6. Cache Cache

Au printemps 1938, les élèves d'une autre école vinrent participer à une compétition sportive.

Le lundi eut lieu l'épreuve de natation.

Elise n'avait jamais vu quelqu'un nager aussi vite. Ludwig termina premier, loin devant les autres concurrents.

Les garçons de son dortoir se mirent à lever le bras, poing fermé, entonnant : « ​Der Hai! Der Hai!​ » — Le requin ! Le requin !

Ces quelques jours furent les plus beaux et eurent un parfum de colonie de vacances.
Enfin, l'on put s'attarder au soleil, encourager ses amis, rire et discuter.

Bien sûr, il fallait suivre les règles, mais on avait mis à distance les punitions les plus sévères, la rigueur maladive, la toute-puissance de la hiérarchie, et même la guerre à venir.

Les pires professeurs étaient presque devenus sympathiques. On se prenait au jeu en attendant que tout redevienne comme avant : ​Marsch! Marsch!

Le mercredi, annonçant la fin des festivités, eut lieu la nuit ​der Freudenfeuer​. On joua de la trompette au milieu des croix gammées formées par les bougies, chanta, mangea, admirant quelques élèves chevronnés, présenter des figures à cheval autour d'un somptueux feu de joie.

C'était sûr, on n'avait jamais été aussi fier d'être allemand, et même d'être ici. Que désirer de plus ? La dureté des mois précédents s'était évaporée comme par magie.

On avait retrouvé la cohésion, et par cette euphorie commune, les capacités s'en trouvaient démultipliées. Si l'on avait pu douter, on se remémorait ce pour quoi on était là, acceptant à nouveau tous les sacrifices.

Ces festivités étaient drôlement bien ficelées, organisées à intervalles réguliers.

Mais on ne pensait pas à cela lorsqu'on les vivait. On était dans une bulle, une bulle d'enfance prête à éclater sans qu'on s'en aperçoive.

« Qui mieux que nous ? »

Sur le ponton, les pieds dans l'eau, Ludwig engloba le lac d'un mouvement de tête. Il souriait, mastiquant la réglisse qu'on leur avait distribuée.

Penchée en avant, observant le miroir de l'eau, Elise partit d'un petit rire gai.
Il avait eu raison, à cet instant peut-être. Elle s'était sentie incroyablement bien.

Ils venaient de nager dans le lac, et voilà qu'elle entendait derrière eux ces voix familières, celles de leurs camarades, entonner des chants.

Elle percevait l'odeur du feu, l'air du bois qui crépite, et cela lui rappelait la campagne.

Elle songea à ses parents.

— Ta famille te manque ? demanda-t-elle.

Ludwig tourna la tête comme si elle venait de l'extirper d'un long rêve :

— Parfois, mais il ne faut pas y penser.

Elle fut heureuse qu'il lui eût dit la vérité, un peu surprise qu'il ne se soit pas moqué d'elle.

— Tes parents te manquent, reprit-il sans poser la question.

— Mon chat me manque.

— Ton chat ? s'exclama-t-il.

Il partit d'un rire amusé et répéta : « Ton chat... » Il secoua la tête, et ses cheveux ruisselants éclaboussèrent la joue de la jeune fille.

— Dans notre cuisine, commença-t-elle, il y a cette vieille horloge. Le coucou me fait peur. La nuit, elle fait des bruits terribles qui remontent dans les murs, jusqu'à ma chambre. On dirait qu'elle respire et qu'elle pleure.

Elise tourna la tête pour vérifier qu'il l'écoutait, mais un instant, s'attarda sur ses lèvres entrouvertes.

Celles-ci laissaient apparaître les deux dents de devant, très légèrement écartées.

— C'est terrifiant, conclut-elle.

Comme ce regard ne lui avait pas échappé, Ludwig acquiesça succinctement. Il s'était comme figé devant elle, ses mains dissimulant une érection que la nuit voilait déjà.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle. T'en fais une drôle de tête.

Sans répondre, il se laissa glisser dans l'eau.

— Luz, s'exclama-t-elle, c'est dangereux ! Il fait noir...

— Tu oublies que je suis un requin.

Il s'accrocha au ponton lorsqu'une écharde pénétra sa paume.

Elise s'approcha du bord pour mieux voir. Ses jambes battaient près de lui, blanches et lunaires, parsemées de gouttelettes.

Il eut envie de les toucher avec ses lèvres, mais au lieu de ça, resserra sa prise sur le bois et s'enfonça sous l'eau.

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L'été arriva, puis fila. Ludwig s'était éloigné d'elle. Très vite, l'un comme l'autre passèrent maîtres dans l'art de s'ignorer.

