1 - Abraham

Un rayon de lumière orangé passa à travers les rideaux de la grande baie vitrée, balayant la pièce et frappant les paupières du vieil homme. Ce dernier ouvrit ses yeux engourdis et soupira. Chaque jour, le poids de la vieillesse pesait de plus en plus sur lui. Il se leva douloureusement en grimaçant. Ses genoux le faisaient souffrir.

Abraham avait fêté ses 75 ans il y a quelques mois seulement. Pourtant, cela lui avait paru être une éternité. Il enfila un pantalon ainsi qu'un vieux t-shirt posé sur une chaise près de son lit. La pièce n'était éclairée que par ce fin filet de lumière. Il grimaça.

- Quelle vie... Grommela-t-il en sortant de sa chambre.

Il entra dans le vaste salon. La pièce était baignée par la lumière de début de journée. Le marbre blanc de la cuisine à l'américaine resplendissait sous les rayons du soleil, leur blancheur faisant ressortir le rouge velours des canapés du salon. Un petit bruissement à sa droite le fit réagir et se retourner. C'était l'une de ses femmes de chambre.

- Bonjour Monsieur Gynies, je n'avais pas vu que vous étiez réveillé. Souhaitez-vous que je vous prépare un café ?

Il la regarda attentivement. Sa jeunesse et son enthousiasme lui rappelèrent, avec un pincement au coeur, sa défunte femme. Déjà 15 ans que sa femme l'avait quitté, emportée par la maladie. Il avait tout essayé pour la sauver, usant de toutes ses ressources, et de tout son intellect pour la guérir. En vain. Il soupira, nostalgique.

- Ne vous inquiétez pas, Marie. Je prendrai un café plus tard. Commandez-moi un petit-déjeuner et faites venir mon assistant. J'ai besoin de m'entretenir avec lui.

La jeune femme acquiesça d'un mouvement de tête et quitta la pièce.

Abraham s'avança alors lentement vers les baies vitrées pour contempler la ville. Du trentième étage, il ne pouvait discerner que de minuscules silhouettes. Il avait l'impression d'observer le cœur d'une fourmilière dont les millions d'ouvrières s'agitaient fiévreusement au milieu de cette forêt de verre et de béton. Toutes ces âmes, tentant de donner un sens à leur vie, alors que celle-ci est si courte, si éphémère.

Enfin, pas pour tout le monde, pensa-t-il, légèrement amer. Il y a 20 ans, la société a découvert l'existence d'individus particuliers parmi la population. De nouveaux humains, à la longévité plus importante et aux capacités de régénération impressionnantes. Les scientifiques avaient nommé cette nouvelle espèce d'humain Homo sanguinius à cause de leur capacité à consommer du sang animal, mais la plupart du temps, ils se reconnaissant sous le terme de vampires. Ils inspiraient la peur et le chaos mais en même temps, ils représentaient la nouvelle humanité, plus forte et plus adaptée, alors qu'Abraham faisait parti de la vieille humanité, n'arrivant plus à progresser.

Il regarda son reflet dans la vitre. Il ne se reconnaissait plus. Son visage, autrefois si sérieux et vigoureux, était jalonné de rides et de taches de vieillesse. Sa chevelure, autrefois brune et fournie, s'était dégarnie avec le temps, ne laissant que quelques cheveux argentés. Il se souvint de sa jeunesse, de ses premières années de mariage avec sa femme, de ce bonheur qu'il avait ressenti durant tout ce temps.

Il s'imagina faire partie de ces vampires, ces créatures quasiment immortelles. D'après les dires, certains d'entre eux pouvaient vivre jusqu'à 300 ans. Qu'aurait-il fait de tout ce temps supplémentaire ? A quoi aurait-il occupé sa longue vie ?

Il s'éloigna de la fenêtre. Il avait assez contemplé la ville pour ce matin. Il avait suffisamment de travail pour la journée.

