6. La Vérité

Élise m'a dit un jour que j'étais mort, je n'ai pas cherché à démentir.

La dernière fois où je l'ai vue, elle m'a fait signe de la main en se retournant. Je ne lui ai rien dit de mon départ pour la France, je lui ai laissé croire que nous nous reverrions, puis je l'ai abandonnée.

Pour ma défense, il me semblait impossible de ne pas repartir, d'arrêter là.

Après ce que j'avais fait ? Ou ​accompli ? Comment dit-on au juste ? Comment doit-on parler ? Je me devais de poursuivre notre quête, peu importe si j'étais illuminé comme elle disait ; je ne voulais être inutile. Je pouvais utiliser mon bras droit, et comme j'étais droitier, cela me paraissait tout à fait satisfaisant.

Il m'arrivait de faire des cauchemars la nuit, à l'hôpital. Je faisais de ces rêves qui me glaçaient l'échine jusqu'à ce que je me réveille en sueurs. Le plus souvent, on m'arrachait mes vêtements puisque j'étais trop lent pour le faire moi-même. Ils tiraient sur mon bras, et la peau brûlée finissait par céder sous leurs griffes. Ils me giflaient, me battaient, ils chantaient des chansons. J'avais dans la bouche le goût de la terre, sablonneuse dans les narines et asphyxiais en m'écriant. Aussi, j'entendais des pleurs, des pleurs d'enfants tout le temps, voguant d'une oreille à l'autre. J'avais la nausée et des vertiges, j'avais peur qu'on me voie dysfonctionner. Par conséquent, je fis très rapidement de ma violence envers les autres patients un gage de bonne santé.

Lorsque le major vint à l'hôpital pour me féliciter, il me servit le discours habituel qui vous pousse gentiment vers la sortie. Il me fit miroiter cette vie à laquelle, j'avais droit selon lui : un foyer, une femme et une famille. Mais je ne possédais rien des trois, personne ne m'attendait puisque je n'avais rien construit. Je lui disais que je pouvais encore travailler et servir mon pays, parce que je ne savais faire que ça et que je le désirais plus que tout. Je le pressai de me trouver un poste. Si la guerre me rendait malade, j'étais terrorisé à l'idée de devoir retourner à la vie civile. Après quelques jours de réflexion, le major décida que ce serait Toulon. Une bonne place pour moi — un « héros de l'Est ».

Avant le départ, je passais le dernier Noël à Hambourg, dans ma famille. Comme je me trouvais avec eux, j'eus l'impression d'être un imposteur. Je n'étais plus leur fils, mais quelqu'un, à qui l'on raconte des souvenirs. J'étais celui qui n'en possédait pas, je les avais oubliés et mourait de chagrin devant la vie d'un autre. Le petit garçon sur les photos, c'était moi, devant cette bougie, ce gâteau. Etait-ce lui, mon cousin ? Un petit garçon, plus jeune que moi, un ange blond aux traits porcins qui affichait un beau sourire. Je rejetai ces photos et fis pleurer ma mère. « Tu vis dans le passé ! » lançai-je dans une colère noire. Je fus assailli par mes propos, par la violence de ma réaction. Le passé m'ouvrait les yeux et savait me rendre triste ; il m'était plus aisé d'avancer avec des œillères. Les photos de mon enfance me renvoyaient à l'adulte que j'étais devenu, certainement monstrueux, perdu peut-être, comme si j'avais raté le coche, comme si les choses m'avaient tout bonnement échappé. Ces photos me criaient qu'il était trop tard, que je n'atteindrais pas ce à quoi j'avais aspiré à cet âge. C'était une vie à laquelle je ne pouvais plus retourner, et plus que la vie, c'était l'innocence.

Cela avait été moi, le garçon sur la photo.

Celui-ci, je l'avais étranglé de mes mains.

Sur le port de Toulon, je voulais qu'on m'oublie et qu'on me laisse oublier.

Oublier le rire des adultes et des enfants lituaniens, les récompenses en bonbons et chaussures prises sur quelques cadavres allongés tête-bêche. Je voulais qu'on m'aide à diminuer la charge de responsabilité m'incombant, qu'on me dise : « Vous ne pouvez plus tuer ? Parfait ! Allez donc profiter du calme de la montagne. Nous vous offrons le monde, le monde vous offre une seconde chance. » — Oubliez les cratères d'obus du NKVD, ces lacs de taches brunâtres et rouges. Oubliez les mines désaffectées, la stérilisation. Aussi, nous vous recommandons de tirer un trait sur l'extermination des nouveau-nés ; nous vous épargnons de graves dommages psychologiques. Oubliez l'utilisation du gaz comme une alternative au meurtre à bout portant. Oubliez le cadavre des enfants qui vous regardaient droit dans les yeux. Vous n'avez jamais ramassé leurs corps sur ces luges en bois dans la pénombre d'un village. » Ils me jugeront un jour, ou bien, je vais me dénoncer. Notre monde va s'effondrer, et ce que nous appelons normalité éclatera. Aucun de mes actes n'aura de sens. Nos enfants n'auront pas de futur. Je n'aurai pas d'enfant. Les avions anglais et américains se masseront dans le ciel.

