Chap XIII : Bordos II (3/3)

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* *

L'aventurière va se coucher. Il faut dire qu'elle nous a encore étonnés. Elle a réussi à apprivoiser le tvarak. Son contrôle sur lui a permis à ce que nous puissions trouver ce superbe endroit.

Tout le monde vaque à ses occupations, maintenant. Je suis de garde, ce soir. Je reste près du feu (jusqu'à ce que tout le monde s'endorme), assis face à eux. La place du brasier a été soustraite de toute paille.

Je me lève et me place au bout de la paille qui m'impressionne, tout de même, par sa superficie. Son diamètre étant de dix-huit mètres, il s'en trouve avantageux pour établir une barrière.


Je me retourne en direction de la forêt, en conservant une mine apaisée, dû au fait de savoir que nous n'allons pas être attaqués par cette créature.

Le vent est glacial. Je me prends à fredonner un air de mon pays : « Ah, fil le temps temps, jour de tempête... » Je ne m'en souviens que parce que j'avais permis à Mayvis de sourire, grâce à cela. Les souvenirs du passé sont bien des poids pour les hommes faibles que nous sommes.

J'entends un craquement de paille. Ce doit être un membre du groupe. Je pivote pour voir de qui il s'agit.

— Ah ! m'exclamé-je.

C'est le mercenaire. Il se dirige vers moi. Je souris un instant, tout en retournant à ma surveillance. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il fait totalement sombre. Malgré cela, ma vue me permet de distinguer des minuscules bêtes, au loin. Comme ces fourmis vertes qui se relaient pour transporter leur butin journalier.

— Beau temps, n'est-ce pas ?

Je reviens à moi et me dépêche de lui répondre.

— Ça, c'est à revoir. Il fait assez frisquet, à mon goût. Mais c'n'est pas comme si nous étions à Virkhusos ¹, n'est-ce pas ? Ah !
— Tu as forcément raison, acquiesce mon interlocuteur. Je reviens, je dois me désaltérer un moment. Ce masque ne me laisse pas un moment de répit.

Je l'entends s'éloigner. Je reste silencieux jusqu'à son retour. J'agite ma main pour lui souhaiter bonne nuit. Il me répond de la main gauche.

Mais brusquement, je me surprends à somnoler — qu'ai-je ? — Je ne ressens pourtant aucune fatigue. Je crois qu'il y a quelque chose qui se démarque dans les ténèbres de la forêt — Un e-motio ? — Pas maintenant, par pitié.

Je finis par retrouver la maîtrise de mes sens. Qu'était-ce ? Je me lève enfin, le jour pointe à l'horizon. Je me retourne vers le groupe. J'ai pour tâche de préparer le petit déjeuner de mes compagnons.

Eskiell se réveille. Il est le premier debout. Temps m'est octroyé de me diriger vers la forêt, pour récolter du bois.

—- Eh ! Où as-tu mis mes affaires ?

Je redresse la face, n'y comprenant rien.

— Mes babioles étaient près de moi... Où les as-tu placés ?

Mais qu'est-ce encore ? Est-ce ses hallucinations qui lui font...

— Seigneur... lancé-je, à mon intention.

Je me tourne vers le groupe et les alentours. Il y manque effectivement les affaires de bien du monde. Je reviens plonger mes pupilles, dans le marron d'Eskiell.

— Il n'y a pas que les tiens... présenté-je, espérant lui faire entendre raison, d'une seule fois.
— Écoute-moi bien, pauvre hypocrite... Si tu n'me donne pas ce qui m'appartient tout de suite, par Devada, je te refais...

Oh bon Dieu ! Voilà qu'il commence à me menacer. En avais-je vraiment besoin, en début de matinée ? Où trouverais-je une autre explication que celle qui me met le moins en valeur. Me suis-je endormi, l'espace d'une minute ? Quelqu'un se serait-il réveillé et aurait pris les sacs ? Où est-ce une créature de la forêt ? Le souvenir perdu de la silhouette dans les ténèbres me revient de suite. Serait-ce le tvarak qui aurait alerté les autres bêtes ? Mais alors, il y aurait des traces de pas...

— Calme ton foutu emportement... m'écrié-je, à l'intention de ce fou bagarreur.

Il m'empêche de réfléchir. Cet humain est vraiment sanguin — un humain — Oui, il est possible que nous ne soyons pas les seuls dans cette vaste forêt. Un autre groupe nous épierait-il ? Il n'y a pas de trace sur la paille. Et s'il s'agissait d'un de ces spectres ? Je doute qu'ils soient capables de se matérialiser. Ils ne l'ont pas fait, lors de notre passage, je doute fort qu'ils en soient aptes, désormais. Et s'il s'agissait de l'e-motio dévoreur ? Fort possible.

Le groupe se dresse devant nous. Tout le monde est réveillé. C'est embarrassant — foutu Eskiell.

— Bordos ! Viens voir...

Ce qui s'ensuit me laisse de marbre. Je reprends mon calme. Non seulement nos affaires sont retrouvées et intactes, mais en plus, elles sont dissimulées près du lieu de couche de l'aventurier. Même si ce n'est pas lui, cela le place comme suspect. De tous, il est celui qui a le plus vociféré. Mais je dois aussi me faire disculper de la liste des suspects.

