Chap IV : Ce Qui Ne Nous Lâche Pas (3/4)
Je ne sais ce qu'il s'est passé durant mon sommeil. Je doute même d'être vraiment réveillée, mais une voix me somme de m'extirper de là. Elle est très faible, mais j'arrive à la percevoir.
Je suis debout. Je n'arrive pas à bouger le moindre doigt, pas plus que l'envie m'en prenne. Devant moi, me hurle un e-motio. C'est Mentio, de retour. Il tournoie autour de moi. Je croise ses traits inquiets. Je m'étais bien demandé où il était. Il a l'air de s'être cogné car une balafre dessine son front minuscule. Que me dit-il ? Je l'oublie dès l'instant où il s'exprime.
Un frisson me traverse. La voix de Mentio se fait de moins en moins audible. Je suis comme plongée dans le vide, tout en étant dans cette forêt. Je ne sens plus le vent me caresser la peau et siffler à mon oreille, je ne sens plus les senteurs terres sèches et l'apport de moisissure, m'environnant.
Et pourtant, j'arrive à entendre le souffle de ma respiration. J'ai assez froid. Le temps semble me narguer en prenant appui sur mon impatience. Une voix me parvient. Ce n'est pas Mentio. C'est la voix que j'entendais durant mon voyage avec les autres. Celle qui se mélangeait avec les premières à mon entrée dans la forêt et pendant mon sommeil. La voix devient bavardage. Le bavardage devient hurlement. Le hurlement me blesse.
Je finis par cligner des paupières. Lorsque je les rouvre, je tombe sur une jeune fille. Elle porte une robe courte noire, un manteau beige et des bottes texanes. Ses iris émeraude attirent l'attention vers ses cheveux bruns, bien serrés à l'arrière. Elle a l'air pressé. Elle traverse une rue. Elle est dans les temps, car un véhicule la frôle presque. Sa peau est blafarde, alors que ses doigts se rejoignent formant des poings. Elle s'approche de la foule défilant. Elle a failli cogner un passant. Ses yeux sillonnent son périmètre. Elle est mal à l'aise.
Elle emprunte subitement une ruelle qui me paraît bien déserte, en ce chaud midi. Elle s'arrête soudainement pour réfléchir sur le chemin à prendre pour continuer. Devant elle se présente deux bifurcations, tout aussi désertées. Un vieil homme en sort et continue sa route sans considérer la jeune fille qui s'est déjà remise dans la cadence de son empressement, tentant de garder la tête haute.
Subitement, une envie me vient de l'interpeller. Ne sachant si je peux y arriver. Est-ce un canal d'émotion ?
— Emy ! lâché-je doucement, presque comme si je craignais des représailles.
La jeune adolescente se retourne. Elle s'est figée sur place, comme si elle m'aperçoit. Elle plisse ses sourcils avant de les relâcher. Elle me paraît à présent livide. Et je peux entendre le souffle de sa respiration se voulant plus intense.
— Qui es-tu ? me pose-t-elle, calmement.
Je cherche les mots adéquats et lui donne ma réponse :
— Serait-il possible que tu arrives à me voir ?
— Bien-sûr... mais tu as l'air si... transparente... Si...
— Tu n'as pas peur ? demandé-je, n'ayant pas envie de gaspiller ma salive, parce qu'il est certain qu'elle prendra la première à gauche, si jamais je lui déballe tous les détails sur un plateau.
— Je... Non, j'ai déjà vu ce genre de chose dans mes rêves...
Je sens sa poitrine gonfler. Elle a une forte émotion qui débute déjà son petit manège dans son corps.
— Je suis content de te rencontrer, Emy.
— Qu'est-ce que vous êtes ? reprend-t-elle, timidement.
— Je suis ton amie, Emy.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
— Je t'observe depuis longtemps... Je sais qui tu es...
— C'est possible ?! Je ne rêve pas ?
— Je suis là devant toi. Toi seule peux me voir...
— Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Emy, je suis ici pour te tenir la main... Je sais ce que tu vis...
— Ce sont les anges qui vous envoient ? Vous êtes ici pour me dire quoi faire, c'est ça ?
Elle a peur. Au moindre pépin, elle est prête à prendre ses jambes à son cou et à s'en aller. Je ne prends pas le risque de m'approcher.
— Me fuir... tu peux... mais moi, je suis prête à te donner une chance...
— Une chance ? De quoi ? Pourquoi ? Je...
— Emy ! Je ne sais combien de temps je vais rester là à te parler, je te promets de revenir... et cette fois, tu ne seras plus seule.
