8. Le bébé

« Eh, Liz ! Attrape ! »

Sur le visage de la jeune fille glissa lentement un lambeau d'algue brune.

Pouah !

Elise se gifla presque en voulant s'en débarrasser. Au loin, Ludwig riait dans la mer, le cheveu fou qui formait une crête d'un blond porcelaine.

« Je vais te tuer ! » s'écria-t-elle en effectuant de grandes enjambées vers le large.

Ses mains battaient la surface de l'eau, brisant l'écume des vagues. Jamais elle n'atteignit le jeune homme.

Celui-ci hurlait, imitant les piaillements du singe avant de s'enfoncer sous l'eau. Soustrait à son regard, il nageait et venait lui pincer les cuisses.

Un jour, elle lui donna un coup de genou dans la mâchoire, et Ludwig se mit à saigner.

La plage, minuscule crique de galets, se tenait dans les profondeurs de deux falaises qui formaient un « V ». Pour y accéder, on empruntait un tunnel formé par l'érosion.

Celui-ci traversait la roche sur une cinquantaine de mètres depuis le sous-bois. Ils l'avaient découvert un jour, s'éloignant de plus en plus comme ils avaient fini par connaître par cœur la cabane et les ruines de la vieille maison.

Passé la grotte, il fallait sauter sur plus de deux mètres pour atteindre la plage. Le premier jour, il lui avait fait la courte échelle.

Sous la jupe noire, Ludwig avait entrevu la chair, claire, légèrement irritée à force d'avoir marché. Il avait vu le coton, la petite culotte, là-haut, dans l'ombre.

Il avait rougi, puis s'était plaint du soleil alors qu'il n'y en avait pas.

Il la craignait, ressentait des choses qui empiétaient sur ce qui devait rester ici l'essentiel : le sacrifice et l'obéissance.

Elise incarnait la part de l'enfance qui ne souhaite pas renoncer, celle qui s'accroche et vous invective de retarder l'âge adulte.

Parfois, il se remettait à penser qu'elle le tirait vers le bas. Il lui faisait la tête quelques minutes, sans même qu'elle s'en aperçoive, puis elle disait quelque chose qui le faisait rire, quelque chose d'idiot. Il redevenait lui-même : le gamin de Wilhelmshaven.

« Hitler va régler son problème à la Pologne ! » grondait-il dans le tunnel, ce tunnel comme un ventre confortable, un ventre maternel plein du son argentin des clapotis.

Les murs les protégeaient, et sur leurs visages miroitait cette lumière bleue, l'onde de l'eau pénétrant la grotte.

Un jour, un train passa au-dessus de leurs têtes, provoquant un appel d'air qui résonna comme un cri. Ludwig se mit à dessiner des ombres chinoises, et la vie se déploya sur la pierre opaline. Tiraillé, voilà ce qu'il était. Entre son devoir envers le ​Vaterland et son enfance déchirée devant lui.

Souvent, il se posait cette question, une question sans lien avec l'idée de race ou de supériorité : peut-on être aussi fier qu'un Allemand ? Plus fier ? Ressent-on quelque part un sentiment d'appartenance aussi fort ? Une telle émotion ? Lorsqu'il pensait ainsi, Elise perdait de son importance. Elle devenait un doryphore qui lui faisait perdre son temps.

Mais à nouveau, il suffisait d'un rire, d'une blague, d'une parcelle de peau... Et celui qui aspirait à devenir soldat s'oubliait un peu.

Au printemps 1939, Ludwig Kindler tenta bel et bien de retarder l'âge adulte. Mais déjà, il lui semblait l'entendre arriver comme le long sifflement des bombes, inévitable.

L'adulte était à ses portes, l'école n'était qu'un sursis.

Un après-midi, Elise étant indisposée et ne souhaitant pas aller se baigner, les deux adolescents poursuivirent leur exploration.

Ils remontèrent une allée de sapins sur un peu moins de deux kilomètres avant d'apercevoir le bâtiment.

Au cœur du bruissement végétal se dressait un chalet.

Cachés derrière un tronc, Elise et Ludwig observaient ces deux infirmières qui sortaient des landaus sur le perron. Un bébé pleurait dans le lointain.