Je ne suis pas sûr de mes propos, mais je sais que quelqu'un ou quelque chose, une créature a réussi à m'affaiblir durant un moment qui fut assez long, pour déplacer tous les objets et cela sans réveiller un seul des membres, tout en creusant ce trou.

Cependant, pourquoi n'a-t-il pas pu achever sa tâche ? On remarque clairement que le trou n'est pas assez grand et s'arrête en chemin. Le trou s'allonge étonnement, mais cette fois, il est plus restreint. Est-ce par-là qu'il se serait échappé ?

Nous continuons notre route. J'ai atteint mon objectif. Il se cantonne sur l'étrange personnage x. Même l'aventurier doit l'avoir compris — Oui — ce stupide maraudeur m'a vraiment mis sur les nerfs. J'ai hâte de le voir, hors-jeu.

*

* *

Alors comme ça, la petite s'en est allée ? Je finis par rire, reclus en moi. Elle a réussi à s'échapper de la funeste fosse qui leur est destinée. Où qu'elle soit, c'est une aubaine. Elle n'est vraiment pas comme tous ceux que j'ai rencontrés.

Bien, bien ! Elle n'est finalement pas qu'aventurière bien formée. Elle est aussi portée par une très bonne étoile.

Eskiell et le prêtre tente de la couvrir. Je sais qu'elle a décidé de nous lâcher. Et je ne suis pas le seul.

Je m'en retourne finalement à notre dîner.

— Les gars !... Vous voyez ce que je vois ?

Je me retourne promptement. J'ai une subite envie de me racler la gorge. Je regarde Nsenga avant de diriger ma face vers le point indiqué. Cela me fait l'effet d'une bombe. Une silhouette se dessine au loin, éclairée par la lumière du jour. Deux iris luisants. Ce doit être l'heure.

— Tout le monde... Préparez vos armes... nous n'allons pas dîner, ce soir...

Et moi qui pensais qu'ils choisiraient un emplacement, plus en amont. Aurait-il anticipé le départ d'Alpha ?

Le prêtre place une barrière — inefficace — Je décide de me mettre dans le bain et de jouer mon rôle.

Ils ont pris la peine de foncer droit dans notre direction et d'y mettre la gomme. C'est presque l'enfer que de contempler tous ces e-motios de la tentation.

Nous tombons, nous hurlons, nous courons — quelle mise en scène ! — Je prends un certain plaisir à jouer au jeu. Je veux en finir, le plus tôt possible.

Deux jours à me coltiner cet Eskiell fut un exploit. Je me débats pour protéger mes collègues. Je reste bouche bée, en considérant ce qui se dresse devant nous — Nsenga — Que fais-tu ?

Nous demeurons stoïques face à son aura déployée. C'est bien un prêtre de Benedictus. Ses talents pourraient-ils rivaliser avec ceux de ces bêtes. Serait-il à la hauteur pour m'affronter ?

Un séisme survient. Nous sommes encore en pleine course. Nous devons atteindre la pente et trouver un emplacement adéquat pour la scène finale. Une déferlante abracadabrante nous foudroie, sur place.

Je ne peux que regarder l'éboulement enterrer notre Nsenga, en plein échange brutal avec l'humanoïde. Impossible de prendre le temps de verser une larme, car des têtes bestiales pointent le sommet du tas poussiéreux, au loin.

— Par la lame de Devada... On fout le camp, maintenant...

Les paroles d'Eskiell ont vite fait de nous relancer. La peur commence à naître. Ce n'est plus du courage qui nous anime, mais une panique virulente, réveillant l'instinct du gibier pourchassé.

Je suis certain que l'un d'entre nous pense à un quelconque moyen de s'échapper de ce destin, sans nul doute funeste, nous attendant, au bout de ce chemin.

Tout est orchestré. Je sais ce qui nous attend. Suis-je supposé jouer le mort ? Certainement.

Cela me rappelle que mon but, est la victoire de mon pays sur tous les autres. L'e-motio a bien discerné lequel des cinq étaient aptes à lui permettre cette future victoire. Ignoble, est de pousser les hommes à se trahir, mais sur Lodart, il ne s'agit pas d'un acte méconnu ou évité.

Nous sommes la racine première qui a offert aux autres mondes tout leur malheur. C'est bel et bien effrayant de s'imaginer contrôler le monde, diriez-vous ?

Mais, je me perds, où en suis-je ? Ah, oui ! Je suis sur le point de me laisser transpercer. Insoutenable est la douleur. Mes jambes vacillent. Je m'agenouille. À présent, c'est ma tête qui me pèse. J'ai l'impression de cracher tout ce que j'ai.

J'ai froid. Je réfléchis de moins en moins. Je ne capte plus un son. Je suis encore conscient. Je ferme soudain les yeux. Je me surprends à trembler.

J'ose croire qu'il tiendra sa promesse.

