7. Rêve d'Amour
Au mois de février 1939, Elise vit entrer le petit Théo dans l'infirmerie. Se tenant le bras gauche, il marchait la tête baissée, malingre dans son uniforme, lequel ressemblait à un déguisement.
— Encore toi, lui dit-elle.
Avec lenteur, il vint s'asseoir sur le lit.
— J'ai mal au bras...
Elle lui saisit le poignet et voulut le soulever, mais Théo s'écria.
— Il est cassé, observa-t-elle. Comment t'es-tu fait ça ?
Bien résolu à se taire, l'enfant fixait ses genoux, et la seule chose que l'on entendit fut le chant du coucou gris entré par la fenêtre. Il pleurait silencieusement, des larmes de plomb s'écoulaient sur son visage immobile.
Comme elle préparait ce dont elle avait besoin, derrière elle, Théo s'était mis à fredonner cet air — Rêve d'amour de Franz Liszt.
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Il murmurait, expirait les notes qu'un sanglot venait troubler. Sa voix était chevrotante, mais belle. Une tentative de résorber la douleur, ou de la mettre à distance.
— Je t'ai écouté, annonça Elise. Tu joues bien de la flûte.
Tenant son bras contre lui, il leva sur elle des yeux brillants.
— Ça n'est pas suffisant, gémit-il.
— C'est ce que disent les autres ?
À nouveau, il secoua la tête. Il avait peur, cela se voyait. Il se tenait voûter et n'osait vous regarder en face.
C'est par le biais de Margrethe qu'Elise apprit le traitement réservé aux plus faibles.
Des garçons âgés de dix-sept à dix-huit ans entraient dans les chambres, des Jungmannen.
Ils renversaient le lit d'un enfant, et celui-ci se retrouvait par terre dans le noir. Ils le défroquaient avant d'enduire ses fesses de cirage, le maintenaient, puis passaient la brosse à chaussures.
Crier ou pleurer ne faisait qu'empirer les choses. On ne pouvait pas non plus en parler au chef de compagnie, car ce dernier était de ces expéditions. La seule chose à faire était de se taire, ou bien de participer à son tour.
Voilà comment l'on formait les bourreaux.
Elise se demandait quel serait son rôle si la guerre venait à éclater, puis elle pensa « Cesse donc de réfléchir ! » Elle aidait les gens, les malades, les blessés. C'était une bonne chose.
« Le reste » se disait-elle « est hors de contrôle. »
Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de s'interroger. Regretterait-on un jour ces photos que l'on avait prises sur les marches ? Regarderait-on ces images avec amertume ?
Se poserait-elle un jour cette question : que sont devenus les enfants ?
Ceux qui par un jour d'été s'allongèrent sur l'herbe dans leurs shorts et leurs bottines, leurs chaussettes hautes.
Qu'ont-ils fait ?
Ceux qui travaillèrent au bois avec leurs seaux ? Qu'ont-ils fait, ceux qui tirèrent à la corde ? Ceux qui se prirent en photo par une nuit de veillée ? Qui rirent sous le poids de leurs camarades, ou étouffèrent contre la toile de tente ? Qu'ont-ils fait, ceux qui fixèrent l'objectif avec insouciance ? Qu'ont-ils fait, ceux qui défilèrent à Nuremberg ? Qu'ont-ils fait, ceux qui allèrent à bicyclette en levant le bras ? Qu'ont-elles fait, celles qui apprirent à coudre ? Celles qui s'abîmèrent les yeux sur l'aiguille ? Qu'ont fait ces hordes de petits qui attendaient les camions avec leurs sacs à dos ?
Qu'ont-ils fait ?
Ceux qui apprirent à tirer, à tuer sous le regard conscient de l'adulte.
Où sont passés les enfants ?
Disparus dans une école pour devenir autre chose.
Au mois de mars, les jeunes hommes apprirent la « grande nouvelle » : des membres de la SS allaient venir recruter dans nos rangs.
