16 - Isaac

Il existait depuis peu des prisons réservées pour les prisonniers de guerre, pour les vampires capturés. Il n'y avait pas besoin de raison pour les enfermer à l'intérieur, il fallait seulement réussir à les attraper.

Soixante-douze. C'était le nombre d'entailles qu'Isaac avait gravé dans le mur de sa cellule depuis son arrivée. Soixante-douze entailles, seul témoignage des longs mois d'horreur qu'ils vivaient dans ce camp de la mort, destiné aux malheureux vampires assez malchanceux pour avoir été fauchés par les régiments humains.

Voilà soixante-douze jours qu'ils avaient été capturés et emmenés ici, enchaînés comme des bêtes et jetés dans des cellules complètement insalubres. Il y régnait une odeur immonde, un mélange entre la putréfaction des cadavres et la corruption des déchets et de l'humidité stagnante. Des rats se baladaient librement entre les cellules et grimpaient sur eux lors de leur faible temps de sommeil. Rien que son entraînement extrême ne l'avait préparé à surmonter, pensa-t-il calmement.

Il se retourna pour regarder son partenaire de cellule, Ethan. Le sang-pur avait également l'air de tenir le coup, bien que son physique s'était émacié, au vu de leurs maigres portions de nourriture et de l'intense labeur auxquels ils étaient soumis quotidiennement. Ses cheveux avaient blanchi sous le fardeau de la captivité. C'était comme observer un loup en cage, tournant en rond et dépérissant à petit feu. Isaac soupira :

- Je vais peut-être paraître très lourd, mais rappelle moi pourquoi on ne peut pas juste utiliser tes pouvoirs pour raser cet endroit et s'échapper ? J'apprécie l'hospitalité de nos amis humains, mais je préférerai mieux être dehors.

- Je te l'ai déjà dit, c'est trop dangereux. Nos pouvoirs ne peuvent être vraiment maîtrisés que si nous sommes en bonne condition physique. Si jamais j'essayais d'utiliser mes pouvoirs dans cet état, je risquerai de mourir, et toi avec.

- Ouais, ça ne sonne pas comme une mauvaise alternative, commenta le jeune soldat.

Ils avaient été séparés du reste du groupe dès leur mise en cellule. Il avait juste eu le temps de voir Tye, Chloé et Talia être poussés dans une aile à part de Damien, Mike et un autre garçon. Diviser pour mieux régner.

Il essaya de récapituler les informations afin d'échafauder un plan. Ethan et lui étaient enfermés dans une cellule qui, selon ses estimations, se situait à l'Est de la prison. Étant donné les couloirs qu'avaient empruntés les groupes restants, il était probable que le groupe de Chloé, Tye et Talia ait été conduit dans la partie Ouest de celle-ci. Concernant le groupe de Damien, Mike, Emilie et l'autre garçon, il ne pouvait être suffisamment sûr pour compter sur eux, du moins durant les premières étapes de l'évasion.

Cela ne lui convenait pas du tout. Il ne pouvait se permettre de laisser Damien à son sort ici, il était beaucoup trop précieux. Qui plus est, l'objectif de leur escouade était de récupérer les sang-purs, pas de les abandonner dans les mains de l'ennemi. Sa priorité était donc de le retrouver et de l'extraire, quitte à abandonner le reste de l'escouade.

Il s'arrêta net, réalisant ce qu'il venait de considérer avec effroi. Il venait de décider du sort de trois jeunes camarades avec froideur, sans aucun remord ni considération. Trois camarades parmi lesquels se trouvaient une de ses rares amies, ainsi que la fille qu'il aimait. Quand était-il devenu aussi froid ?

Valait-il mieux que ses geôliers ?

Des cliquetis suivi d'un grincement de métal rouillé le tirèrent de sa stupeur. Deux mains fermes le saisirent et le forcèrent à se redresser, avant de le pousser hors de la cellule. Il entendit Ethan subir le même traitement derrière lui.

- Allez, on se lève les abominations ! Vous avez du travail qui vous attend, railla un des gardiens.

Ils furent conduits dans un long couloir, poussés à coup de crosse de fusil dans le dos. Autour d'eux, ils ne voyaient que des cellules remplies de leurs semblables, dont certains étaient dans un état abominable, et où des scènes d'une rare violence avaient lieu. Il observa un garde tabasser un vieil homme sans défense, un autre arracher un enfant des bras de sa mère, et bien d'autres horreurs qui le firent bouillir de rage. Il se sentait terriblement impuissant.

Ils arrivèrent à une intersection, où les gardes les séparèrent. Ethan fut conduit à gauche, vers une grande salle où des prisonniers semblaient travailler sur de grandes chaînes de production. Lui, fut poussé vers l'avant.

- Pas toi, non, susurra son geôlier. Tu sais bien ce qui t'attend, n'est-ce pas ?

Il le savait pertinemment, et il aurait préféré mille fois les chaînes de production.