*

* *

Mes paupières s'ouvrent finalement — Oui — C'est moi qui les ouvrent. Un voile brouillant m'empêche d'analyser où je me trouve. Cela ne tarde guère. Je distingue les feuilles cachant le ciel. Cela n'empêche point la lumière de traverser. Je cligne plusieurs fois mes deux iris, pour m'habituer à cette vue emplie de rayon, tel un lustre géant. Les effluves corporels des carcasses tranchés me prennent au nez.

— Il est vivant...
— Oui, il est revenu...
— Son âme...
— Oui, son âme...

Je me redresse jusqu'au niveau du buste, formant un angle droit, puis un aigu quelque peu courbé. Je fais le tour des e-motios qui me fixent, le regard indifférent.

— Vivant... tu es, déclare l'enrobé, tout en recommençant à jouer avec ses doigts, les entremêlant et les séparant.

Je suis impressionné par leur calme sidérant et ce silence. Brusquement, je comprends. Je me retourne et constate le théâtre : des corps jetés sur d'autres et certains étant disséqués ; Eskiell et Selfor, le visage dissimulé sous la terre, sans vie. Je m'étonne moi-même de la rapide exécution de la tâche, sous mes yeux. Je me mets à sourire avant que cela se change en un rire, décerné à la gloire.

— Vous n'avez pas fait de prisonnier, dites donc ? ironisé-je, le visage hébété.

Le dévoreur qui nous avait attaqués premièrement, me considère de son vide sidéral. Ses yeux rouges luisants sont au rendez-vous. Il a vraiment été calciné par la défense du prêtre.

Je ne veux que trois choses : la première serait de connaître l'emplacement exact du miroir, ensuite, récupérer mon sac avec les cartes de Nsenga et enfin, pouvoir localiser la jeune fille.

Je pivote en direction des deux autres e-motios que j'étudie, en une fraction de seconde. L'enrobé m'est connu. Son voisin, par contre, brûle d'un feu indiscret. Ces yeux, d'un orange prononcé, dont la sclérotique se peint en noir, me transpercent. C'est une vive colère qui l'habite. Il associe sa prise en grognant frénétiquement.

Je reste sans voix, bouche fermée, sourcils arqués et jambes en alerte. Une voix brise le calme, niché entre nos dents.

— Je n'avais pas de raison de respecter ma promesse... débute l'e-motio, visiblement le chef de la bande. Néanmoins...

Les derniers mots de la bête me poussent à froncer mon visage.

— Nous n'avons point obtenu la totalité des corps conclus dans le pacte.
— Que dîtes-vous ? Cela donne bel et bien quatre corps : Oyphul, le prêtre, le masqué ainsi que l'abruti... de quoi vous...

La créature sourit, affichant une dentition humaine. La vue de cette image me désoriente une minute.

— Il se trouve que ton détenteur de la kerha s'est volatilisé. Nous n'avons trouvé aucune trace de sa fuite dans les alentours, pas même un cheveu.

Alors qu'il parle, je redoute sa prochaine phrase.

— Il nous faut le compte.

Je commence à avoir des sueurs froides. Veulent-ils me prendre pour remplacer le corps ? C'est...

— Attendez ! rétorqué-je, en levant la main droite tout en baissant le visage pour mieux réfléchir.

Je me racle la gorge avant de continuer.

— Il y a peut-être une possibilité...

Je lève la tête et rencontre le visage impassible de la bête.

— Une jeune fille... plutôt une aventurière...

À cet instant, l'e-motio à la colère dessinée sur la face et aux iris orange, grogne tel un fauve dans sa mâchoire, puis s'arrête net. Cette action nous replonge dans le silence. C'est leur dirigeant qui se presse de raccorder le fil de la conversation.

— Une aventurière ? dit-il, d'un ton qui se veut moqueur, mais ne se remarquant pas sur ce visage, ayant cessé de sourire.

Il fait mine d'étudier l'information avant de lâcher une autre phrase.

— Tiens donc ! Alors, il y a encore ce genre de créature, prête à se suicider ? Je les croyais tous plus sensés... N'aie crainte, espion ! Nous savons qu'elle s'est éclipsée, l'heure précédant notre arrivée. Nous la cherchons en ce moment même.

Je suis soulagé. Il faut dire que je me reconnais incapable de braver ses trois-là, seul. Je baisse mon crâne deux secondes, avant de relever la tête.

Je ne veux pas te rencontrer, Alpha, car je sais que tu pourrais me cracher ma vilenie au visage. Misérable vermine que je suis, te dirais-tu. Mais la vie est faite de cette réalité, empourprée du maquillage de la fourberie.

— Bien, je m'en vais retrouver mon fardeau... Il doit se trouver enseveli sous toute cette terre, déclaré-je.
— Ton voyage est pour toi. Ton retour dépend de nous...

Je ne sais comment répondre à ce propos nuancé. Devrais-je m'attendre à payer un tribut pour retraverser la Toile ?

— Sur ceux, Messieurs... dis-je, en passant entre eux.
— Ne t'entoure pas de question, nous aurons l'occasion de nous recroiser. La Toile est vaste et les âmes se comptent par milliards.

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