Après cette brillante démonstration, Herr Eberhard nous fit chanter encore, jouer encore, rêver encore, trembler encore.
À la fin de la répétition, chacun rangea ses affaires, instruments et feuillets, avec interdiction d'aider les plus jeunes.
On trouvait cela normal ; chacun ici devait se débrouiller.
Elise vit le petit Théo ranger sa flûte et quitter la salle à la suite d'une dizaine d'élèves.
S'apprêtant à faire de même, elle considéra le Jungmann. Resté assis au piano, il annotait religieusement une partition.
Elle tourna les talons, et le Jungmann leva les yeux : « Les autres ont dit que tu étais malade. »
Elise s'immobilisa au centre de la pièce.
Lorsqu'elle se retourna, le Jungmann était revenu à ses touches et faisait mine de l'ignorer.
— C'est vrai, déclara-t-elle.
Il joua quelques notes, une musique qu'elle ne reconnut pas.
— J'ai cru que tu étais partie finalement.
Il releva la tête avec une certaine pudeur, puis ferma soudainement le capot et se dressa comme s'il en avait reçu l'ordre.
La jeune fille observa en direction de la porte, croyant que quelqu'un était entré, mais il n'y avait personne.
Lorsqu'elle fit volte-face, le Jungmann se tenait devant elle.
— Tu m'as fait peur ! s'exclama-t-elle.
Lui la considérait très calmement, avec un petit sourire.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Comment tu t'appelles ? demanda-t-il.
Elle le dévisagea, un brin désarmée.
— Pourquoi ? répliqua-t-elle. Pour quoi faire ?
Un instant, elle observa l'ecchymose qui dévorait son œil.
— Comment tu t'appelles ? reprit-il comme si de rien n'était.
Elise répondit froidement :
— J'm'appelle comme ta musique de Beethoven.
Se rendant compte qu'elle venait de s'exprimer comme on le faisait chez elle, elle eut honte. Mais le jeune homme sembla ne rien remarquer.
— Elise ? Tu t'appelles Elise ? Il se mit à rire, un rire facétieux qu'il ne chercha pas à réprimer. Moi, c'est Ludwig, « Luz ».
Il avait un nom, cela lui donnait de l'humanité.
— Comme Beethoven ? fit-elle en haussant les sourcils.
À son tour, un rire lui échappa, un petit rire de gamine.
— Hitler n'aime pas les femmes frivoles, affirma-t-il d'un air sévère.
Elise redevint sérieuse, le dardant d'un regard narquois.
— Frivole... répéta-t-elle. Tu sais au moins ce que ça veut dire ?
Sur le moment, il l'avait pris pour une ingénue, une idiote. Il était pourtant certain qu'elle ne l'était pas.
Les femmes, il était encore loin de tout cela. Son expérience consistait en une série de clichés partagés entre camarades. Les filles se tenaient dans des positions ridicules. Il se souvenait particulièrement de celle qui faisait semblant de basculer sur une meule de foin. Son postérieur blanc et proéminent apparaissait sous un amas de jupes.
— Penses-tu que la guerre va éclater, Elise ?
— Je ne sais pas, c'est probable. (Elle avait baissé les yeux.) Peut-être.
Il hocha la tête, plusieurs fois, comme la mère d'Elise le faisait lorsqu'elle se parlait à elle-même. Un instant, la jeune fille songea : que pensera-t-on si l'on nous voit ensemble ? Elle ne voulait pas d'une corvée supplémentaire.
Elle observa une fois encore l'ecchymose, le bleu et le violet peindre l'architecture de ce visage à l'ossature adolescente.
— Pourquoi t'es-tu battu ? demanda-t-elle.
Il souriait, plissait les yeux, comme s'il ne comprenait pas la question ou la trouvait idiote. Il lui fit signe d'approcher, se pencha sur elle :
— J'veux être le plus fort... murmura-t-il.
Elise le considéra très sérieusement, et lui éclata du rire fou de l'enfance.
— Fais pas cette tête, p'tite infirmière...
Il posa les yeux sur les siens, un brin railleur, et elle eut l'impression qu'il venait de la toucher, ou en tout cas d'entrer en contact avec elle.
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Les filles avec les filles, les garçons avec les garçons. L'on se croisait dans les couloirs, au réfectoire. Aucune discussion. Il y avait bien la chorale, les dernières répétitions avant le jour de Noël.
Herr Eberhard restait plus longtemps avec Ludwig, son « Beethoven réincarné ».
Régulièrement, ce dernier décidait de se battre les soirs où Elise était de corvée. Ainsi, le jeudi, il atterrissait dans les cuisines.