On était fier, on avait hâte, on fanfaronnait devant les copains. Tout cela semblait n'être qu'un jeu.
Le lendemain, on se réunit dans l'ancienne salle de bal où se déroulaient les discours et autres événements importants. C'était une pièce grandiose et intimidante où trônaient une multitude de sièges parfaitement alignés, une estrade bordée d'arbustes et de rideaux rouges flanqués de la croix gammée.
Finalement, on n'avait pas beaucoup dormi.
Lorsqu'ils entrèrent, un silence retentissant capta la salle. Les élèves, debout afin d'accueillir ces invités de marque, n'eurent pas besoin de veiller à se tenir droit tant ils étaient raides.
Quelque chose dans la démarche de ces hommes vous invectivait de les craindre, et certains Jungmannen prièrent pour de ne pas être sélectionné. D'autres songèrent que la décision ne leur appartenait pas, tout comme leur vie ne leur appartenait plus. Elle appartenait au national-socialisme : « Je » n'existe pas, car je suis nous. Il fallait servir son pays, se dévouer entièrement à la cause si l'on voulait conserver son honneur.
Les semaines suivantes, on instaura « l'aide au travail ». Des élèves furent désignés pour prêter main-forte dans les fermes alentour. On voulait se montrer sous son bon jour, prouver que l'on était serviable, se faire aimer du peuple.
Le plus gros du travail consistait à chasser les doryphores des champs de pommes de terre. Curieuse tâche, mais les nuisibles avaient « envahi le secteur » selon les dires des officiers.
Elise avait été mobilisée pour ce travail.
Chaque mercredi, elle se rendait à la ferme des Baumann. Une fille était avec elle, mais celle-ci ne lui parlait jamais et semblait très bien s'en porter. Chacune de leur côté, elles récoltaient ces pommes de terre à la peau fine et peleuse, soulevant la terre et enfermant les doryphores dans une boîte.
La jeune fille laissait parfois l'insecte grimper sur le dos de sa main. Elle observait la façon dont les pattes couraient le long de son bras, les rayures noires sur le thorax roux, la tête jaune bardée de taches.
Elle se demandait ce qui advenait d'eux lorsqu'elle cédait la boîte aux Baumann.
La femme disait qu'elle n'en pouvait plus de ces « sales bêtes. »
Une fois la journée terminée, Elise ne pensait plus aux doryphores. Devant cette étendue de nature, elle ressentait un profond besoin de liberté, cette notion obscure dans les chimères de l'école.
Durant ces instants de solitude, elle prenait conscience des choses et s'imaginait fuir, rentrer chez elle. Elle imaginait la douceur du foyer, les petits tourments de sa mère, les idioties de son cousin Bastian.
Elle songea à ce matin et à la chaise renversée dans la cuisine. Elle songea à son père. Elle aurait voulu les retrouver, mais quelque chose en elle affirmait qu'il n'était plus temps de faire machine arrière.
Dans le sous-bois, elle traversa ces taches de lumière qui inondaient le chemin sous les arbres. Elle marchait d'un bon rythme, mais avec précaution. La terre était sèche et blanche, craquelée. En passant, elle laissa sa main courir sur les fougères, et son regard se perdit dans les ramures ensoleillées.
Elle poursuivit sa route, flânant, laissant à son esprit le loisir de glaner, à droite, à gauche, une vision, un accord sensible qui savait la rendre sereine.
Au détour du sentier, elle aperçut Ludwig. Il s'était arrêté et la regardait, aussi surpris qu'elle. Elle marcha jusqu'à lui.
Immobile, il baissa les yeux sur ses ongles terreux avant de les enfoncer dans ses poches.
Arrivée devant lui, Elise demeura silencieuse.
Ils échangèrent un regard, une seconde, peut-être trois, mais cet instant n'engendra aucune parole.
Ludwig repartit sur le chemin du château.