Le vieil homme s'approcha du plan de travail, pris une tasse qu'il plaça sous la machine à café puis s'empara d'une capsule pour préparer son breuvage matinal. Le liquide noir coula doucement dans le petit récipient, emplissant l'air d'une odeur amère. Il reprit sa tasse et sirota une petite gorgée. La puissante saveur de son espresso lui fit l'effet d'un coup de fouet. Il en aurait bien besoin pour la journée qui l'attendait. Diriger une multinationale à son âge n'était pas une tâche aisée.

Abraham prit son téléphone pour lire rapidement la presse. Les nouvelles du front faisaient, comme tous les jours, les gros titres. Des images de champ de bataille, de villes ravagées par les bombes et de milliers de réfugiés défilaient en arrière-plan. Il soupira, dépité, et sirota une nouvelle gorgée de café.

Cette folie guerrière n'avait aucun sens. La découverte d'un nouveau genre humain ayant vécu dans le plus grand secret pendant des siècles, n'avait pas été sans conséquence, ceci était tout à fait paradoxal.

Malheureusement, les vampires firent rapidement l'objet de discriminations de la part de radicaux, alors que des activistes se mirent à lutter pour défendre leurs droits. Violence, ségrégation et oppression furent un terreau fertile à l'émergence de groupuscules terroristes et activistes des deux côtés. Du côté des humains, des groupes prônant l'appartenance de la Terre à "la vraie humanité" et l'oppression et discrimination systématique des vampires. De l'autre, des suprémacistes considérant ces nouveaux hominidés comme supérieurs aux frêles humains, et ainsi méritant de prendre le contrôle des structures du gouvernement ou de prendre leur indépendance. Les attentats se succédèrent, les massacres et tueries devinrent monnaie courante, faisant escalader la situation jusqu'au point de non-retour : un massacre dans une belle ville italienne qui avait vu mourir de nombreux innocents.

En réponse à cette menace, les différents pays s'unirent pour former le Comité de Défense International, chargé de réprimer l'insurrection de ces monstres suceurs de sang. Cette révolte s'était fortifiée et amplifiée au fil du temps et l'escalade des violences finit par mener le monde au bord de la guerre. A l'époque, il était annoncé que cette guerre ne durerait pas, qu'elle serait l'affaire de quelques mois. Pourtant, la 22e année de guerre venait de commencer et les bilans des deux côtés s'élevaient à des millions de morts. De nombreux pays avaient été détruits dans le conflit, et l'issue était de plus en plus incertaine.

Il se rappela des premières années après la révélation. Lui-même avait rencontré ces créatures durant sa vie. Certains n'avaient fait qu'un passage éphémère, d'autres étaient devenus de vieux amis fidèles. Beaucoup avaient subi les conséquences des discriminations et de la guerre, et il n'avait plus jamais eu de nouvelles.

Il entendit quelqu'un toquer à la porte de l'appartement. Celle-ci s'ouvrit, laissant entrer un jeune homme en costume trois-pièce noir. Il reconnut son assistant, Mr Davin, armé de sa fidèle tablette remplie de documents nécessitant son attention. D'habitude, il faisait en sorte d'éviter au mieux son assistant et ses liasses de documents.

Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, il avait besoin de son aide.

- Bonjour M. Gynies. Vous m'avez demandé ?

- Tout à fait, lui répondit Abraham. J'ai besoin de vous concernant un certain dossier. Un dossier nécessitant une discrétion absolue.

L'assistant blêmit. Il savait à quoi Abraham faisait référence. Il alla appuyer sur un bouton, situé sous son bureau, et un bruit sourd s'éleva. Un ronronnement emplit la pièce. Le générateur de bruit blanc était activé, ils pouvaient discuter sans craindre d'éventuelles oreilles indiscrètes. Ses ennemis étaient nombreux, surtout connaissant sa position concernant les vampires.

Il regarda à nouveau par la fenêtre. Il murmura, comme pour lui-même :

- Mais où es-tu donc passé, mon vieil ami ?

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