8. Mer Rouge

Nous reprenons la route après quatre semaines de stationnement. Les chars promis sont arrivés. Certains s'imaginent que cela va changer quelque chose.

Je me demande s'ils y croient, ou si ce n'est pour eux qu'un moyen de se rassurer.

Tu ne mourras pas tout de suite, peut-être demain. Quelle importance ?

Avec un peu de chance, ce sera le camarade et pas toi, ces hommes avec qui tu partages tout depuis des mois, pour certains, des années.

Tes frères, frères d'armes et de sang, pas celui que se partagent les veines d'une famille.

Ici, c'est le sang qui gicle, le sang d'un autre sur ton visage, hébété lorsqu'un obus explose.

Le bruit des grenades, le ​ratatata des mitrailleuses, la comptine du vent de l'Est ; c'est lui, le véritable père des peuples que nous nous évertuons à combattre, à repousser, pour le trouver irrémédiablement dans notre dos.

L'arrière n'est pas sûr, plus maintenant. On a perdu nos positions. C'est comme s'il fallait tout recommencer, mais cette fois en très mauvaise posture.

Nos visages, conscients de l'échec, sont noirs de fumée. Un regard bleu apparaît parfois, comme une trouée de lumière dans la folie. La membrane qui borde nos cils est rouge d'épuisement, cela ressort sur le blanc des yeux.

C'est un regard troublé, sans doute un peu illuminé. C'est, je crois, la compréhension tardive d'une issue sans échappatoire, le cul-de-sac d'une bataille qui, nous le savons déjà va s'avérer décisive.

Nous sommes pris au piège de notre propre jeu.

Etait-ce un jeu ?

Pour vous, petits garçons, cela avait probablement commencé comme ça.

Les séances de tirs sur des bouteilles vides, ou sur les arbres du parc de notre école.

Te rappelles-tu les ficelles sur vos poignets de garçonnets ?

Je m'en souviens, deux couleurs pour deux équipes. Frapper ravissait le professeur de sport. Dans les bois, dans les dortoirs, on nous avait dressés, montés les uns contre les autres.

Mais à la fois, on nous rêvait soudés comme un peuple sans faille, une unité vigoureuse qui ne remet jamais en cause l'autorité.

Il nous fallait dénigrer les autres pour prendre de la hauteur. Ou bien nous nous laissions écraser, ou nous décidions de ne plus nous laisser faire.

« C'est aussi simple que ça, affirmait Ludwig. Depuis toujours, c'est ainsi. Qui fais-tu monter en premier sur un radeau ? Ta famille, ou celle d'un autre ? »

Quelque chose, dans nos yeux, était mort.

Je ne voyais que des regards mornes, des hommes et des femmes qui marchaient en se traînant vers le prochain désastre, vers le prochain crime.

On allait faire tant de discours pour comprendre, expliquer les raisons de nos actes.

Il faut d'abord saisir la manière dont se déroulaient les choses, ce que j'appelle notre routine​, l'horreur linéaire, la banalité qui suit son cours, parce que c'est comme ça et qu'on n'a pas le choix et ​que veux-tu qu'on y fasse ?

Ne parle jamais de politique, ne contredis personne. Reçois tes ordres. Sois sympathique et bout en train, quoi que tu fasses.

Si tu regrettes, ne le montres pas. Si tu as peur, ne le montres pas. Si tu as foi en la victoire, si tu es suicidaire, alors crie-le fièrement : on t'aimera pour cela.

Si tu veux nous suivre dans la mort, on t'érigera une statue, on clouera des médailles sur ta tombe, on chantera pour toi, on hissera nos drapeaux au son des trompettes.

Des enfants, nos fils, regarderont ton cadavre maquillé dans un bel uniforme. Ils seront effrayés, fascinés par ce qu'ils verront, par ce que tu représenteras. Tu seras leur modèle. Ils voudront faire comme toi et te suivre.

Les enfants deviendront à leur tour des tueurs, des meurtriers.

Dans quelque temps, les vainqueurs vomiront :

« Assassins ! Assassins ! »

Des enfants défendront Berlin, la tête pleine de fantasmes et d'encouragements parentaux ; ils se feront arrêter en pleurant comme des bébés sous un casque trop grand, avec un peu de chance par les Américains.

Tout cela va se produire.

Bien sûr, nous ne le savons pas, mais nous pouvons le sentir, le distinguer comme un bâtiment dans la brume.

Nous sommes ce que nous-même affirmons exécrer, des sous-hommes.

Comment appelle-t-on celui qui prend un enfant par la tête, par les cheveux, qui le soulève au-dessus d'un ravin simplement pour lui faire peur avant de le tuer ?

Parmi nous émergeaient les véritables tueurs, les sadiques qui s'adonnaient à leurs pulsions en toute légalité.

Comme aujourd'hui.

Nous étions près d'une fosse naturelle érigée dans le sable. Les hommes et les femmes défilaient à la chaîne. On avait séparé les plus jeunes. Cela avait occasionné les cris et les lamentations des mères hystériques, ne convenait pas aux oreilles brusquées de nos supérieurs censés organiser l'​Aktion​.

« Je vous en prie, disaient-ils, veuillez tuer de manière convenable. »

Il fallait de la correction en toute circonstance.

C'est qu'on faisait les choses bien par chez nous, jamais de débordements.

On sait se tenir !

Mais on fermait les yeux sur beaucoup de choses, certains comportements déviants lorsqu'on demandait aux femmes de se déshabiller. Nous n'étions pas comme cela, nous n'étions pas comme ceci : nous étions l'armée allemande.

Encore mieux, l'élite du ​Führer​.

« Ferme-la ! Ferme-la ! Tu ne sais pas la résistance nerveuse que cette sale besogne demande. »

Une fois qu'on a balancé les cadavres, la terre ressemble à du sable mouvant. Les corps forment des vagues qui ondulent à la surface de la terre, les vivants suffoquent entre les morts.

« Müller ! Vous avez mal fait votre travail ! »

C'est une mer rouge qui se tait sous nos yeux macchabées. Il faut tenir le coup. N'oublie pas que tu accomplis cela pour les générations futures, pour ton fils, pour ta fille, pour tes petits enfants. Tu leur évites bien des désagréments. Tu leur évites les combats meurtriers du siècle prochain.

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