9. Monstres

Assis devant la tente sur un jerrican en tôle d'acier, Ludwig regardait les clichés de cet album photo qu'un camarade tombé à Toula avait laissé derrière lui.

Des souvenirs d'enfance sur papier glacé, dont les bords ciselés forment de petites vagues sur le cuir marron.

C'était une école, une autre école où les enfants grandissent, où les sourires disparaissent. De classe en classe, d'année en année, ces enfants ne sont plus les mêmes. Le regard devient dur et froid, le visage se ferme. La stature est plus droite, les yeux, deux fentes fixées sur l'horizon.

Nos enfants sont morts, l'école est venue les tuer.

L'enfant-soldat ne doute de rien, il se berce d'illusions, quelque chose qu'on lui a raconté.

Nous étions dans la cour, il y avait du vent ce jour-là, et sur nos fronts brunis par le soleil, quelques mèches de cheveux blonds nous battaient le front.

Que regardions-nous avec tant d'aplomb ?

Je me souviens de vous, petits soldats, enfants, fanions et pyjamas bleu dans des dortoirs de huit lits. Je me souviens la flûte, le violon et le piano, nos cours de musique. Je me souviens nos uniformes, chemises manches courtes et foulard rouge, cordon, médaille, un sourire pour la photo.

Des images, pour prouver la beauté de quelque chose qu'on aurait dû haïr.

Je me souviens de la fois où nous prîmes le train pour Nuremberg. Les plus petits se mirent à imiter les soldats qui partent à la guerre. L'un d'entre eux attrapa la petite Janine par la nuque, une main sur la joue, un sourire près des lèvres. Les autres copains ricanaient, penchés sur la fenêtre.

Je me souviens du réfectoire, les poutres au plafond sur le lambris blanc, la longue table des professeurs, les chaises en bois sculpté, la lumière qui filtrait par les fenêtres et les vitraux jaunes, rouge et vert.

Je me souviens de nos pique-niques dans le parc, de nos concours de sport ; j'aimais bien le tennis. Je me rappelle la cueillette, le soleil haut et fort, le foulard sur ma tête, le tablier à carreaux et la laine noire, le col bordeaux, le panier plein d'oignons contre ma hanche dans un champ au parfum brûlé.

Je me souviens du spectacle de marionnettes, un soir de fête — ​Kasper — on racontait des histoires effrayantes, et les jeunes enfants, la tête bien droite, observaient un personnage donner à l'autre des coups de bâton.

Je me souviens de nos concerts dans le parc, lorsque des gens importants venaient au château. Je me souviens le groupe de filles qui jouaient du violoncelle, de la contrebasse et de l'alto, assises sur de belles chaises en rotin.

Je me souviens du cercle d'enfants autour d'un feu de joie, les mains sur les genoux en train de fixer les flammes. Nuit de feu où les plus téméraires sautaient par-dessus les bûches ardentes.

Je me souviens de vous, jeunes hommes, de vos tambours à Nuremberg, de vos fanions noir et blanc, vos oriflammes. Partout dans les rues, le bruit de vos trompettes et percussions entre des centaines d'adultes venus nous encenser.

Je me souviens des plus jeunes, debout sur les gradins du stade, les chaussettes hautes qui gondolent aux genoux comme de petits accordéons bruns. Je connais par cœur vos culottes courtes et vos chemises, les insignes et les aigles, vos sourires, vos bras levés et votre pauvre joie d'enfant.

Je me souviens de vous, nouveaux soldats, comme des enfants à cheval sur les troncs, garnements qui grimpaient sur les barrières des fermiers pour sauter sur le gazon. Je me souviens de vous, alignés sous les drapeaux rouge et blanc, regardant quelque chose qui se trouve dans le ciel.

Je vois vos innombrables visages, partout sur les photographies. Un regard curieux, une bouille d'enfant, un regard qui a peut-être compris. Un autre, semble se questionner. Un autre, encore, a l'air de se dire : ​je ne devrais pas être ici​.

Ce sont ces visages et ces regards que Ludwig sonde devant la tente.

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Il ne faut pas rester là, pourtant, on nous ordonne de rester.

« Nous devons partir, on ne peut plus rester ici. »

Comme on était à fleur de peau et qu'on avait les nerfs à vif, un camarade vous répondait sur un ton cinglant :

« Que veux-tu qu'on fasse ? À part mourir ou regarder crever les autres ? »

« À part tuer tout ce qui bouge ! » criait quelqu'un derrière son accordéon.

Comme les autres, j'ai peur. J'en parle à Ludwig, mais il ne répond rien.