Un silence nous domine. J'aperçois des larmes couler de ses yeux. Elle désire se dérober, mais se découvre si coincée qu'elle n'en trouve pas le courage.
— Mais qui êtes-vous à la fin ?
Alors que ses sanglots étouffés se veulent lacérant, je continue à introduire la suite :
— C'est moi qui te parle quand tu as mal, qui te calme quand tu es en colère, qui t'encourage dans ta joie et qui te soutiens quand la peur te dévore...
Je place un moment de vide tangible pour qu'Emy puisse enregistrer tout ce qui lui parvient.
— Je suis Alpha... Je suis en quelque sorte ta conscience, mais aussi... une aventurière...
La seconde d'après, je sens comme un poids sur ma tête. Je la vois à travers une vitre embrumée, puis le panorama des herbes flétries remplace.
— Alpha ! Alpha !
Je reconnais la voix de Mentio, mais impossible de bouger le petit doigt. J'essaie de revenir à moi, mais mes membres ne réagissent pas. Ma tête se relèverait si j'avais une petite part de la fabuleuse énergie qui fait couramment mon nom.
— Alpha ! À ta droite...
Malgré mon mal de crâne virulent, je retrouve mes circuits et ai juste le temps de pivoter vers ma droite, pour rencontrer les yeux noirs de l'e-motio attardé de tout à l'heure. En une fraction de seconde, je repère les multiples égratignures et le peu de bleu dessinant son front.
— Alpha ! hurle mon e-motio, se rapprochant de moi, avec une lumière éblouissante l'émanant.
Pas un mot ne sort de ma bouche alors que je m'écroule au sol. Je me force au moins à regarder le spectacle pour rester éveillée. Mentio génère une aura rougeoyante teintée de jaune. Elle est si réconfortante que je sens sa chaleur m'apaiser, d'un coup. On se croirait sur un lit douillé, porté par le repos. Je ne perçois que le moment, en question.
Il me faut quelques minutes pour me rappeler de tous les évènements et de les engranger, de manière clair. Je suis encore plus heureux d'apprendre que le monde ne s'est pas effondré, durant mon absence. Mais j'ai toujours les mêmes démons, l'e-motio est revenu à la charge. La bête de tout à l'heure ne l'a pas tué, finalement.
— Alpha, ne t'en fais pas. Je m'occupe... de...
— Men...
Les mots me sont difficiles. Je me pousse en avant pour redresser ne fût-ce que mon buste. Et sans crier gare, j'entends un vrombissement effarant. Je lève mes iris et considère mon Mentio.
C'est là que je le vois reculer face à la bête, qui s'habitue chaque minute à sa ferveur.
— Alpha ! Ne reste pas là... tu peux encore t'enfuir.
Le temps de lui rétorquer quelque chose, un éclair traverse notre coin dégagé et s'enfonce dans le sol, emportant l'animal au passage.
Je me tourne vers ma droite d'où est parti le coup. Se tenant devant moi un humanoïde, au corps tel l'acier d'un noir profond. Certainement le noir le plus pur que je n'ai jamais eu l'occasion de contempler.
— Pardonne mon retard, voyageur... Je l'ai cherché presque partout...
Je me tourne vers le lieu où l'éclair s'est arrêté et découvre une énorme lance noire de jais. Le dévoreur y est cloué et ne semble donner aucun signe de vie, les yeux voulant sortir de leurs orbites, les jambes écartées ainsi que ses mains — fortement grillées par la lumière de Mentio — obliquent sur le sol.
— Je suppose qu'il t'a attaquée pendant que tu cherchais ton chemin ?!
En pivotant vers elle, je rencontre des yeux bleus qui me déconcertent. Elle est si belle et cela m'étonne de penser pareille chose d'un animal — même si elle nous ressemble, au premier regard. Son nez plat va en complète adéquation avec le triangle de sa tête. Ses lèvres bien dessinées sont colorées d'un bleu presque troublant. La seule partie de son corps qui ne soit noire, est sa tête. On a droit à une peau pâle et des oreilles perceptibles sous ses longs cheveux soyeux, lui arrivant jusqu'à la taille. Ses un mètre quatre-vingt-dix lui permettent de sécuriser sa situation, en cas d'attaque. Son corps est couvert par une sorte de cape noire.
— Vous le connaissez ?
— Pride est l'e-motio dévoreur évolué de la confusion, mais aussi du trouble. Il est parcouru par de violents spasmes, toutes les cinq minutes, ce qui a pour effet d'interchanger sa personnalité. Il avoue lui-même être en connexion avec d'autres vies, à travers le multi verre...
— Oui, j'ai eu droit à ça aussi. Il disait être habité par...
