4. Lettre à Elise

Au mois de novembre, Elise tomba malade. La fenêtre de la chambre et ses courants d'air avaient eu raison d'elle. Elle passait ses journées seule avec la fièvre. Une main glacée lui léchait le crâne, des frissons dévalaient sa nuque pour s'écouler le long de ses bras.

L'infirmerie n'avait rien d'un endroit chaleureux, l'humanité n'avait pas cours. On vous tolérait, vous supportait, mais vous pouviez sentir le mécontentement dans leurs regards, la déception. Si cela durait un peu trop, l'animosité et le dégoût ne tardaient pas.

Vous étiez malade, vous n'étiez pas assez fort, quelque chose n'allait pas chez vous.

Oui, tout était​ de votre ​faute.

Par la faveur des prises médicamenteuses, l'imagination se décuplait, emportant la malade vers des songes curieusement érotiques.

Elise vivait dans une sorte de brume, elle mangeait peu, se lavait sans force, puis retournait se coucher.

Un après-midi, elle distingua ces voix dans le couloir : « Ils vont la renvoyer » entendit-elle — « Les malades ne servent à rien. »

Un long rire s'étiola derrière la porte, et Elise ne sut dire si elle venait de rêver.

Prise dans l'étau de la maladie, elle tâcha de se lever et fit quelques pas sur le carrelage. Arrivée devant l'étagère, elle enfila péniblement ses vêtements. Suant à grosses gouttes, elle croisa dans le miroir de son casier ce reflet qu'elle ne reconnut pas. Elle avait les yeux éteints et fiévreux, le teint cireux et le nez rouge. De petites peaux, des croûtes douloureuses s'étaient formées autour de ses narines. Elle eut l'impression d'apercevoir un cadavre, son cadavre en uniforme.

Cette image la terrorisa.

Comme elle s'étirait sur le lit, elle se voyait enfant, l'ange des neiges des montagnes de ​Feldberg​.

Le temps s'était arrêté, la fatigue paralysait la vie. Plus rien n'avait d'importance, plus rien n'avait de logique.

Dans la chambre, sa démarche était devenue lente et lourde, elle avait la tête pleine. Sa narine gauche faisait un bruit épouvantable lorsqu'elle reniflait, si bien qu'elle avait honte de respirer devant les infirmières.

Les heures tournaient dans le vide, les bruits de la vie montaient par la fenêtre. Une voix feutrée, un rire enfantin. Elise devinait un ordre, un cri, le ​ra-ta-ta-ta des tirs d'exercice, le croassement d'un corbeau, la collision des corps durant la lutte, le craquement des murs, un cri de douleur, le moteur d'un camion, la pluie sur la fenêtre, le ​tic-tac de l'horloge, les pas à l'étage, le vent qui siffle, le bruit métallique d'un outil qui tombe.

Durant ces longues après-midi d'écoute, les draps étaient paisibles, mais la nuit, ils devenaient un linceul, l'enserrant comme les griffes d'un rapace.

Les derniers jours de convalescence arrivèrent, et la paranoïa devint un lointain souvenir.

Au matin du 11 décembre 1937, Elise quitta l'infirmerie.

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« Il n'y a pas de honte à tomber, récita la jeune fille — À condition de se relever. »

Margrethe était une fille un peu ronde, très intelligente, intégrée grâce au rang de son père. Elle était première en tout, exceptée en gymnastique.

Un jour, elle s'était écrasée en voulant faire la roue. Quelques filles s'étaient moquées, mais rapidement, ​Frau Koch avait hurlé et leur avait donné une corvée supplémentaire.

Si Margrethe n'avait pas était la fille de quelqu'un d'important, ​Frau​ Koch les aurait probablement encouragées à rire davantage.

— Tu devrais proposer cette phrase, dit Elise en marchant, pour le slogan.

Amusée, Margrethe secoua la tête.

— Je vais me changer, annonça cette dernière.

Elise la regarda s'éloigner dans la neige.

L'hiver avait envahi le château, et la grande place avait l'air d'une patinoire.
La jeune fille contourna le bâtiment des professeurs qui formait un L, et là, découvrit ce garçonnet sous l'une des fenêtres.

Il sursauta en découvrant sa présence.

— Qu'est-ce tu fais ici ? demanda Elise.

Elle reconnut le petit garçon qui jouait de la flûte le premier jour.

— Rien, assura-t-il. Je me rendais à la chorale.

Elle approcha de lui, et comme elle l'avait vu faire, colla son oreille au mur.

À l'intérieur, elle entendit le rire d'une femme, le gazouillis d'un bébé, le tintement d'une petite cuillère sur une tasse.

— C'est ça que tu écoutes ? demanda-t-elle à l'enfant.

Chétif, il grimaça comme s'il avait honte ou bien peur.

— Je voulais entendre des bruits... répondit-il. Comme à la maison...

Elle le considéra avec bienveillance.

— Ta famille te manque ?