Comme en enfer, nous serons brûlés vifs.

*   *   *


J'ai le souvenir d'avoir tiré la langue à un enfant, quelque part dans un ghetto lorsque j'étais jeune. Me revient également le souvenir d'une ombre, l'ombre tendre des femmes dans l'entrebâillement d'une porte à l'infirmerie.

J'étais malade, très malade, enfant, ai longtemps manqué l'école.

Ce ne sont pas mes souvenirs, mais ceux de mes camarades. Ils se mélangent. Ils les racontent, entre eux ou à moi, et ceux-là restent en mémoire.

Nous sommes, chaque jour que Dieu fait, ensemble.

Nos histoires sont assez proches. L'autre jour, j'ai appris que Mauritz venait de Hambourg et que nous habitions dans la même rue. Nous avons ri comme si c'était la chose la plus drôle du monde, durant de longues minutes sur la rade. Mauritz pleure lorsqu'il rit, il essuie ses lunettes rondes et part dans les aigus.

J'ai songé que nous avions besoin de rire, que je n'avais pas ri depuis longtemps. J'ai cherché dans ma mémoire les traits d'un vieil ami, d'un bon copain. Enfant, il y a bien quelques visages, puis il y a le château : les cours, les corvées, le sport, l'entraînement, la ​compétition​. Même ces hommes avec qui j'étais à l'Est, je n'ai pas eu le temps de les connaître ; on n'a pas envie d'un ami qui crève le lendemain. C'était des visages sans trait, tous les mêmes. Nous aussi, nous étions des numéros, des numéros qui se croyaient libre.

Il y avait bien Elise. Je pouvais dire qu'elle incarnait tout et rien. J'étais pourtant incapable de me la sortir de l'esprit. Pas comme une femme dont on a envie ou qu'on convoite, mais comme un remords. Des choses que j'aurais voulu faire, des choses que j'aurais voulu dire. Lorsqu'on se rend compte, c'est généralement trop tard. Pourtant, si je revenais à la voir, il me semble que je me tairais à nouveau. Peut-être que je suis un sale type ? Je ne serais pas le premier à le penser. Il y a des femmes sur les docks, avec des bijoux clinquants, des pacotilles, parfois quelques petits objets de valeur offerts par un soldat. Sans vouloir faire de généralités, ces Françaises-là sont bien souvent fardées à outrance. Pour ce qui est des autres, je dois dire qu'elles sont belles. Je me suis découvert un penchant pour les brunes.

Marie officie au bordel de la plage. Lorsque je lui dis qu'elle « officie », cela la fait généralement sourire. C'est une maison réservée aux soldats qui offre intimité et propreté, contrairement à d'autres endroits que j'ai vus et qui m'ont offert une définition parfaite de ce qu'on appelle le « mal français ». Marie est une boute-en-train. Elle aime nager et s'occuper de cette vieille barque qu'elle planque dans la cour. Lorsqu'elle « n'officie » pas, elle passe son temps à rafistoler le bois, à clouer et reclouer, à peindre. Elle a les mains un peu rugueuses. Contrairement aux autres filles, ses ongles sont nus et courts. Elle semble n'avoir que faire de la guerre, ne pose jamais de questions. Elle regarde mes brûlures, mais ne dit rien. Elle ne veut pas savoir où, ni comment c'est arrivé. Elle préfère se moquer gentiment de moi. Elle fait l'étoile sur le lit, fume une cigarette et murmure : « Vous autres les Allemands... Ça alors. » Je lui ai demandé ce que ça voulait dire — « ça alors » — elle a répondu que ça ne voulait rien dire, s'est levée d'un bond qui a fait tressauter sa poitrine avant d'aller se nettoyer devant moi. J'ai dit qu'elle pouvait aussi bien attendre que je sois sorti pour le faire. Elle a demandé si je ne ​voulais ​pas occuper le bidet aussi ? J'ai froncé les sourcils sans comprendre l'affront, puis elle a répété : « Vous autres les Allemands... Ça alors. » Elle s'est mise à rire sans cesser ses ablutions.

