Troisième partie : « Pardonne-nous nos offenses »
1.
Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié.
Que votre règne vienne, ou bien qu'il arrive ?
Selon les églises où je suis allée, j'ai entendu les deux.
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Comme ici, certains le vouvoient. Moi, je l'ai toujours tutoyé.
M'entendra-t-il plus que les autres, ou prendra-t-il cela pour de l'irrévérence ?
Lorsque je pleure et que je prie, je ne me pose pas la question.
Lorsque je confesse ce que j'ai vu, ce que j'ai fait, je ne me pose pas la question.
Ce que je n'ai pas fait, je le contiens.
Ces femmes, des femmes comme moi, pourtant différentes. Pourquoi ? Parce que l'on me l'a dit, et je pense parfois que c'est vrai.
Leur suis-je réellement supérieure ?
Cela ferait de moi un monstre si je n'étais pas aussi indécise. Cela ferait de moi un monstre si je n'allais pas à l'église tous les jours, concrètement ou dans ma tête.
Je la visite en rêve, parfois je te rencontre. Tu n'as aucun visage, mais je sais que c'est toi. L'aura t'entoure. Elle est bienveillante et m'apaise.
Je serais probablement un monstre si je n'étais pas aussi consciente. Je sais que c'est pire, être consciente de ces choses, puisque je ne fais rien, puisque j'acquiesce.
Nous avons moralement tort, humainement tort. Sans doute. Mais nous croyons le raisonnement juste.
Les récalcitrants disent que c'est tout de même la seule chose à faire.
« Veux-tu sauver le pays ? »
Il n'est plus temps de reculer.
De toute façon, ce n'est pas comme si l'on avait le choix.
« Obtempère, ou bien va au camp à leur place. »
Je sais que c'est lâche. Je sais aussi que c'est la vérité.
« Ne va pas t'imaginer qu'on va jouer les héros. »
Il y en a quelques-uns, c'est vrai. En Allemagne, nous les appelons des traîtres. Ils sont guillotinés dans les cours de nos maisons. On lit le journal, leurs visages apparaissent, aussitôt oubliés le matin suivant.
Elise allait se recueillir chaque après-midi dans l'église improvisée du camp. Les mains à plat sur l'osier des chaises, sous les fesses, elle demeurait là, dans le silence qu'un son lointain venait parfois interrompre.
Plus de cris, mais une paix déroutante.
Le parfum des lys, la poussière froide, la pierre qui n'a pas encore tremblé. Des cierges étaient allumés et dansaient sur le mur de l'alcôve, illuminant la statue de la Vierge à l'enfant.
Marie avait un air dominateur et fier, là, portant un regard de côté. Dans ses bras de marbre était l'enfant Jésus. Celui-ci ressemblait aux chérubins des tableaux, vous consacrait d'un regard bienveillant.
Elise observa la croix, puis le sol en damier. La pierre ancestrale décorée de rosaces formait les rouages d'une horloge.
« Aujourd'hui, murmura Wilma derrière elle, il ne faut croire en rien. »
Se tournant vivement sur le banc, Elise plaça l'index contre sa bouche.
— Comment peux-tu dire cela dans une église..? souffla la jeune femme.
S'appliquant à lisser les pans de sa jupe, Wilma haussa les épaules.
— Quoi ? reprit cette dernière. Tu crois qu'elle va nous entendre ?
De son gros doigt blanc, elle désigna le visage dédaigneux de la Vierge. Elise soupira, secouant la tête avant de se lever. Elle n'avait jamais été très croyante avant la guerre. Elle avait été baptisée, avait fait sa première communion, n'avait pas souhaité continuer. Il y avait eu la jeunesse, puis la politique, il y avait eu l'école ; le national-socialisme pour nouvelle religion.
— Tu peux bien dire ce que tu veux, déclara Wilma. Si le toit doit tomber, ce ne sera pas par la volonté de Dieu, mais à cause des bombes.
La jeune infirmière se mit alors à réciter un chapelet d'obscénités qui firent rougir Elise.
Elle n'avait jamais entendu de tels mots dans la bouche d'une femme.
— Chibre ! Cul ! Baiser ! Quoi ? s'exclama-t-elle. Tu n'as jamais vu le loup ? Ne t'inquiète donc pas, Dieu ne va pas nous foudroyer. Quand tu vois ce qu'il laisse faire, c'est pas pour quelques mots...
Elise quitta l'église à ses côtés, la tête baissée, espérant qu'on ne les avait pas entendues.
Dehors, les hommes vaquaient à leur occupation.
Le loup, elle l'avait vu, mais pas celui qu'elle avait espéré.
Wilfried était gentil et agréable, bien qu'un peu plat ; elle l'appelait Willi. Issu d'une famille modeste, celui-ci était né à Bargteheide, une petite ville proche de Hambourg dans laquelle il avait grandi. Il avait les cheveux blond foncé, gris comme la cendre. C'était un garçon un peu effacé, mais intelligent, pas du genre à parler pour ne rien dire. Elle préférait cela aux crétins de la Wehrmacht qui pariaient sur les filles.
Peut-être le faisait-il également ? Elle l'ignorait. Les hommes se comportent différemment lorsqu'ils sont avec vous.
Elle l'avait abordé la première, ce qu'elle trouvait étonnant. Ce fut très naturel, une conversation, quelques banalités ; un soldat première classe qui aidait à monter et à défaire les tentes du personnel médical. Comme d'autres, il veillait sur nous. Wilfried s'occupait de la logistique, assurant nos déplacements à l'Est entre un bataillon de la Wehrmacht qui allait au-devant et un groupe d'intervention de la Schutzstaffel appelé, Einsatzgruppen.
Ces derniers fermaient la marche, maintenant la sécurité et s'assurant que les territoires récemment annexés ne puissent nourrir de rébellion.
Nous les rencontrions occasionnellement, mais ils ne se mêlaient jamais à nous. Si la situation était rare, elle se produisait à cause du recul ou de l'avancée de l'une ou de l'autre des troupes.
Véritables fantômes, les hommes du Einsatzgruppen restaient entre eux dans ce camp d'une nuit ou de quelques jours. Dans ce cas, les crétins de la Wehrmacht devenaient aux yeux d'Elise extrêmement sympathiques.
Certains soirs, Wilfried venait la rejoindre dans sa tente. Comme il n'était jamais désagréable avec elle, elle se permit de l'être. S'il se faisait trop doux, trop suppliant, elle devenait froide à ses avances. « Cherches-tu à te venger de quelqu'un ? » demanda-t-il un jour. Elle rit en le repoussant, lui rappelant ces nuits où il n'avait pas eu les moyens de se comporter en homme.
« Petit garçon » criait-elle, « Tu n'es qu'un petit garçon ! »
Un autre aurait probablement ôté son uniforme pour la prendre sur la table, mais lui était resté sur le seuil, portant sur elle un regard désabusé.
Lorsque la méchanceté parvenait à l'épuiser, à la peiner, la jeune femme se laissait aller entre les bras de Willi, son Willi. Ils jouaient une partie de Tak Tik à la lueur faiblarde d'une lampe en bakélite, un jeu d'échecs militaire qu'elle aimait bien. Attendant le prochain coup d'éclat, le jeune homme la réconfortait sans lui tenir rancune, appréciant sa compagnie lors des nuits de givre.
Avant de s'endormir, Elise tâchait de se rappeler les souvenirs du bonheur.
Mais il était loin.
Des bribes de l'enfance et des visages perdus, commémoration de la petite fille qu'elle avait été dans un processus semblable au deuil.
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