— Non, vraiment, commença la jeune allemande. Tu fais n'importe quoi.
Le Jungmann frottait le sol avec une méthode bien à lui qui s'avérait franchement inefficace.
— Quoi ? fit-il en relevant la tête. Pourquoi ?
À genoux, il se redressa et s'assit sur ses talons.
— Tu n'auras pas fini avant demain avec cette méthode, et le carrelage ne brillera pas pour autant.
Elle le poussa d'un mouvement de la jambe et s'empara de la serpillière.
— Qu'est-ce que tu fais ? protesta-t-il. Tu ne dois pas m'aider.
— Je ne vais sûrement pas t'aider, répliqua-t-elle, je te montre.
Il observa vaguement ses mouvements, puis son regard s'échappa par le soupirail. Dans la nuit noire, la lune frappait le pied de l'édifice.
— Ça, c'est vrai, souffla-t-il. Laver, tu dois savoir le faire mieux que moi.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Tu es une femme.
Elle cessa de frotter le sol et annonça très sérieusement :
— Mon frère m'a appris à tirer dans un ballon.
Ludwig ricana sans la considérer.
— Je tire plutôt bien, reprit-elle. Je pourrais même te battre.
— Me battre ? s'exclama-t-il. Je te casserais plutôt la jambe.
Elle le fixa une seconde, coléreusement, puis lui jeta la serpillière à la figure.
S'attendant à recevoir un coup, elle l'entendit rire. La serpillière retomba comme une vieille limace, et Elise vit apparaître une rangée de petites dents à l'alignement inégal.
Ludwig « Luz » Kindler savait rire.
— Qu'est-ce que tu vas faire ? chuchota-t-elle. Quand tu sortiras d'ici ?
Elle plongea la serpillière dans l'eau, la tordit au-dessus du seau.
Assis sur le carrelage mouillé, Luz se laissa glisser avant de s'étendre sur le dos. Il ferma les yeux en grimaçant et tendit les bras vers le ciel :
— Je vais entrer dans la Marine, dans un de ces magnifiques U-boot, à torpiller les méchants ! BANG! BUMM! WAMM!
Il imita le bruit d'une explosion, détailla la superstructure d'un submersible, la manière de charger une torpille, les différents types de mines. Mines dérivantes, rampantes, mines à oscillation, à antenne, mines magnétiques... Il parlait de tout cela comme on parle d'un voyage que l'on s'apprête à faire, avec excitation, avec exaltation, la joie qui vous inonde le regard.
— La Marine... déclara-t-elle. C'est drôle, je ne t'imaginais pas là-dedans.
Il eut un sourire en coin, se redressa sur un bras et murmura :
— Où est-ce que tu m'imagines..?
Elle ne sut dire s'il était en train de faire ce que les garçons faisaient parfois avec les filles...
Elle répondit simplement : « Pas dans la Marine », et le rictus ne quitta pas les lèvres du jeune homme.
Il se laissa retomber sur le dos, son crâne cognant bruyamment sur le carrelage.
Avec son nouvel ami, Elise se sentait en sécurité. On ne craint rien lorsque l'on fréquente celui qui terrorise tout le monde.
Dans certaines situations, elle savait pourtant qu'elle devait choisir ses mots avec soin. Il entrait parfois dans des colères noires, disait que c'était en lui depuis l'enfance, qu'il s'était bagarré des centaines de fois, rendant sa mère folle et son père fier.
Il parlait d'eux religieusement, les décrivait comme de « parfaits parents allemands ».
Après quelques semaines, elle apprit qu'il était né à Wilhelmshaven et aimait tout ce qui se rapportait à la mer. C'était un garçon de la houle, un garçon du littoral.
Elle songea que c'était tout à fait lui : une vague déchaînée.
Comme l'eau, il savait se faire paisible, « le calme avant la tempête ».
Lorsqu'il était de bonne humeur, il disait qu'elle le rendait meilleur, mais lorsqu'ils se disputaient, il lui reprochait de l'affaiblir. Ainsi, il ne comprenait pas qu'elle puisse s'attendrir devant les plus jeunes.
Lui ne voyait pas d'enfant, mais de futurs soldats. Il pensait que c'était une faiblesse de femme, qu'il s'avérait dangereux de trop les côtoyer. Elle lui fit la tête plusieurs jours durant. Lorsqu'ils se réconcilièrent, il ne chercha pas à s'excuser.
Il était vantard, brutal et fier. Il était aussi intelligent, drôle et attachant.
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