Chap XIII : Retrouvailles (1/2)

Je n'en crois pas mes yeux, en l'apercevant. Je constate le même étonnement dans son regard. Je me presse de contourner l'étang. Je peux le voir agir de même. Nous y sommes presqu'au milieu lorsque je lève la main en signe de salutation.

— Alors, ça ! prononce le prêtre, encore perturbé, ciel, c'est bien vous ?
— Nsenga ! Je...

Alors que je m'apprête à lui demander comment a-t-il traversé cette épreuve dans ce district bien bestial, nos iris respectifs sont attirés par le museau de l'e-motio d'élégance, pointant vers l'autre rive de l'étang. Nous distinguons un tvarak, tel un cerf. Sa taille, deux fois plus importante, impose le respect tandis que ces yeux semblent percer les tréfonds de notre âme.

Nous ne nous attardons pas plus sur l'animal, comprenant qu'il nous intime l'ordre de le suivre. Nous contournons à nouveau l'étang, nous dirigeant dans sa direction. Le détenteur de la kerha ne se fait pas prier pour engager la conversation :

— Et donc, débute-t-il, balbutiant presque, vous êtes seule survivante ?
— À vous je peux le dire, prononcé-je, en maintenant mon regard sur le tvarak nous montrant la voie.

Tout autour de nous, la vie semble prendre essor et prodigue pour la première fois depuis mon arrivée, une lumière et une chaleur que je croyais avoir oublié. Les lucioles sont par dizaine de milliers. Tout s'éclaircit autour de nous. Nous ne marquons que quelque pas pour respirer le vrai parfum de l'exceptionnel, car, oui, j'étais presque certain que l'odeur suave et pestiférée du territoire ne s'en irait jamais. Nous pouvons observer des e-motios classiques sortir de terre, à vue d'œil et nous lancer des visages curieux comme s'ils ne s'attendaient pas à avoir de la visite un jour.

La morphologie de leur crâne me rappelle non sans gêne, celle des classiques de mon enfance, lors du spectacle d'Achlys. Immédiatement, je suis rappelée à l'ordre. Je suis ici pour une seule raison et je ne peux que placer un pied devant l'autre sans regretter ce que je laisse derrière moi.

Cruel, me direz-vous ? Je ne connais pas ce mot. Il m'arrive parfois de me demander si avoir de l'empathie pour des créatures si bruyantes, humain compris, a un sens. Où que j'aille et quoi que je fasse, je me découvre la même philosophie : tout ce qui compte ici-bas, c'est moi et seulement moi. Si mon entourage ne peut demeurer calme et équilibré, alors je me dois de le ramener à l'ordre pour « mon propre intérêt. »

— Je ne m'excuse pas auprès de vous, mon père. J'ai délibérément pris la décision de déserter et de ne pas me retourner... un e-motio... en proie à une automutilation se préparait à mourir. J'ai fait mon choix en prenant en considération la désagréable sensation qui planait sur notre groupe.
— Je comprends votre attitude. Dans un premier temps, il m'a été difficile de croire à un tel acte de votre part... puis, j'ai relativisé. Vous n'aviez pas le choix. Mais, vous comprendrez que ça fait toujours très mal, n'est-ce pas ?
— Ne vous faîtes pas d'idée, mon père. Je crois que la lumière a voulu que vous restiez en vie pour que vous puissiez accomplir la tâche qui vous est dévolue. Et étant encore plus égoïste que vous ne le croyez, je profite de cet instant pour être sincère avec vous. Je sais que le secret restera bien gardé à vos côtés.

Le prêtre fronce les sourcils :

— Je suis ému de constater une telle confiance en ma misérable personne, Alpha.
— Misérable ? Ne vous attardez pas sur les mots. Vous avez survécu et pas eux, cela fait de vous un homme fort.
— Que voulez-vous dire ? interroge Nsenga, littéralement confus.

Je tourne mon visage froid et indifférent sur le sien, empli de question.

— Mon père, j'ai assisté à votre combat contre ses dévoreurs. Jusqu'à la toute fin, j'ai vu nos camarades se faire abattre les uns après les autres.

Je lis de l'appréhension et de la colère, déformant le visage du maître.

