5. Le Présent

Luz avait compris qu'on ne pouvait échapper à trois choses : la guerre, le devoir, et une mauvaise digestion.

On n'échappait pas aux réclamations de son pays ni aux ordres.

On n'échappait pas à l'escalade de la violence, à l'horreur devenue norme.

On n'échappait pas non plus à sa condition physique.

Il pensait que ses exactions se traduisaient par cette punition humiliante, d'affreux maux de ventre qui le prenaient au matin et l'empêchaient d'aller rejoindre les autres.

Un nouveau village, une fois de plus, et le voilà allongé sur la paille. On avait installé l'hôpital de campagne dans une grange. Ludwig eut droit au mieux, le lit d'un vieux paysan. Il trouvait que ça sentait mauvais, haïssait l'homme sans le connaître.

Le jeune homme craignait les puces et les poux.

Il se souvenait de cette gamine en Pologne ; il n'avait jamais vu une chose pareille. Les poux lui couraient dans la nuque, points noirs grouillant sur l'oreiller et dans ses cheveux tondus. Le crâne lui démangeait, elle pleurait et « ennuyait tout le monde. »

Pourquoi avait-on voulu soigner l'une de ces ​bêtes​ ? La bête, c'était l'enfant.

L'​Einsatzgruppe C était arrivé plus tard. Les hommes avaient installé leurs blessés, résultat sanguinolent d'une poche bolchevique qui s'était défendue. Pas assez de place, pas assez de lits, plus de brancards ; tout était occupé, jusqu'aux couvertures de l'armée des hommes étendus sur le sol.

Il fallut faire de la place, il était question « d'espace vital. »

Derrière la cabane, les poux s'en allèrent courir dans la neige.

« Il faut tout brûler » assura Franz.

On dormait partout, dans un tank, l'odeur de l'essence, dans une tranchée, la terre, les pierres, la boue, les vers.

Dans un champ, agréable au printemps.

Au moins, ça ne sentait pas mauvais.

On dormait peu, on dormait mal, on était aux aguets. La proximité du front, la victoire finale ? Certains n'y croyaient plus.

Quelques doutes. Qui en avait parlé ?

On ne savait pas, mais on l'avait entendu. Ne pas citer de noms, c'était sauver ses camarades.

Dormir avec les autres : la honte, les besoins, la fatigue. Les yeux brûlants, à bout de nerfs, on était à cran, Luz était à cran, nerveux et colérique. Mais il fallait continuer, remplir la mission, honorer l'Allemagne : les nouveaux chevaliers teutoniques.

On partait en croisade, menait une guerre sainte. Les gens finiraient par comprendre, mais pour ça, il fallait garantir la victoire.

Qu'adviendrait-il sinon ? Qu'adviendrait-il de nous ?

Les gens seraient reconnaissants. Après tout, on les débarrassait de la peste, on balayait devant leur porte, à l'intérieur de leurs maisons. On était persuadé d'être juste, faussement convaincu lorsque naissait l'hésitation.

Le sacrifice humain était nécessaire, sacrifice pour le bien du peuple allemand et de ses satellites. On accomplissait de grandes choses, une « ​Gross-Aktion ». Un mal nécessaire pour le bien commun, pour l'humanité et pour la culture ? On opérait la restauration de la grandeur, l'ordre juste des choses.

On ne l'avait quand même pas inventé ! C'est qu'on nous l'avait dit et redit.

Le monde comprendrait, n'est-ce pas ?

En attendant la victoire, ou la défaite, on patientait en vue du prochain départ, de la prochaine offensive, des futures pertes, du prochain village.

Il y avait toujours quelque chose à attendre.

Attendre, attendre, et s'attendre au pire.

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Six jours durant, la pluie fut si dense qu'elle formait un brouillard.

Elle crépitait sur la bâche comme une mitraillette, lourde et continue.

De grosses gouttes venaient trouer le sol, de la terre s'échappait un parfum de pourriture.

On disait que Dieu s'acharnait, qu'il n'était plus de notre côté.