Lorsqu'il me regarde la nuit, je ne trouve aucune expression apaisante sur son visage, mais un calme qui m'inquiète. Il ne dit jamais ce qu'il pense, ou rien qu'à demi-mot.

Dans cette guerre interminable qui nous lie par nos remords et par nos crimes, il me semble le connaître depuis plus de deux cent ans.

— Pourquoi bois-tu autant ? demandai-je.

Posée au sol, contre sa jambe, trônait une bouteille de vodka vide.

Il quitta des yeux la carte avec la vue brouillée d'un homme vide.

Il disait que c'était à cause du froid, qu'il finirait par devenir aveugle, qu'on le fusillerait à son tour.

« À la fosse ! ​Hopp!Hopp!​ » singeait-il dans un accès d'hystérie.

Mais aujourd'hui, point d'accès.

« Il y a une pénurie de logements en ville, répondit-il d'une voix traînante. Nous allons prendre les Juifs pour libérer de l'espace et soulager la ​Wehrmacht dans son avancée. Un Juif ne peut pas rester derrière. Les Juifs, ça fait sauter les ponts et les rails. Il y a les Juifs communistes, fit-il en penchant la nuque. Les Juifs communistes et les rats communistes... Les partisans, sais-tu ce qu'ils font ? Il riait dans sa barbe. Après nous, le déluge ! Tu sais ce qui est bien ? Tu le sais, Liz ? »

La jeune femme secoua la tête, jetant autour d'elle des regards à la dérobée. Elle avait peur qu'on l'entende, qu'un sous-officier le voit ainsi.

— La milice va nous aider... chuchota-t-il contre sa main. Certains le font gracieusement. Tu crois que la plupart d'entre nous le feraient s'ils n'étaient pas contraints par le devoir ou bien payés ? Ah ! Ces gens-là sont fous...

— Et qu'est-ce qu'ils veulent ? reprit-il soudainement. Nous voir manger tous ensemble dans la plus pure tradition allemande ? Entre camarades, comme après une banale journée au champ... Un mauvais rire le secoua comme il se mordait l'intérieur des joues. De la banalité, c'est ça. ​Quand t'en as tué un, mon garçon, mille, tu peux bien le faire ! Qu'est-ce que ça change après tout ? Il faut être fort, répéta-t-il en hochant vigoureusement la tête. Tu dois être fort !

Elise observa cet œil dont la paupière était prise d'un tic, un mouvement régulier comme un tressaillement intérieur. Il ferma les yeux, serra ses poings contre ses cuisses, se leva.

Marchant en direction des camions, il éclata d'un rire plein d'assurance devant ses camarades.

La route était défoncée, la neige avait fondu pour laisser place à la boue. Le chemin était un marécage. Riait-on encore sous la bâche du camion semi-chenillé ?

Max donnait des rafales de MP40 dans le vent, Walther fumait une cigarette, les autres discutaient entre eux. On tressautait sur le banc, le casque sur la tête ou posé sur le genou en attendant les choses sérieuses.

Un gars de l'armée accompagnait le détachement. Celui-là ne parlait pas, mais on savait qu'il s'appelait Oswald. Il regardait vaguement les autres avec un air de dégoût. Ils n'étaient pas de la même trempe, il le savait.

Il savait également ce à quoi il allait assister, soit parce qu'on lui avait raconté, ou parce qu'il avait eu le malheur de l'avoir vécu dans la ville précédente.

« J'en ai marre » dit Horst — « Quand on tire, moi, à chaque fois, j'en ai plein la gueule ! »

Un autre qui se marrait à défaut d'autre chose, lui dit :

« Plains-toi pas, un bout de cervelle sur la tronche et personne pourra t'parler de ​responsabilité individuelle​ — De toute façon, t'as une sale gueule. »

La remarque provoqua des rires.

« Tirer dans la nuque, dit Max, c'est plus propre, c'est plus simple à juger. »

Des soldats, tous sur un seul homme, visent la tête, la poitrine, les jambes, le sexe. Ça éclabousse, mais on risque moins lorsqu'arrive le jugement.

C'est terrible, mais c'est comme ça.

C'est toujours ​comme ça​, la guerre.

Ludwig demeurait muet et ignorait ses camarades. Le trajet lui coûtait, il
lui retournait l'estomac. À cause de l'alcool, il avait envie de vomir.

Pale, pressé de pouvoir rendre ses tripes, il plaqua une main sur son visage, le pouce et l'index contre ses paupières. Il inspira jusqu'à ce que ses poumons paraissent sur le point d'imploser. Il expira par les narines, perçut les épaules s'affaisser, le dos s'arrondir, abandonnant un instant la paroi froide du camion.