Il acquiesça avant de s'exclamer : « Faut pas le dire aux autres ! »

— T'en fais pas, je ne dirai rien. Tu vas à la chorale ? J'y vais, moi aussi.

Il secoua la tête. Des boucles rousses s'agitèrent au-dessus de son front.

— On peut pas y aller ensemble ! répliqua-t-il. Les autres, y vont se moquer.

Elle retint un rire ; c'est qu'il avait l'air d'un bébé.

— Comme tu veux.

Il la considéra une dernière fois avant de déguerpir dans la neige.

Comme il était déjà loin, Elise s'écria entre ses mains : « Comment tu t'appelles ? »

Le vent rapporta : « Théo ! »

Dans la salle de musique, une salle au plafond décoré de moulures, une vingtaine d'élèves, garçons et filles, avaient été sélectionnés.

Noël approchait, des dirigeants avaient été conviés, quelques parents. Il ne s'agissait pas de chanter juste comme disait le professeur, mais de « dépasser la perfection. »

On effectuait les dernières répétitions, des chants traditionnels accompagnés à l'accordéon, des compositions de Beethoven et de Bach au piano.

Derrière nous, quelques plantes en pot, et un cadre d'Adolf Hitler.

Au centre du groupe, ​Herr Eberhard se pliait sur ses jambes. Ses bottes lui arrivant aux genoux tant il était petit. Pour donner le rythme, il se baissait, se relevait, se baissait encore. La baguette s'agitait en l'air avec le bruit d'un martinet. Le professeur flottait dans son uniforme, et la laine ​feldgrau lui donnait des rougeurs. Sous ses lunettes, ses yeux perçants vous fixaient. Il se mettait à taper du pied, comme entré en transe.
Il s'exclamait : « ​Ja! JA! » Mais s'il était contrarié, si une fausse note survenait, il vous fouettait avec sa baguette.

C'est ce qui arriva le jour suivant.

Au piano, Bertold se penchait en avant pour parer les coups, mais ​Herr Eberhard s'acharnait sur sa tête, jurant qu'il n'était pas permis d'avilir ainsi une composition.

Parfois, la joue du garçon s'écrasait sur les touches, déclenchant une véritable symphonie dans la salle.

« Hors de ma vue » hurla Eberhard, « Ne touche plus à ce piano ! »

Formant piteusement les rangs devant cette bastonnade, les plus jeunes ne cillaient pas, mais entre leurs mains, les partitions tremblaient.

« KINDLER ! » s'écria le professeur, « Où est Kindler ? »

Le groupe se concerta sans bruit.

« Je veux Kindler ! » « .. KINDLER! » braillait-il.

— Il n'est pas là, Monsieur, déclara quelqu'un derrière.

— Où est-il ?

— À l'isolement, Monsieur.

Herr Eberhard qui se retenait d'exploser, le visage décomposé sous sa main, désigna l'un des ​Jungmannen​ en tapant du poing :

— Vous ! Allez me le chercher !

L'autre branla du chef, s'en allant au pas de course. En attendant, ​Herr Eberhard nous fit chanter « ​Stille Nacht, heilige Nacht », mais les voix apeurées s'étaient faites stridentes, trop chevrotantes à son goût.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? » hurlait-il « Vous voulez nous faire honte ? »

— Monsieur, entendit-on, je suis là.

Au fond de la salle, près de la porte, apparut le fameux Kindler. Le Jungmann​ qui était allé le chercher regagna rapidement le groupe.

— Vous vous êtes ​encore​ battu, constata Eberhard.

À ces mots, Elise tourna la tête et reconnut le garçon de la tente, le garçon des cuisines.

Il entra tout à fait, passa devant les autres, puis devant elle. Il s'arrêta devant le professeur et fit le salut de façon sommaire.

— On m'a dit que vous jouiez bien du piano, commença Eberhard. Que faites-vous le mieux ?

— Uhm.., le jeune homme hésita. Beethoven ?

— Beethoven ? reprit le professeur avec un petit rire. Rien que ça ?

Le jeune homme acquiesça en haussant les épaules.

— Allez-y, fit l'autre en lui désignant le piano. Jouez quelque chose.

Le ​Jungmann se retourna et observa brièvement le groupe derrière lui.
Sa paupière droite était enflée et bleue, l'œil, presque fermé. Il alla s'asseoir sur la banquette et fit longuement léviter sa main au-dessus du clavier.

Impatient, ​Herr Eberhard ouvrit la bouche lorsque les premières notes résonnèrent dans la salle.

Le ​Jungmann ​jouait : ​Für Elise, Lettre à Elise, de Ludwig van Beethoven.

Dans le rang, la jeune fille leva la tête en direction du piano. Un frisson lui parcourut l'échine. Les notes étaient graves et pures, elles martelaient le sol, le plafond, les murs.

Les notes l'ébranlèrent. Elles s'écoulaient comme de l'eau, comme une décision arrêtée, comme le cours de la guerre.

Comme ton corps dans les ​fjords​...

https://youtu.be/s71I_EWJk7I

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