Sixième Partie : Adieu...
C'est un jour comme un autre, on ne saurait dire que c'est la fin.
Le soleil inonde la rue, le vent rapporte les propos d'une femme :
« On a fracturé ma boîte aux lettres... De la mauvaise graine. »
Pendant ce temps, on insulte la mort sur les trottoirs. Une sœur perdue, une mère, des enfants.
Mais la vieille parle toujours de sa boîte aux lettres.
De la mauvaise graine ? Comment est-ce possible ? Berlin en est débarrassé. On a accompli le travail, on s'est appliqué.
Plus d'indésirables.
Qui, donc, vandalise nos boîtes aux lettres ?
— C'est quoi ? Ces vieilles lettres que vous lisez.
La vieille dame releva la tête. Dans le rétroviseur, Mezut l'observait tranquillement et souriait d'un air bonhomme.
— Je sais, reprit-il en voyant qu'elle ne répondait pas, je suis curieux. Mais ça fait un moment qu'on roule depuis Louvain, vous et moi. En vingt ans de carrière, j'avais jamais vu ça. Vous êtes ma plus longue course ! Ça fait treize jours, treize jours vous savez, qu'on bourlingue à droite à gauche. Et croyez-moi, c'est long, très long.., treize jours à parler tout seul.
La vieille dame lissa les coins de la lettre en souriant, un sourire discret, incroyablement vivant, puis croisa le regard du chauffeur.
— Je.., hésita-t-elle, parle un petit peu le français. Comprendre, mais pas bien parler.
— Et c'est maintenant qu'vous l'dites ?
Il eut un rire à la fois sourd et sonore. Son gros cou brun dodelina doucement en passant un dos d'âne.
— Ce sont..., souvenirs, lettres, souvenirs. Je veux voir les choses, les...
— Les lieux ?
— Oui, répondit-elle en hochant la tête, c'est ça, les lieux. Je veux voir les lieux, dans.., dans ces lettres.
Mezut opina, penché sur le volant comme l'on entrait dans le village.
— Je ne serai pas à l'hôtel ce soir, expliqua-t-il. Je visite mon oncle à Caen.
La vieille dame acquiesça. Devant elle défilaient ces lieux où la guerre était
passée, ces lieux qu'elle tenait à voir avant de mourir.
Elle avait attendu des années avant de prendre sa décision, des décennies. Ses enfants ne savaient rien de son petit voyage.
Peur de l'avion, jamais montée dans un avion.
Le train, pas question ; trop de souvenirs.
Le taxi, elle avait opté pour le taxi. Le premier en Allemagne, puis le Danemark, la Hollande, la Belgique, enfin la France.
Alors qu'elle était sur le point de terminer ce chemin de croix, elle ignorait ce qu'elle était venue chercher.
Elle se sentait libre et triste, nostalgique et coupable.
Avant de quitter la voiture, elle termina la lecture de cette lettre :
Je me suis arrêté devant la boucherie mise à sac. Des montagnes de débris forment des tranchées tout au long de la rue.
Des garçonnets et des vieillards s'empressent d'élaborer des murets, le visage sanguin comme des cochons.
Un soldat est perché sur un tank. Dans une autre ville, j'avais un camarade qui grimpait sur les chars pour jouer du violon la nuit.
Celui-là fume, il me fait penser à un dragon, il me fait penser à mon père.
Des hommes réparent l'engin, leurs casques brillent sous le soleil de la fin avril. On extirpe les corps des décombres, on aligne les cadavres sur la chaussée. Des familles incomplètes sont prises au piège des immeubles incomplets.
Aux étages, plus de mur ni d'escalier.
Dans la vitrine peinte en bleu, j'ai surpris le reflet d'un petit garçon qui attendait derrière moi. « Qu'est-ce que vous faites avec ça ? » je lui ai demandé en désignant les monticules.
Le gamin a craché de côté avant de donner un coup de pied dans une pierre : « On protège not' ville » il a répondu.
