète.
Elle flirtait même avec Henri, distraitement. Ce dernier avait l'air assez mal à l'aise.
L'adolescent se mit subitement à parler sur un ton de commandement, ordonnant au défunt de quitter le monde des vivants, et se proposant de le guider là où était sa place. L'instinct de Maurice lui hurla de lui obéir. Heureusement, conscient d'être bel et bien vivant, il réussit à se reprendre. Un mince sourire étira ses lèvres. Lui qui était depuis si longtemps à la recherche d'un alpha, en voilà un en devenir qui le narguait. Il soupira, pensif, de toute façon, ce n'était jamais une bonne idée de changer un sorcier. Il ne fallait pas confier trop de pouvoir à la même personne, et eux en avaient déjà à revendre.
Un léger changement dans l'air attira son attention, l'adolescent perdit connaissance, atterrissant dans les bras de sa mère qui s'était élancée à ses côtés un quart de seconde avant qu'il ne s'évanouisse. L'instinct maternel d'une sorcière, voilà qui était remarquable.
Alain reprit connaissance à peine quelques secondes après être tombé. Il sourit fièrement à sa mère, essuyant la transpiration sur son front d'un geste peu assuré.
« J'ai réussi. »
Sa voix était faible mais elle n'avait pas tremblé. La sorcière l'aida à se redresser et lui serra l'épaule de la main.
« Bien joué mon grand, bien joué.
— C'est fini ? demanda Henri.
— Fini, confirma la sorcière. Vous ferez transférer l'argent sur le compte habituel Henri. »
***
Maurice n'avait dormi que quelques heures cette nuit-là et la journée du lendemain s'étira avec langueur et ennui. Aucune des meutes présente autour de la table n'offrit de fournir un alpha à la meute du Lozère. Ce n'était pas une surprise, cela faisait maintenant plus d'un siècle que Maurice attendait.
Lorsque la séance fut levée, il s'en fut dans sa chambre préparer son sac. Il n'avait plus rien à faire ici.
Il avait son sac sur l'épaule et s'apprêtait à ouvrir la porte lorsque trois coups raisonnèrent sur celle-ci. Il ouvrit, curieux. Henri et Armand se tenaient devant lui. Maurice se força à leur sourire.
« Alors, aucun alpha n'a voulu de toi ?
Armand sourit.
« Je n'ai pas voulu d'eux. »
Henri leur coupa la parole.
« C'est parce que son alpha n'existe pas encore. »
Maurice le regarda sans comprendre. Henri soupira.
« T'es un bon gars, mais parfois, il te faut du temps pour comprendre. Maurice, pour te remercier de ton aide d'hier et en vertu de notre longue amitié, je te promets un alpha, dès que je trouverai un candidat digne de ce rôle et que le changement fonctionnera. En attendant, aie la gentillesse d'accueillir Armand dans ta meute, je ne sais pourquoi il se sent à l'aise et en sécurité avec toi et un oméga te sera d'une aide précieuse pour aider tes loups-garous à trouver leur équilibre, même sans alpha.
— Vous... vous vous moquez de moi ? »
Un siècle et demi qu'il attendait cela, et enfin, un alpha offrait un avenir à sa meute. Un avenir et un trésor, se dit-il en regardant Armand, incrédule.
« Non ! répondit Armand, un immense sourire illuminant son visage. Aller mon beau loup, ramène-moi dans tes montagnes. Mais je te préviens, je ne supporte pas la cigarette, si tu fumes dans ta voiture, je reviens chez Henri.
— C'est une location, je ne fume pas dedans... » marmonna Maurice, totalement sonné.
Henri et Armand éclatèrent de rire.
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