Lorsque, poussées par la curiosité, ils revinrent quelques jours plus tard, ils découvrirent depuis la forêt une impressionnante rangée de berceaux. Ils virent cette femme prendre un bain de soleil, une femme enceinte, si grosse qu'elle semblait sur le point d'exploser.

Les landaus étaient profonds et bas, accueillant une caisse suspendue drapée d'une épaisse literie et qui ressemblait à un coffre. Les roues étaient grandes, mais le pneu, fin. La poignée était blanche et torsadée, assez haute, avec une capote pliante à plusieurs soufflets qui était de la même couleur.

Les infirmières les laissaient là, près du chalet où courait le lierre sur plus de la moitié de la façade. Quelquefois, des hommes allaient et venaient, des menuisiers, des techniciens.

Il y avait de petits bancs autour de la propriété, deux sur le devant de la façade. On entendait parfois un enfant pleurer. Les infirmières ne se pressaient pas, elles attendaient un peu pour les endurcir. Si l'enfant persistait, elles finissaient par aller voir sous le drapeau noir de la SS.

Plus tard, Elise vit sur des photographies la salle qui servait de bains. Huit petits bassins où l'on plongeait le corps des jeunes enfants, chaque jour, à dix-huit heures. Une serviette blanche pour les pieds sur le sol, à l'arrière du bassin en fer, sur le plancher marron clair. Et puis les bancs, les portes manteaux.

Là, on accrochait les serviettes et les affaires, les culottes courtes en laine grise, les vestons des tout petits. Des piles de serviettes blanches sur une table, en face. Des fenêtres, le soleil de la fin d'après-midi venu taper contre le fer des baignoires.

Ces photos-là, on les prenait pour mieux les envoyer à Berlin. Il fallait montrer l'avancée du projet, crier la fierté des échantillons humains.

« Qu'est-ce que c'est » avait demandé Elise, « cet endroit ? »

Ludwig déclara qu'il savait, qu'il en avait entendu parler. Pourtant, il ne répondit pas. Il n'était pas certain de bien comprendre.

Lorsqu'ils revinrent la semaine suivante, ils ne virent personne. Ils profitèrent de cette accalmie pour faire le tour du propriétaire et découvrirent cette annexe, une petite cabane de chasseur.

Comme des voix s'agitaient à l'intérieur, ils se baissèrent, contournèrent la cabane et allèrent se poster près du carreau sous les arbres. Tout cela s'apparentait à un jeu, un jeu dangereux, certes, mais tout de même un jeu.

Oubliés, les soldats, on devenait des espions.
Epaule contre épaule, Elise sur la pointe de pieds, ils regardèrent à l'intérieur. Un médecin et une infirmière. Un bébé. Ils s'entretenaient, ils n'étaient pas d'accord. Puis l'infirmière sembla céder.

Ainsi, on les vit noyer le nourrisson.

Lorsqu'il n'eut plus d'oxygène, son poing se referma comme une fleur.

Dehors, près du carreau, Ludwig retint Elise contre son flanc, les lèvres entrouvertes. Il la tenait très fort, les doigts cramponnés à son gilet.

— Viens, lança-t-il, allons-nous-en.

Ils déguerpirent dans le sous-bois, loin, très loin de la cabane. Derrière lui, la jeune fille se mit à marcher de plus en plus lentement, hagarde.

Ludwig la somma d'aller plus rapidement.

« Qu'est-ce que c'était ? » disait-elle, « Qu'est-ce que c'était ? »

Lui disait que ça n'était probablement rien, qu'ils avaient du mal voir, qu'ils s'étaient trompés. Mais Elise continuait, incapable de reprendre ses esprits ou de le croire.

« Pourquoi tuer un bébé ? » disait-elle, « C'est l'un des nôtres ! »

« Ils ont noyé le bébé. Ils ont noyé le bébé. »

— S'ils l'ont fait, s'écria-t-il, c'est qu'il y a une raison, il y a toujours une raison ! Jamais ils ne feraient ça !

Et « Tu es sûr ? Tu es sûr ? »

Elle disait cela, figée sur le chemin. Il alla vers elle avant de l'empoigner, de la secouer.

— Cesse de douter de nous !

Elle l'empêchait d'avancer.

— Est-ce que tu es sûr ? implora-t-elle en s'accrochant à lui.

Comme elle se mit à pleurer, il la gifla.

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