Alors j'ai dit :
— Tu crois qu'en voyant tes briques, les Soviets vont rentrer chez eux ?
Il a répondu :
— T'es venu pour causer ou pour nous aider ?
— Où sont les autres ? j'ai demandé. Où est l'armée ?
— Les grands y sont partis, il a dit, ou prisonniers.
Le gamin est parti dans son uniforme de la Hitlerjugend en sautant comme un cabri par-dessus les buttes avant de disparaître dans la fumée.
Berlin est en ruine, le monde est en ruine, le monde, tel que je le connais. Pour ces enfants, pour moi, il est inconcevable de rester impassible, de fuir comme d'autres l'ont fait.
Sais-tu quelle rancœur je ressens à l'égard de ceux qui abandonnent le pays ? Sais-tu également que la guerre me rend malade lorsque je lutte contre ses principes ?
Depuis longtemps, j'ai décidé de l'embrasser et d'obéir aveuglément à ses règles.
J'ai cru pouvoir reléguer les souvenirs au fond d'un tiroir, comme d'autres semblent si capables de le faire, et les corps qui tombent et l'odeur de la fumée.
Si la conscience hurle, tu hurle plus fort qu'elle !
On me l'a appris, on te l'a appris à toi aussi ; il faut mettre en pratique. Si je n'y arrive pas, c'est de ma faute. Je suis faible, je n'ai rien à faire ici.
Une-deux ! Une-deux !
« Des milliers de gamins voudraient être à ta place. » Ici, c'est comme à l'école. Il faut être méritant, prouver sa force de conviction et sa loyauté, « Mon honneur s'appelle fidélité », le professeur sur l'estrade, l'élève et son royaume, l'odeur du bois, les chaises claquant en rythme, et un triple Sieg ? HEIL!
À un moment j'ai inspiré à fond, expiré un grand coup, détaché mon regard de la rue pour rattrapper l'enfant. « He, toi !» je me suis écrié.
Je courais entre les ruines, des rafales de tirs résonnaient contre les murs comme l'écho d'un écho. Lointains ou proches ? Ne pouvant me fier que très moyennant à mon oreille droite, il m'est encore impossible de le dire.
Dans les haut-parleurs de la rue, j'ai eu l'impression d'entendre une marche militaire, un rythme régulier, des voix dans ma tête, les battements de mon coeur ?
La fumée est entrée dans mes yeux, bleus, vitreux ; il me semblait nager dans du vinaigre.
Mon père m'a parlé du gaz moutarde.
La France. La France...
Qu'est donc devenu Henri ?
Si tu lis ces maudites lettres, tu trouveras son ancienne adresse dans le pli 54. Après le débarquement, il a été fait prisonnier par les Anglais. Les Français ne l'aideront pas, ils vont le juger. Les Français jugent les Français. Les Français pendent les Français.
« Lore, Lore, Lore, Lore! » Je me suis mis à chanter en dévalant un monticule. Les pierres roulaient sous mes bottes comme dans le sous-bois. Le sous-bois, notre sous-bois.
Je chantais : « Lore! Lore! Lore! Grüß mir die Lore noch einmal! Ade! Ade! Ade! »
Je sais que tu adore cette chanson.
Je n'ai trouvé aucun chalet, aucun bûcheron au bout de la route, aucune Mädchen, mais des corps calcinés dans les voitures.
« ADIEU ! ADIEU ! ADIEU ! »
Les tanks ne m'atteindront pas, je pensais ; j'étais invincible. Je marchais au pas et m'en allais mourir.
Je VOULAIS mourir.
J'ai jeté mon fusil sur le trottoir défoncé. Les tanks ne m'atteindront pas, j'ai gueulé !
Il y a eut un bruit sourd derrière moi, un grincement d'acier.
J'ai vu que l'immeuble était en feu, puis le gamin est réapparut et m'a tiré par la manche. En braillant, il m'a demandé si j'étais cinglé : « SPINNST DU?! »
Sans trop savoir comment, je me suis retrouvé à nouveau dans la ruelle, assis contre un mur, le fusil entre les mains. Je les ai observées comme si elles n'étaient pas les miennes, puis j'ai frotté vigoureusement la tête du gosse.