— Comment ça, assisté ? Vous y étiez ? Vous étiez de retour entrain de vous cacher derrière un tronc d'arbre, c'est cela ?
— Je n'aurai jamais pu faire cela, rétorqué-je sèchement, sans décoller mes pupilles des siennes.
— Mais alors, expliquez-vous ! s'emporte le prêtre sans pourtant paraître brusque.
— Grâce à un e-motio qui s'était dépêché de me prévenir de l'automutilation, j'ai visionné la scène, impuissante. J'étais bien loin de l'endroit où nous étions. Même si j'avais accéléré pour rebrousser chemin, je serais arrivée trop tard.
— Vous voulez dire que...
— Eskiell, Selfor et Bordos ne sont plus. Ils ont été tués par les évolués qui se trouvent être les gardiens de la première partie de la forêt.
— Attendez... donc... ce que j'ai affronté à mon retour... sont ceux responsables de la mort de...
— Vous aurez compris, mon père, que la Toile est impitoyable quant au privilège qu'il octroie à ceux qui s'y introduisent. Comme vous, j'ai rencontré les quatre. J'ai même dû affronter deux d'entre eux et notamment, celui que vous aviez combattu.
— L'essentiel est que vous soyez saine et sauve. Vous avez eu de la chance. Ce ne devait pas être beau à voir.
— Je vous l'ai dit, mon père. Ne vous méprenez pas... je n'ai absolument rien ressenti lorsque leurs corps gisaient au sol, déchirés, brutalisés... je ne voyais que mon propre intérêt. Je n'ai même pas commenté ni offert cinq secondes de mes pensées à leur égard. Je ne ressens même pas un soupçon de culpabilité. Je ne pense même pas qu'il y en ait maintenant que je vous parle. Vous auriez disparu, vous aussi, je n'en aurai cure.
— Alpha !... vous êtes une personne encore perturbée... il vous manque, ce qui se trouve spontané chez nous. Mais je ne vous défends pas non plus. J'ai beau être un prêtre, je ne peux avaler votre confession sans vous réprimander de manquer autant d'humanité. Qu'avez-vous vécu de si terrible pour être aussi froide et si distante vis-à-vis des affects ? Et votre prochain ?
— Puisqu'on en est aux révélations, je préfère être limpide à vos yeux. Ainsi, nous ne nous séparerons pas, secret aux talons. Je vous ai curieusement fait confiance dès notre première rencontre. Je le fais encore aujourd'hui. Si nous voulons survivre, il nous faut nous faire confiance... sinon la Toile nous engloutira...

Je dis cela, mais je n'en pense pas un mot. Il est vrai que cheminer avec un détenteur de la kerha peut être fort utile lorsque l'on est en proie à une projection dite dangereuse. Et aussi, il est moins susceptible de me trahir qu'une autre personne. Mais, ne dit-on pas que le cœur des hommes est si aisément corruptible ?

— Je me suis introduite dans la Toile, dans le but de me réapproprier mes émotions perdues. C'est dans ce but que je cherche l'e-motio de l'espoir. Une légende raconte que si j'arrive à boire une part de son sang, je recouvrirai ma nature humaine dans son intégralité.
— Tout s'explique, à présent. Voilà donc, la raison de votre incapacité à ressentir de l'empathie pour ce qui arrive à votre entourage, celui des autres et même à parler de vos propres ressentis.
— C'est exact. Mais dernièrement, je me suis rendue compte que ce voyage pourrait vraiment me coûter un bien plus précieux encore...

Le prêtre ne commente pas les propos, comme ayant saisi où je veux en venir. Quelques secondes s'écoulent avant qu'il reprenne :

— Et pourquoi avoir entrepris pareille quête ? Vous pourriez réussir à vous contenter d'une vie sans ce poids sur les épaules. Le poids d'une responsabilité pouvant déchirer votre conscient et affecter le reste. Pourquoi ?
— Pour l'amour d'un ange.
— Vous êtes promise à un ange ? Vous... vous venez donc de...
— Oui, mon père. Je viens d'Éris. J'ai grandi sur ces terres flottantes. J'y ai tout appris et... j'y ai aussi rencontré l'élu... enfin...

Je sens le poids de son regard sur moi. Il doit me voir à présent sous un nouveau jour.