Ils le conduisirent à un monte-charge, montèrent à l'intérieur et commandèrent à la machine de descendre dans les profondeurs de la base. Au fur et à mesure de leur descente, Isaac pouvait entendre une clameur s'élever et s'intensifier, une clameur qu'il ne connaissait que trop bien désormais.

La cage de fer s'immobilisa en tressaillant, ouvrant ses grilles vers un corridor sombre. La seule source de lumière qu'il pouvait discerner provenait de la sortie du corridor, là où la clameur était la plus forte. Ils s'en rapprochèrent, passant à côté des flaques de sang et ignorant les cris et hurlements résonnant devant eux. La première fois qu'il avait emprunté ce corridor, c'était il y a cinquantaine de jours, après une nouvelle tentative d'évasion où Isaac s'était battu avec plusieurs gardes. En constatant les capacités de combattant du jeune homme, les gardiens l'avaient réaffecté à un autre travail, bien plus cruel.

Ils s'arrêtèrent à quelques pas de la sortie. La clameur, auparavant sourde et distante, l'assourdissait. De nombreux cris résonnaient, ainsi que la voix d'un homme hurlant à travers des haut-parleurs.

- Hé, toi ! Dépêche-toi de le détacher.

Une petite fille s'approcha du gardien, qui lui donna une clé. Habillée de vieux haillons, couverte de crasse et de blessures, c'est tout juste si Isaac discernait son visage. Elle devait à peine avoir 10 ans. Le garde la poussa dans sa direction et s'éloigna, avant de les mettre en joue. Ce petit manège avait pour but d'empêcher Isaac d'utiliser cette occasion pour prendre un otage et tenter de s'évader. Les gardes auraient été ravis de pouvoir descendre deux vampires d'un coup.

Il sentit ses menottes se libérer et tomber au sol. La petite fille recula, et disparut dans l'ombre. Le garde pointa vers la sortie :

- Tu as intérêt à être bon aujourd'hui. J'ai parié une partie de ma paye sur toi.

Il avança vers la lumière. Il pouvait entendre précisément ce que hurlait l'homme dans les haut-parleurs :

- Mesdames et messieurs ! Vous avez été nombreux à l'avoir encouragé lors de ses débuts, le voilà de retour ! Pas une défaite en cinquante-cinq jours, autant de victimes à son actif ! Préparez-vous à accueillir l'Ange de la Mort, le Boucher, j'ai nommé...

Il franchit enfin le seuil et se retrouva au sein d'une immense arène, éclairée par des projecteurs. Dans les gradins, des centaines de gens hurlaient et criaient. Ils criaient son nom.

- Isaac Doner !

La foule était en délire. Isaac était devenu leur gladiateur favori depuis son entrée dans leur colisée. Ils avaient hoqueté de peur lorsqu'il avait manqué de périr dans cette arène, et avaient exulté de joie lorsqu'il avait versé le sang des siens sur le sable. Il avait déjà pris la vie de cinquante-cinq personnes, de toutes sortes de manière. Aujourd'hui, il n'aurait que ses poings.

- Face à lui, reprit l'homme depuis sa loge, un véritable ancien de notre spectacle ! Avec plus de soixante-dix combats à son actif, il est le plus vieux combattant de notre arène. Une taille de géant, une force hors du commun, faites entrer... Vlad, le Marteau !

La foule se remit à hurler, alors que de l'entrée en face de la sienne émergeait une silhouette imposante. Son adversaire, sûrement un russe au vu de son nom et de ses tatouages, faisait au moins deux mètres de haut et était large comme une armoire. Il rappela à Isaac les vidéos de bodybuilder qu'il avait vu lorsqu'il était petit. Sa force n'était pas à sous-estimer.

Ils s'approchèrent l'un de l'autre, ne laissant que quelques mètres entre eux. Ils se jaugeaient, tels deux prédateurs, avant le combat. Ils savaient qu'ils n'avaient pas le choix, que leur refus d'obtempérer résulterait en leur mort à tous les deux. Ils savaient également qu'un seul des deux combattants quitterait le colisée aujourd'hui.

- Qui des deux légendes tombera aujourd'hui ? La lame du Boucher tailladera-t-elle Vlad, ou est-ce que la puissance du Marteau aura raison d'Isaac ? Faites vos jeux !

Isaac se mit en position, s'orientant de 3 quarts face les poings levés au niveau de son visage. Son adversaire fit de même. Ils attendaient, se scrutant et cherchant la moindre faille chez l'adversaire.

-Que le combat commence !

Son adversaire se lança vers lui et décocha un direct. Isaac l'esquiva de justesse et répliqua immédiatement. Le coup atterrit sur la garde du Marteau, qui répondit par un coup visant son menton. Isaac dévia l'attaque d'une rotation du bras gauche, mais ne vit le coup droit de son adversaire que lorsque celui-ci frappa ses côtes, l'envoyant rouler dans le sable de l'arène. Il se releva aussitôt et prit une position basse tout en relevant sa garde. Prudent, son adversaire se contenta de se mettre en garde à distance.