Hier, un camion de la Wehrmacht avait crevé en pleine offensive, nous faisant perdre une dizaine d'hommes.

Dans ce paysage plat et insipide, le climat était dément. Dans deux jours, il nous faudrait assister une troupe à quelques kilomètres, des trains et de nouveaux déportés, un point de passage dangereux ou opéraient les milices.

Comme toujours, la fatigue leur mordra les yeux. Ils chercheront de l'air sur la pointe des pieds, comme des poissons pris au piège. Ils se pousseront, nous les regarderons sans intervenir. Il y aura des bruits de tôle et de métal, des lamentations, surtout de la part des enfants et des vieilles dames.

Il y aura cette odeur épouvantable, des morts dans les wagons.

Ceux-là, je me dis que nous n'y sommes pour rien, ou presque.

Je dis cela pour me rassurer.

Garder en tête la répulsion, pas la pitié.

Si la pitié, alors tu flanches.

Ça n'est jamais bon, Camarade.

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Une fusillade dans les rues du village, crépitement régulier que l'on entend depuis l'hôpital.

« Pas d'inquiétude » nous a-t-on dit.

Aucune milice, mais des civils qu'on fusille contre un mur. Les magasins sont pillés, des hommes meurent tous les jours. C'est la routine. Comment réagissons-nous ? Par un simple hochement de tête, par une grimace ?

On passe à autre chose, il y a tant à faire.

Trop d'occupations annulent l'humanité.

Les machines ne pensent pas, elles exécutent.

Nous étions une chaîne, une chaîne de commandement, le rouage qui plie, s'incline et tourne sans poser de questions.

De l'indolence, voilà ce que nous ressentions envers les récits horribles que l'on nous contait.

Ceux qui entendaient ne croyaient pas, ceux qui voyaient disaient :

« Je n'y peux rien. »

Beaucoup de questions pour masquer la peur ; on se rassure comme on peut.

L'indolence venait en partie de notre état, hyper-fatigue, tension, cet état second, la béatitude du drogué. C'est ce que nous étions, hypnotisés par la guerre et par nos habitudes, par l'air du temps, par le parfum du despotisme.

Tout nous était devenu naturel, tout nous était plus ou moins égal. La pire des choses, telle que la mort d'un enfant, cela ne semblait plus réel. Nous traversions un cauchemar auquel on s'est habitué, auquel on ne prête plus attention.

Nous vivions, suspendus du temps et de la vie elle-même. Le futur était vague. Ce que nous avions connu était oublié, chimérique, un ancien rêve, une autre vie sur de vieilles photos. On se voyait sur un cliché, on se disait : je ne suis plus cette personne.

La seule chose qui restait tangible, réelle, c'était le présent. Le présent entre deux mouvements, chaque jour, chaque heure, chaque minute.

Le présent, c'était les tentes et les maisons en ruine, les bombardements, les fusillades, les Russes maîtrisant l'hiver.

Le présent, c'était l'inquiétude, survivre au froid, la consternation lors du repli, nos maigres victoires, et les toasts portés à nos défunts camarades.

Le présent, c'était ces maisons occupées, un peu de chaleur près du foyer, dans une vieille hutte où trônait quantité d'icônes.

C'était ces chants partagés avec les familles, des paysans, qui furent inquiétés après notre départ pour « collaboration avec l'ennemi ».

Avaient-ils jamais collaboré ?

Ils s'étaient récréés, repoussant la misère, bienheureux lorsqu'un soldat troquait une ration de chocolat contre un verre de tord-boyaux.

Le présent, c'était ces pluies interminables qui transformaient le sol en marécages de boue et de gel.

Le présent, c'était la neige.

Pas la neige de notre enfance, mais la neige assassine. Celle qui donne des engelures, celle qui fait tomber les membres, celle qui entre dans les tourelles des blindés, celle qui s'empare de la nourriture, celle qui rend caduques les munitions, celle qui vous empêche d'avancer, celle qui enterre les hommes par moins trente-cinq degrés.

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