On se croisait dans une salle, dans un couloir, au réfectoire. ​

Qui es-tu ?

On jouait à cache-cache.

Cela s'était instauré naturellement.

Parfois, Elise avait l'impression d'intercepter un regard de reproche, ce qu'elle ne comprenait pas. Elle pensait avoir dit quelque chose, fait quelque chose, et qu'il la haïssait pour cela.

Pendant que les enfants allemands jouaient à cache-cache, on imposa aux Juifs de faire enregistrer leurs commerces avant de leur interdire certains secteurs d'activité.

Pendant que les enfants allemands jouaient à cache-cache, l'armée soviétique envahit la Chine du Nord.

Pendant que les enfants allemands jouaient à cache-cache, les enfants étoilés disposaient d'une carte spéciale, leurs parents ne pratiquaient plus la médecine, et la synagogue de Nürnberg s'effondra.

Tandis que nous jouions à cache-cache, notre pays connut la mobilisation générale.

Tandis que nous jouions à cache-cache, les femmes s'appelaient ​Sarah​, et les hommes, ​Israël​.

Nous jouions, nous allions envahir les Sudètes.
On s'activait en France et en Grande-Bretagne.

J'étais Liz, et toi Luz et les Juifs disaient adieu au secteur public.

Les accords de Munich, décisions en haut lieu.

Passeports juifs écrits en rouge.

Réarmement américain.

Les forces japonaises débarquent à Canton.

En France, on dit : « Tout part à vau-l'eau. »

J'étais Liz, et toi Luz et nos aînés arrêtèrent dix-sept mille Juifs polonais en Allemagne.

J'étais Liz, et toi Luz et nos modèles saccagèrent sept mille cinq cents magasins.

Nous jouions à cache-cache dans une école, et les enfants juifs en furent exclus.

On était égoïste, ou cela nous était égal, ou cela nous était inconnu, ou cela nous donnait la nausée. Certains avaient peur, d'autres riaient, d'autres s'en inquiétaient, d'autres ne disaient rien.

Avait-on le droit de parler ? ​

On ne se posait pas de questions, pas à cet âge-là. Qui étions-nous alors ? Des enfants ?

Certains diraient des monstres.

À cette époque, Elise comprit que la monstruosité n'était propre à personne, mais qu'elle était partout et en chacun. Simplement, certains décidaient de l'écouter, quand d'autres parvenaient à l'ignorer.

La monstruosité est une maladie latente. Comme la haine, il suffit de l'attiser si l'on veut qu'elle se développe. Il faut la former, l'entretenir, prendre soin d'elle.

De cela, l'endoctrinement s'en chargeait très habilement. On avait fini par y croire, à entendre les mêmes idées répétées depuis l'enfance. Les décisions les plus inhumaines paraissaient justes parce que c'était la seule chose à faire. Ils l'avaient dit, il fallait écouter.

C'était comme ça.

L'école était un lieu de dressage où l'on dopait ses poulains pour en faire des chevaux de guerre. Parfois, les garçons devaient traverser la place, accroupis, puis étaient forcés à faire des pompes, ou à se suspendre à une barre. Le professeur de sport se tenait en dessous et agitait furieusement sa matraque. Si les abdominaux flanchaient, on pouvait dire adieu à ses jambes.

Un matin, un ​Jungmann fut dégradé durant la revue. Il fut giflé aux yeux de tous, puis l'un des officiers annonça qu'on ne devait pas lui adresser la parole jusqu'à nouvel ordre. Tout le monde l'ignora donc, et il fut jeté à la marge.

On ne savait pas ce qu'il avait fait, mais cela devait être terrible.

La nuit, dans les dortoirs, survenaient parfois trois coups de sifflet. Les plus jeunes tremblaient dans leurs lits, car la jeunesse commandait la jeunesse.

Si vous faisiez ou disiez quelque chose qui semblait contre-nature, qui allait à l'encontre de nos principes ou de nos croyances, vous étiez passé à tabac. Il ne fallait pas vous plaindre, mais nous remercier. On incarnait cette jeunesse voulue par Hitler, une jeunesse « brutale et sans crainte ; dominatrice et féroce. »

Jamais, la pitié, la pitié est malsaine.

L'humanité, c'est le ​contraire de la force​.

Si vous ne reteniez pas cela, vous étiez fichu. Si vous ne reteniez pas cela, vous étiez celui, qui sans anesthésie assiste à un spectacle cruel.

Comme un enfant qui s'est cassé le bras, mais qui n'ose vous dire comment.

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