Isaac eut un rictus. Malgré le fait qu'il se soit détendu pour tenter de disperser l'impact, celui-ci avait fait de bons dégâts. Il pouvait sentir la douleur irradier du point d'impact et se répandre, tel un liquide incandescent. Ce gars tapait comme un camion, pensa-t-il.

Néanmoins, il était confiant en sa victoire. Il avait remarqué que, malgré la différence de gabaris entre eux deux à son désavantage, son adversaire n'était pas un combattant entraîné. Il avait dû apprendre durant ses matchs dans l'arène les bases du combat à main nu. Il espérait donc que la différence de technique entre lui et son adversaire compenserait ce désavantage physique.

Il décida de jouer sur l'effet de surprise en fonçant vers son adversaire et décocher une série de directs. Son adversaire se contentait de bloquer et d'esquiver ses coups. Il continua avec un enchaînement de coups droits, que son adversaire bloquait sans trop de difficultés. Ce dernier commença à riposter, lançant quelques coups de pied au milieu de la pluie de coups qu'il recevait d'Isaac. Puis, il commença à regagner du terrain, inversant presque les rôles.

C'est alors que l'opportunité qu'attendait Isaac se présenta. Il effectua un rapide pas en arrière, suivi de près par son adversaire qui armait un puissant coup droit. Il esquiva le coup en enchaînant avec un coup de pied circulaire à la tempe. Son adversaire tituba et mit un genou à terre.

Sa stratégie avait fonctionné. En effectuant des enchaînements répétitifs, il avait plongé son adversaire dans une sorte de routine, le poussant à en profiter et à commettre l'erreur qu'attendait Isaac.

Il ne fallait pas perdre une seconde. Il fonça sur le russe, saisit sa tête et balança un puissant coup de genou en plein visage. Du sang gicla de tous les côtés, aspergeant le sable autour d'eux. Il se jeta sur son ennemi, à terre, et déchaîna une pluie de coups sur son visage. Trop sonné pour se protéger, chaque coup atteint sa cible. Au bout de quelques instants, Isaac s'arrêta et regarda le visage tuméfié et ensanglanté de son adversaire.

La foule hurla, ravie de la victoire spectaculaire du jeune homme. Il leva la tête vers l'estrade. Le moment qu'il détestait le plus arrivait.

-C'est une victoire absolue du Boucher ! Le Marteau n'a pas fait long feu face à notre poulain ! Maintenant, cher public, il est temps de décider du sort du perdant. Quel est votre verdict ?

Les voix s'élevèrent, hurlant à l'unisson deux mots qu'Isaac avait trop souvent entendu.

À mort.

Le présentateur soupira, comme déçu de perdre un si bon jouet.

-Que vous êtes dur, mais soit. Le public a décidé, le Marteau se fera faucher par le Boucher !

Des cris de joie s'élevèrent des gradins. Comment pouvaient-ils apprécier cette barbarie ? Comment pouvaient-ils demander qu'Isaac achève les siens ?

Alors qu'il songeait à refuser, quitte à se faire abattre, il entendit un murmure rauque derrière lui.

-Fais le. Ne jette pas ta vie par la fenêtre, pas après tout ce que tu as fait pour rester vivant.

Il se retourna. Vlad, désormais assis, le regardait de son seul œil non tuméfié. Son visage dégageait, non pas de la peur, comme Isaac s'y attendait, mais une résolution ferme et une sérénité troublante. Il avait accepté son sort.

Isaac s'avança alors vers lui, et se plaça derrière lui.

-Tu as été d'une bravoure incroyable, que je n'avais jamais vu chez un civil. As-tu une dernière volonté ?

Il leva la tête pour regarder le jeune homme dans les yeux.

-Promets moi de sortir d'ici, et de leur faire payer tout ce qu'ils nous ont fait. Mais surtout, n'oublie jamais le visage de ceux qui sont morts dans cette arène. Ne les laisse pas disparaître comme ça.

Isaac, ému, acquiesça. Vlad, apaisé, baissa la tête et ferma les yeux, puis ajouta :

-Fais ça vite, s'il te plaît. Je veux rejoindre ma famille.

-Je te promets que ce sera sans douleur, répondit le jeune soldat.

Puis, il plaça ses mains autour de la tête de l'homme. Celui-ci sourit une dernière fois, et susurra ses dernières paroles :

-Merci.

Alors, Isaac tourna brutalement ses mains, en poussant un cri de rage. Un craquement sinistre se fit entendre, et le corps sans vie de Vlad tomba, face contre terre.

Isaac n'entendit pas la foule hurler d'extase perverse. Il n'entendit pas les gardes entrer dans l'arène pour lui passer les menottes et le ramener à la cellule. Tout ce qu'il entendait, c'était les derniers mots de cet homme, la promesse qu'il lui avait faite, puis le terrible craquement de sa nuque brisée.

Une colère terrible germa dans le cœur du jeune soldat. Une colère glacée, tenace, et absolument inextinguible. Il lui avait promis, il n'oublierait rien. Il allait les faire payer.

Il les tuerait tous, jusqu'au dernier.

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