— Et vous avez décidé, n'étant pas capable d'exprimer un sentiment, qu'il vous fallait trouver ce précieux cadeau de la vie, quitte à y risquer votre vie ?
— Croyez-moi, ce n'est qu'une raison parmi tant d'autres.

Le détenteur de la kerha écarquille des yeux. Je lui révèle mes origines. Nsenga étudie chaque phrase, chaque syllabe projetée. Je ne peux que le remarquer à sa façon de poser sa main droite sur son menton en signe de réflexion.

Nous finissons par arriver au bout de l'histoire. Le prêtre m'avoue être impressionné par cette histoire plus qu'il ne le croyait. Tandis qu'il m'explique à son tour, les raisons de sa quête dans la forêt, nous remarquons l'arrêt abrupt de l'e-motio d'élégance nous devançant. Lorsque nous nous focalisons sur l'objet de cet arrêt, nous tombons sur le corps coupé en deux du tvarak nous montrant la voie.

Il a été tranché avec une finesse dans la dissection que nous nous étonnons n'avoir absolument rien entendu.

Soudain, un craquement sur notre flanc droit nous interpelle. Nous reconnaissons deux ou trois silhouettes se démarquer des ténèbres : un homme vêtu d'une cape en cuir noir, ayant un masque sur la bouche, d'où s'échappe un bruit de respiration saccadée.

— Nous l'avons trouvée, prononce-t-il calmement.

Il est suivi de cinq autres ombres vêtues de manteaux noirs cachant des armes lourdes. Puis, c'est de tous les coins de la forêt que surgissent un individu armé de sabres serpentés, ainsi que de lame en forme circulaire.

— Nous t'avons cherché partout, aventurière, reprend-t-il, en inclinant sa tête légèrement vers sa gauche.

Je fais le tour des têtes. Je reste scotchée devant celui d'un de ses suivants que je reconnais être l'un de ceux que j'ai rencontré sous la pluie battante.

— Les agents de la fin ! m'exclamé-je, en orchestrant déjà notre lutte imminente.
— Tu en es bien sûre ? s'étonne Nsenga en comptant lui aussi le nombre d'ombres armées.
— Oh, jeune humaine, continue celui qui semble être le meneur de la troupe. Tu as l'air d'avoir profité de ton voyage. Je ne suis malheureusement pas là pour savoir quelles découvertes extraordinaires ont jalonné ton périple. Tu sais pourquoi nous sommes ici, n'est-ce pas ?
— Rafraîchissez-moi la mémoire.
— Vous avez osé refuser une invitation de la part de l'ordre. Les hautes sphères ont pris acte de votre effronterie. Il n'y a plus de retour en arrière.
— Je n'ai rien à avoir avec votre secte. Faites ce qui vous chante, moi, je vais où j'ai envie d'aller. Je ne suis pas votre ennemi, ni celui des e-motios. Écartez-vous et n'en parlons plus.

Ma déclaration a pour conséquence de redresser la tête de l'homme qui n'a clairement plus envie d'échanger la moindre syllabe.

— Tuez-la ! ordonne-t- il sèchement.

Naturellement, la première personne à s'élancer n'est autre que le premier messager ayant, lui aussi, un masque à gaz flanqué sur la bouche. Je me muni d'une lame et contre une sévère attaque de la lame serpentée de l'assaillant.

Le choc de l'instant me fait comprendre que je n'ai pas affaire à une demi-portion. Il a autant de force que moi. Après quelques secondes de violents croisements d'aciers, je fais le lien avec la raison de la bête découpée si promptement et facilement. Ils ont été entraînés dans un seul but : tuer.

Avant même que je ne puisse réagir, l'un d'entre eux tente de blesser l'e-motio d'élégance. Cette dernière génère, alors une éblouissante lumière aveuglante nos adversaires et nous plongeant dans un paysage coloré de fleur, l'espace d'une seconde. Je me rends compte de la beauté de ce district, si le ciel ne s'était pas paré de cette couleur déprimante.

Je profite de ce moment pour aller plus en avant, suivi du prêtre et de la licorne. Nous n'avons pas le droit à l'erreur. Nous devons nous séparer de l'e-motio sinon, l'issu funeste l'attendant frappera plutôt qu'il ne le croit.

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