Elle trouva qu'il avait changé, quelque chose dans son visage. Les traits étaient plus marqués, moins enfantins. Elle essaya de compter les semaines, les mois. Depuis combien de temps ne s'étaient-ils pas parlé ?
Elle avait perdu le fil, et tout cela lui semblait bien idiot.
Ce fut le mot employé quelques jours plus tard, lorsqu'elle le croisa sur ce même chemin, et qu'il fit mine de ne pas l'avoir vue :
« Tu es peut-être allemand..! lança-t-elle au loin, ..mais tu es un idiot. »
Il s'était finalement retourné du haut de ce serpent de terre qui montait dans le sous-bois.
Brusquement, ses jambes avaient cillé, dérapant sur ces petits cailloux qui dévalèrent la pente.
Elise tenta de réprimer un rire.
— Qu'est-ce que tu veux ? riposta-t-il lorsqu'il fut devant elle.
— Les doryphores ? demanda-t-elle en ignorant la question.
Du regard, elle désigna les genoux maculés de terre du jeune homme.
— Je déteste ces bestioles... marmonna-t-il.
Elise opina avant de répondre : « Elles ne me dérangent pas. »
Ludwig fronça les sourcils, il ne la comprenait pas.
— Tu travailles seule ? demanda-t-il.
— Je suis avec une autre fille. Toi ?
— Moi, je suis seul.
Il acquiesça pour lui-même, se balançant d'un pied sur l'autre.
— C'est mauvais d'avoir la bougeotte, dit-elle, pour un marin.
Il leva les yeux sur elle.
— C'est mauvais de trop parler, rétorqua-t-il, pour une femme.
Elle lui frappa le bras, puis partit d'un rire amer :
— Tu ne vois pas que je plaisante ?
Un léger sourire se propagea sur les lèvres du Jungmann.
— Tu veux voir un truc vraiment génial..? murmura-t-il après un temps.
— Un truc ? Quel truc ?
Elle trouva son regard rieur, fureteur, son regard d'enfant.
Il se mit à détaler.
— Viens ! s'écria-t-il devant. Mais faut pas courir comme une fillette.
Elle le maudit en grimaçant, puis lui emboîta le pas.
À quelques centaines de mètres, une brèche dans la clairière, il lui montra cette petite plage qu'il avait découverte quelques jours plus tôt.
— C'est magnifique, s'exclama la jeune fille.
S'essayant à quelques ricochets, Ludwig acquiesça.
— Regarde cet arbre, dit-il en le désignant. Il est totalement dépouillé. Au centre de la prairie se dressait misérablement le produit de la foudre, un arbre nu et noir. Viens, reprit-il, suivons le ruisseau.
Au-dessus de la jeune fille, un rossignol chantait dans les frondaisons. Elle leva la tête sans toutefois l'apercevoir.
Traversant le chemin inondé, ils marchèrent sur la pointe des pieds, sur la tranche des pierres. Elise tendit les mains avant de sauter, et Ludwig les observa un instant avant de les saisir. Il n'était pas habitué à ce que l'on sollicite son aide.
Plus bas, le ruisseau grossit pour devenir une rivière. Des troncs, des nénuphars, des branchages, de grosses pierres noires érodées.
— Traversons ici, proposa Elise.
— On ne devrait pas aller de l'autre côté, il ne faut pas s'éloigner.
La jeune fille se mit à rire, gambadant déjà sur les rochers.
— Reviens ! s'écria Luz. Tu vas finir par tomber.
N'en faisant qu'à sa tête, elle sauta avant de vaciller sur une pierre couverte de mousse. Elle se rattrapa in extremis et déclara fièrement :
— Tu es bien peureux pour un Jungmann. Je croyais qu'il fallait être courageux pour entrer dans notre école...
Elise s'en alla plus loin, et lui jura avant de la retrouver.
Ensemble, ils atteignirent un second banc de sable, plus vaste, caché sous les noisetiers. Au passage, Ludwig se frotta aux chardons, et son bras droit se mit à saigner sous la chemise brune.