— treize âmes, toutes plus énigmatiques et déréglées... ce sont des gens normaux à qui d'autres ont infligé un trauma à leur perception du monde, les rendant paranoïaques... Si ce n'était que cela, il serait généralement dans un coin entrain de profiter de son monologue... mais il a décidé d'entretenir ses âmes emprisonnées, en chassant toutes proies pouvant se faire berner par l'une de ses faces... Il appelle cela, ses moments de faims extrêmes.
— Il l'appelle ? Vous voulez dire que, perforé comme il est, il n'est pas encore mort ?
Elle me regarde froidement comme pour me prévenir que je touche un point sensible. Elle n'a d'ailleurs pas changé de mimique faciale depuis son arrivée.
— Attentive, vois-je... Ne vous en faites pas, il est bel et bien mort... seulement, il reviendra dans quelques heures comme si rien de grave ne s'était passé...
— Un système de régénération avancé... de la résurrection...
— J'ai pour habitude de le descendre chaque nuit, à présent pour ne pas qu'il appauvrisse notre forêt plus qu'elle ne l'ait déjà...
Je l'observe s'avancer vers sa lance. Sa démarche gracieuse me fait un tour et je me donne à éprouver bien plus de respect pour cette créature à l'allure plus humaine. Soudain, une idée à laquelle je n'avais envisagé me traverse la tête :
— Dîtes-moi... commencé-je, alors que j'étudiais le mouvement de la main de l'e-motio, pour récupérer sa lance. Vous nous observiez tout ce temps, n'est-ce pas ?
Un craquement mêlé à un crissement de l'acier frotté, emplit mes oreilles. Je la vois relever son arme et l'analyser. De dos, elle réagit à ma question :
— Dans la moitié, oui.
Sa réponse sur un ton calme avec une voix douce abaisse un soupçon de méfiance, qui se creusait déjà. J'ai beau ne pas la faire confiance, il n'empêche que je me sens beaucoup plus rassurée avec un gardien.
Une autre question me turlupine, maintenant : est-ce une gardienne ? Ou plutôt un simple dévoreur évolué affamé ? Elle peut avoir supprimé le fou pour gagner ma confiance et m'assurer que nous pouvons traverser la forêt ensemble. Attendrait-elle d'ailleurs que je le propose ? Elle avoue avoir été là, depuis un bon bout de temps, cela signifie qu'elle a attendu que l'animal soit suffisamment en mauvaise posture, pour lui transpercer la poitrine ?! Donc, elle a eu le temps de me voir combattre et même si je n'ai pas tout donné, d'en tirer ses conclusions. Ne seraient-ils d'ailleurs pas complice ? C'est vrai, il va bientôt revenir à la vie pendant que sa collègue va m'emmener droit dans un piège et ils partageront mon corps, au cours des retrouvailles.
— Donc, tu avoues avoir délibérément refusé de me porter secours ?! dis-je, en approchant ma main droite de mes lames.
Elle se retourne doucement les paupières fermées. Au moment de les ouvrir, ses iris bleus reflètent un océan d'eau, me plongeant presque dans une nouvelle hallucination.
— Si tu penses que j'ai voulu vous tuer tous les deux, tu as tout faux. Ma cible aujourd'hui n'était que lui. Et... crois-moi, si j'avais voulu t'abattre, je n'aurais pas eu besoin d'entourloupe.
— Tu es sincère et directe, au moins.
— Si je ne suis pas intervenue à temps, c'est parce que je m'étais éloignée du périmètre d'aura du seigneur Akêdia. Il s'agit de la pression que vous avez ressentie.
— Tu veux dire que le monstre que j'ai vu est un seigneur ? Est-ce un gardien ?
— Non, c'est l'un des quatre seigneurs de la Toile... tu ne le sais pas ?
J'écarquille des yeux, un frisson me prend.
— Alors, celui qui vient de nous passer un coup de massue, est un colossal ?!
— C'est l'e-motio de la dépression... Ak...
Au moment où elle veut prononcer son nom, je me souviens de sa première phrase, citant ce personnage et le lâche avant elle :
— Akêdia !
Je ne suis pas aussi morte que je ne le pensais. Le fait de l'apprendre me parcoure l'échine. J'ai été en présence de l'un des plus puissants seigneurs de Lodart et j'ai survécu.
En m'attardant sur cette constatation, je me souviens qu'il ne m'avait même pas touché. Sa puissance m'avait carrément plongé dans un sommeil profond. Mais cela m'a permis de me connecter à cette jeune fille, Emy. Et à ce propos, je me demande comment j'ai pu me connecter sans canal d'émotion.
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