Ces derniers temps, il faut se tenir prêt. ​On ne sait pas vraiment pourquoi, mais on nous le dit. Certains hommes parlent d'un possible débarquement depuis l'Afrique du Sud. Pour d'autres, tout devrait se jouer dans le nord de la France. La vérité, à travers tout ce brouhaha, c'est que tout le monde parle, tout le monde sait mieux que tout le monde, mais tout le monde ignore ce qui semble être sur le point d'arriver. Ces jours-ci, on ressent l'imminence ; un parfum d'inquiétude se répand dans les rues, et partout, cette agitation. Je vois la tension, palpable sur le front des hommes qu'elle affecte. Nos représailles deviennent de plus en plus sévères. Pour tuer la résistance dans l'œuf, il faut très certainement terrifier.

Les cadets n'en mènent pas large. Ils arrivent, tout fiers, avant qu'une question ne naisse sur leurs visages : ​que diable suis-je venu faire ici ?

Certains sont des fanatiques, ils n'ont peur de rien. Je crois me reconnaître au sortir de l'école. D'autres ressemblent avant tout à des gamins, de grands enfants au corps flanqué de quelques muscles. Je ressens quelque chose pour ceux-là ; je voudrais leur dire de rentrer chez eux, de chialer un bon coup et d'enlacer leur mère. À moi, ça ne me ferait rien de les voir retourner au pays.

Qu'est-ce un peuple qui envoie ses enfants au casse-pipe ? Ici encore, c'est tranquille, ils n'ont pas à se plaindre de grand chose. Mais nous autres alors ? Les jeunes tueurs, les assassins, qui viendra nous dépêtrer du sang ? Si nous perdons, il faudra éponger à l'aide du drapeau et courber l'échine. Il faudra expliquer ce que nous pensions faire alors, combattre cet ennemi qu'on appelle le bolchevisme, le bolchevisme stalinien qui menaçait de s'étendre partout en Europe.

« J'ai défendu mon pays ! J'ai défendu l'Europe ! » Voilà ce que je dirais, parce qu'à un instant donné, je l'ai cru. J'affirmerais que j'ai protégé ​ton pays, et ton pays, et ​le tien aussi. « Ils seraient passés par la Manche depuis la France ! » Il faut bien croire en quelque chose. « J'ai défendu mon peuple sans jamais violer personne. » À ce propos : « N'ont-ils pas de peloton d'exécution dans l'Armée rouge ? » Tout ceci, ce sont les mots de mes camarades.

Puis il y a ceux qui s'étaient trouvés, comme moi, au mauvais endroit :

« J'ai vu de ces choses en Hollande... J'ai fait des choses. »

Ils ne disaient pas quoi. L'horreur était une chose, ​des choses​, et comme souvent, l'horreur, par la répétition, était devenue une habitude. Même la Wehrmacht se trouvait liée à — « de ces choses. » L'armée, la police, tous s'entre-déchiraient à la recherche du coupable sans jamais oser se désigner publiquement. À tous, on avait donné des ordres, et les ordres furent docilement appliqués. Certains jours, j'avais l'impression d'entendre des sornettes, des excuses éhontées dont le seul but était de se dédouaner de la faute.

Parfois, j'étais pourtant le premier à les employer, croulant sous le poids de ma conscience. ​Me sentais-je coupable ? Parfois oui, parfois non. Parfois, je voyais ces enfants comme de véritables enfants, d'autres fois, je voyais de la chair, la vermine future essayant de nous attendrir. 

Je voyais ce qu'on m'avait enseigné.

« C'est bien la raison ! Si l'armée a répondu si vivement, c'est à cause de l'embuscade. Des hommes ont été envoyés en camp de travail, ce sont des terroristes. » — « Six cents hommes pour une embuscade ? » demande un camarade. « Ils ont fait sauter deux de nos camions ! Ça méritait bien une réaction. » — « Et les conventions du guerre alors ? T'en fais quoi ? » — « À partir d'un moment » disait l'autre, « c'est plus des civils, mais des partisans. Un non-combattant, c'est pas un soldat. Ce sont les premiers à ignorer les conventions de guerre ! Et puis, la guerre a ses propres lois. »

Ça allait comme ça, de pis en pis. Ils levaient les bras, faisaient de grands gestes, montraient du doigt en serrant le poing : ils accusaient pour se défendre.

« C'est tout de même nous qui sommes allés les envahir » finit par dire un petit malin. Alors là, tout le monde se tut. On se regardait les uns les autres, un homme perça le silence d'un petit rire ; nous n'avions plus rien à dire.

C'est ce qui advient généralement devant la vérité.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top