— Tu as mal ? demanda Elise en s'arrêtant.
— Non ! répliqua-t-il comme si elle venait de l'insulter. Ma chemise...
— Regarde ! s'émerveilla-t-elle en l'oubliant. Un barrage de castors !
Il rechigna un instant, elle l'énervait. Pourtant, il suivit bientôt son sillage.
Plus loin, d'autres murs, ceux-là, humains. La végétation avait repris ses droits.
— Les ruines d'une maison... murmura-t-il.
Elise chassa une mouche qui vint vibrer au bord de son œil.
— Luz, qu'est-ce que tu fais ?
Immobile, elle le regardait contourner la maison.
— Je croyais que tu voulais braver les règles...
Hésitante, elle l'observa s'enfoncer dans un tunnel de ronces.
— Il y a quelque chose ? s'exclama-t-elle comme elle ne le voyait plus.
— Viens ! répondit-il seulement.
La voix du jeune homme provoqua un écho avant de s'éteindre.
Elise tira sur ses manches, puis entra dans le taillis. Au pied de la falaise, derrière les ruines, se trouvait une vieille cabane. Elise enjamba quelques troncs avant d'entrer à son tour. Dans la pénombre, Ludwig se tenait penché près d'une étagère branlante. Il observait avec curiosité ces bocaux en verre.
— T'as vu ça ? chuchota-t-il en se retournant.
Le nez large et droit, ses narines fines et basses semblaient dilatées par l'excitation. Il souffla sur les bocaux, le nuage de poussière le fit éternuer bruyamment. Il souleva l'un des récipients où flottait un élément non identifiable, puis secoua le bocal près de son oreille. Il se mit à rire en voyant Elise grimacer.
— Espèce de peureuse...
— Je n'ai pas peur, réfuta-t-elle, c'est dégoûtant.
Il approcha d'elle et la vit reculer dans l'encadrement de la porte fantôme.
— Ah ! Tu fais moins la maligne maintenant.
Elle lui demanda d'arrêter avec son air le plus adulte, mais cela sembla n'avoir aucune influence.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
— Un bout d'oreille !
Elle poussa un cri comme il se fondit devant elle avec le bocal. Lui semblait ravi, petite brute des cours d'école. Mais ce fut à son tour de crier lorsqu'une chose rapide et gluante s'éjecta depuis le plan de travail.
Aux pieds du jeune homme, la grenouille coassait en se carapatant. Un réflexe, et Ludwig sauta d'un pied sur l'autre comme on leur avait appris durant le sport. Un gros « splash », et l'animal s'écrasa sous la semelle à renfort métallique.
D'abord, le silence.
Ludwig se pencha sans oser lever le pied.
Lorsqu'il découvrit la bête, il l'observa.
Il n'avait pas songé que le sang des grenouilles était rouge.
— Pauvre bête... souffla Liz.
Lui considérait le petit cadavre avec le recul tranquille d'un docteur. Soudain, l'animal bougea un peu, un bout d'articulation au niveau de la patte postérieure.
Un sourire illumina le visage de la jeune fille. Il y eut de l'espoir, puis plus rien.
Violemment, Ludwig aplatit sa botte contre l'animal.
— Qu'est-ce que tu fais ? s'écria Liz.
Le jeune homme s'écarta, l'entraînant dehors avec lui.
— Il fallait l'achever, elle était déficiente.
Sans prévenir, des larmes inondèrent les yeux de la jeune fille.
— Ne pleure pas, ordonna Luz. Un lâche aurait laissé l'animal souffrir.
Elise renifla avant d'acquiescer d'un air qui se voulait dur, puis leva les yeux sur Ludwig. Son visage n'avait décidément plus rien d'adolescent. Il paraissait sûr de lui et de ses convictions, sans toutefois dégager de la haine ou inspirer de la crainte. Il avait l'air d'un garçon qui s'apprête à devenir un homme.
— Viens, reprit-il. Rentrons au château.
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