Deuxième partie : "J'avais un camarade"

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Nous sommes allés en guerre comme l'on va en voyage, avec l'excitation de la découverte et beaucoup d'ignorance. On avait de grandes choses à accomplir.

Nous nous sentions vivants, utiles et irrésistibles.

Norvège, avril 1940.

Nous occupions le port de Narvik afin de contourner le blocus maritime mis en place par la Royal Navy. Après avoir récupéré le minerai de fer suédois indispensable à l'industrie de la guerre arriva l'affrontement entre nos forces et celles de la France, celles de l'Angleterre.

Nous connûmes la peur sous le feu de la DCA norvégienne, nos premiers morts, les « camarades tombés » et les autres.

On faisait des listes.

Nos ennemis : des points remportés lors d'une partie de cartes.

Deux jours et deux nuits de combat à Askim.

Deux jours et deux nuits dans la neige et le givre.

Nous retournâmes à Oslo et au front du Nord-Ouest.

La victoire fut rapide, personne ne trouva cela étonnant. Les combats laissèrent place au stationnement sur les côtes, une liberté immense, force et emprise sur la population ; nous jouissions de tout.

Survint l'attente, comme de longues semaines de convalescence. Le voyage prit un goût amer, celui de l'ennui.

On racontait diverses anecdotes sur la Pologne, les Pays-Bas et la Belgique. En France, le frère d'un camarade avait vu des carcasses de vaches après le passage d'un ​Stuka​. Couché sur le dos, l'animal se tenait les quatre fers en l'air. Les arbres étaient noirs, les branches effectuaient une danse sinistre dans le vent brûlé, le ciel rouge, l'odeur âcre de la chair en décomposition. Dans les champs, on trouvait des rangées de croix surmontées de casques.

On chantait : « ​Ich hatt' einen Kameraden, j'avais un camarade... » avant de repartir. On avançait sur le territoire ennemi avec la certitude d'appartenir au meilleur camp.

Le soir, on entonnait des chants, on récitait des poèmes : « Buvez, mes yeux, buvez ce que mes cils soutiennent ! » Etait-ce le paysage que nous voulions absorber ? Ou ces larmes retenir ? Pas le temps de se poser la question

— En route, Soldat !

— ​Marsh! Marsh!

Ce à quoi nous répondions :

— ​Jawohl!

Juin 1940, une division SS exécuta cent quatre-vingt-quatorze prisonniers de guerre noirs à Chasselay, près de la ville de Lyon. « Quelle honte que ce pays ! » disait-on entre nous.

Les Français, incapables de se défendre eux-mêmes, préfèrent envoyer leurs noirs.

Des promesses de gloire et d'acceptation auront mené les esclaves à la potence.

Les hommes gisaient sur le chemin après qu'on les eut filmés, un amas de corps formaient une pile.

Depuis la Norvège, durant ces conversations nocturnes, nous imaginions les colonnes de camions et les blindés, déferler sur la campagne française. Les avions en rase-mottes, les réfugiés et les bagages. Une roue qui tourne dans le vide, de la fumée qui s'échappe, la recherche des survivants et les appels au secours. Il fallait terroriser la population afin qu'elle n'ait plus les moyens de se rebeller.

Comment avait-on pu espérer une bonne entente après cela ? Tant pis.

"Ma Grande​,

Chaque jour, nous devons nous équiper pour le « départ », mais le départ n'arrive jamais.

Autour de nous, je vois de belles collines boisées, des lacs immenses et des vallées. Nos patrouilles vont au pas de l'oie dans un silence impénétrable.

Est-ce cela, la guerre ?

La nuit, je vois le ciel s'illuminer, scintiller depuis le phare. Aucune étoile, mais des incendies.

« Nous allons bientôt repartir en opération » a dit le lieutenant hier.

Les lâches disent qu'ils préféreraient se jeter depuis la falaise. Je leur ferais bien ce plaisir, crois-moi, si je ne craignais pas d'être mis face au mur. Ce que je peux te dire, c'est que nous ne repartons pas. Nous restons ici à nous gaver de rations ​Scho-ka-kola​.

Oli dit qu'ils mettent de la caféine là-dedans ?

Nous ne manquons de rien.

L'autre jour, j'ai écrit une lettre à maman (faut-il encore la rassurer ? ) Je lui parlais de tout ce dont nous disposions — du café en grains, du vin, de la liqueur, des bonbons à la crème, et des biscuits vraiment pas mauvais.

Les champs sont baignés de soleil. Trop pour la saison ? Qu'est-ce que j'en sais.

La semaine dernière, une vieille dame m'a parlé de ses récoltes, ​excellentes​, comme si j'avais été un gars de la ville qui passait par là.

Le piano me manque. Sais-tu si l'oncle a pu le réparer ?

Bien à toi, ton Ludwig

PS​: J'ai écrit aux parents, inutile de faire suivre cette lettre à Wilhelmshaven."

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