Il n'appréciait guère ses camarades, mais faisait en sorte que cela ne devienne pas réciproque. L'esprit de camaraderie était très important au sein de leur groupe. Il était mal vu d'aller à l'encontre de ce principe.

La plupart du temps, leurs bavardages l'exaspéraient. Il les trouvait grossiers, à quelques exceptions près. De toute façon, on n'était pas là pour se faire des amis, ou des ​frères comme ils disaient. Non. On était là pour étoffer son cursus de vie avant l'enfer.

À lui, il lui semblait déjà s'y trouver.

L'enfer, c'était voir les jambes de ses camarades, et les siennes, marteler nerveusement le plancher du camion durant le trajet.

C'était ces rires et ces sourires autour de lui, sur des visages qui se cachent et qui simulent de ne pas connaître le poids de la conscience.

C'était l'odeur doucereuse de la fumée dans le vent, lorsque d'autres villages brûlaient en chemin. C'était le parfum écoeurant de la pourriture et de la mort qui vous tache les narines jusqu'au fond des trous.

L'enfer est une rangée de bâtiments vides, du pavé et du sang, une pluie de cendres, une jeune femme qui pleure devant le corps de son père.

L'enfer est un monticule de vêtements, de montres sans poignets, d'heures qui tournent dans le vide. C'est une valise, pleine de souvenirs sans propriétaire.

L'enfer, c'est après le crime. Lorsque les rues sont calmes et fantomatiques, on entend l'écho du silence dans nos tympans comme après avoir hurlé.

L'enfer, c'est les murs qui nous ont assistés, une corde ou un arbre.

L'enfer n'est pas ailleurs, il est ici, et Ludwig le rendait possible.

Il détestait ce qu'il faisait, il n'était pas fou. Il était pourtant persuadé de la nécessité de l'action. Un mal pour un bien, une tache pénible, mais indispensable.

On n'était pas inhumain puisque les raisons étaient humaines.

Je ne suis pas un monstre​.

Je suis né et j'ai grandi comme toi, dans un pays différent. Sais-tu ce que je voudrais ? Sûrement pas être ici dans ce camion. J'aurais aimé vivre à la ville, dans une petite bourgade comme je les affectionne, c'est-à-dire au bord de l'eau. Connaître le bonheur simple de me réveiller, entendre ma femme et mes enfants, me plaindre avant d'aller travailler.

Je me plaindrais, parce que c'est ce que les gens font, et que cela devient, comme beaucoup d'autres choses, une habitude.

Je ne sais pas ce que je ferais, peut-être travailler sur un bateau. Il y aurait de la houle, je porterais un vieux bonnet vissé sur la tête. Je vaquerais au filet en fumant une cigarette avec les collègues, ce serait simple.

Les fins de mois seraient compliquées.

Je m'engueulerais avec ma femme pour un oui ou pour un non. Une heure plus tard, je lui dirais que je l'aime, je la consolerais et m'excuserais.

Ce doit être doux lorsqu'on vous pardonne​.

Je m'assiérais au piano, mais peut-être n'en n'aurions-nous pas, si peu de moyens ?

Admettons. Je m'assiérais donc au piano, le soir après le repas. Je jouerais quelque chose comme une onde, une vallée. Je jouerais du Ravel, car contrairement à ce que vous pensez, je sais apprécier ce qui n'est pas allemand.

Si je ne vois pas Elise, ma femme, clairement, lui ressemble. Elle est un peu d'elle et de mon imagination. Elle est rieuse, tranquille et fidèle.

Elle est douce et aimante, un peu triste.

J'imagine que ce serait à cause de moi.

J'imagine lire le journal, entendre parler d'une guerre dans un pays lointain, un pays qui n'est pas le mien. J'en parle à mon père. Il dit que nous sommes bénis de pouvoir manger ensemble le dimanche.

Au dessert, nous discourons et critiquons les barbares, heureux de ne pas en faire partie.

Le pays que j'imagine n'existe pas, ce n'est pas l'Allemagne, car je ne peux l'imaginer autrement que je la connais.

Elle est une mère intransigeante qui veut votre bien, mais qui ne sait comment s'y prendre. Une femme qui a subi l'humiliation et redoute de la connaître encore, c'est la femme qui s'en va émasculer l'ennemi.

Je suis le fils de cette femme et je n'ai pas honte, je suis en colère de la voir tout gâcher.

Ta mère, tu l'aimes et tu l'aimeras toujours.

Elle peut te décevoir, mais tu ne peux pas la haïr. Tout au plus, tu peux exécrer ceux qui la gouvernent, mais cela ne te sera d'aucune utilité.

Ton opinion est indésirable, Maman t'a demandé de te taire.

« Dis-lui qu'elle la ferme ! »

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