— T'es un bouffeur de riz ? il m'a demandé.
— Quoi ?
— Un kamikaze.., un Jap !
J'ai imité le gosse, j'ai craché de côté en guise de réponse. Il a souri, tu sais, un beau sourire, et ses dents blanches sous toute la crasse et le visage noir.
— Il faut les empêcher d'entrer ici, protéger les civils ! il a dit. Ils sont des milliers cachés dans les tours et les souterrains.
— Les tours ?
— Les tours antiaériennes ! il a répondu en me gueulant dessus. Elles servent de blockhaus, les gens meurent de faim.
On l'appelle Baby Face, un gamin de Magdeburg qui vient d'avoir quatorze ans. Il s'est enrôlé dans la Luftwaffe en 1941, son père et sa mère sont morts en 1938 et 1940. Il dégomme les avions. Le corps désarticulé comme un pantin derrière la machine de guerre, le canon anti-aérien est trop grand pour lui.
TAK! TAK! TARATATAK! Merde, qu'il est loin le temps où l'on jouait avec les copains, à califourchon sur un tronc d'arbre au milieu d'un champ. BOOM! BOOM! PAF! « J'ai eu un oiseau ! » on hurlait, lorsque l'ennemi de l'enfance s'effondrait sous un jet de pierre.
Du lait encore derrière les oreilles comme on dit chez nous, on s'amusait déjà d'une chose qui n'est guère amusante.
On s'amusait et l'on riait de tout, comme cette fois devant la maisonnette, à l'Est. Ça, je ne te l'ai jamais raconté. Avec les gars de mon groupe d'intervention, nous étions assis dans la cour tranquille d'une ferme, les toits en chaume... Une grand-mère est sortie et elle est restée bête, ses yeux étaient clairs, sa peau, tannée comme le cuir.
Elle s'est exclamée : « Camarrrrades ! Qu'est-ce que c'est que ça ? » Elle a désigné le village voisin qui brûlait.
Nous avons tranquillement regardé à l'horizon, puis l'un d'entre-nous a dit : « Mutter, c'est notre camarade qui a jeté une cigarette, et tout a pris feu. »
Parfois, je me dis qu'il est temps de penser autrement, mais cette pensée est chassée par un nouveau relent de haine, de colère, d'indignation, par quelque chose de plus fort que moi.
J'imagine les enfants que j'ai tué. Je les vois danser autour de moi, Liz. Ils jouent de l'accordéon avec les partisans ukrainiens.
Tout se mélange dans ma tête... Je vois les femmes dans la mélasse. Un jour, je vais m'y noyer. J'ai l'impression de devenir fou.
C'était de la légitime défense ! Défense, défense, défense. Légitimes, nous sommes légitimes ! Nous étions dans nos droits. Agir en premier contre l'URSS. Légitimes. Les Juifs... les Juifs étaient en faveur du bolchevisme. Et les enfants ? Les enfants, votre Honneur, allaient vouloir se venger — « Les enfants grandiront en devenant un ennemi du Reich. »
J'ai vu la misère crever la bouche ouverte, des amoncellement de cadavres. Pas un bruit et pourtant ils râlent, leur souffle sur les routes et sur le camp. Des lambeaux pour des os, le corps désarticulé qu'on balance sur les camions et les charrettes. MP, gardes SS et civils, tout ce petit monde réuni comme après une nuit complètement folle qui te laisse hagard le matin, un peu idiot, un peu stupéfait, honteux, parfois, sans réaction.
On appelle ça un choc.
Peut-être pas tout de suite, ne t'inquiètes pas, ça viendra plus tard.
Avec le temps, les images ne s'en iront pas, elles seront gravées dans ton esprit.
Tu pourrais essayer de vivre que ça n'y changerait rien.
Tu pourras aimer, tu pourras rire, et te demander pourquoi les survivants sourient sur les bandes américaines.
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