3. Qui mieux que nous ?
La première nuit, Elise fit un mauvais rêve qui la terrorisa.
Elle était dans une maison qu'elle ne connaissait pas, et la maison parlait.
Les murs réverbéraient les sons comme dans un entonnoir. L'obscurité était plus noire que la nuit, une nuit opaque, sans lune et sans étoiles. Le sol tremblait sous ses pieds, parlait une langue qu'elle ne comprenait pas.
Il l'appelait, la montrait du doigt, puis riait d'un rire douloureux. Elle chercha à fuir, mais ses pas la renvoyaient à sa place initiale.
Lorsqu'elle voulut hurler, aucun son ne sortit.
Immobile, elle perçut le parfum de l'iode lui brûler les narines.
Puis, comme seuls les rêves savent le faire, la maison changea pour devenir une rue. À ses côtés, une personne au visage sans traits. On riait, on chantait, bras dessus bras dessous.
Au loin apparut une ombre, elle allait clopin-clopant et se rapprochait. Au carrefour de la rencontre, l'ombre prit l'apparence d'une femme, une femme ivre aux cheveux bruns hirsutes. Celle-ci pivota avant d'empoigner Elise, laquelle se débattait, s'écriait.
Terrifiée, elle crut reconnaître le teint des Tziganes.
Quelque chose d'étincelant, un long couteau sous le pardessus. La souillon approchait... Le ventre d'Elise s'arc-bouta pour éviter la lame.
Au réveil, un hurlement lui échappa. Bien heureusement, aucune des filles du dortoir ne fut tirée du sommeil.
Le rêve la hanta durant la revue du matin. Tout le monde s'était réuni dans la cour principale. En rang, bien droit, on écoutait le slogan du jour. Quelque chose à propos d'honneur et de gloire. Sous les drapeaux, filles et garçons se tenaient face à face, séparés à bonne distance par une flopée de professeurs et d'officiers.
Au premier rang, Elise étudiait les différents uniformes. Elle voyait en eux des modèles. Ils avaient l'air si sûr d'eux — personne n'oserait leur marcher sur les pieds.
Elle repensa au jour précédent, aux enfants et à la sueur.
Elle s'en voulut de s'être plainte.
On chanta le Horst-Wessel-Lied.
Elise connaissait les paroles par cœur pour les avoir souvent entendues dans la bouche de son frère et de ses amis.
Un frisson parcourut ses bras au son des trompettes. Entendre leurs voix n'en former plus qu'une l'emplissait de joie.
Elle savait, elle était à sa place. Elle appartenait à cette nouvelle génération qui allait relever le pays dans une volonté commune.
« Zum letzten Mal wird zum Appell geblasen! Zum Kampfe steh'n wir alle schon bereit. Bald flattern Hitlerfahnen über allen Straßen. Die Knechtschaft dauert nur noch kurze Zeit! »
« Pour la dernière fois, l'appel est sonné.
Nous sommes prêts pour le combat.
Bientôt les drapeaux hitlériens flotteront au-dessus des rues. La servitude ne durera plus longtemps. »
Ce matin-là, elle décida qu'elle était prête à étudier chaque enfant pour former les hommes de demain. C'était sa mission, sa raison d'être. Elle le devait à l'Allemagne et à son père, à ceux qui avaient combattu dans les tranchées.
Elle se rappela les vieux récits de guerre de son oncle. Elle était émerveillée par ces histoires de courage et de bravoure qu'elle associait aux repas de famille. À ses yeux d'enfant, ce n'était que des contes.
C'est en grandissant qu'elle prit conscience : c'était la guerre, et cela faisait froid dans le dos. Ce n'était pas les fables de chevaliers qu'elle avait pu s'imaginer. C'était la misère, la fatigue. Pas moyen de dormir ou de se reposer. C'était l'attente, l'ennui avant la terreur. C'était la proximité des cadavres, les camarades tombés, ceux qui hurlaient depuis le no man's land.
On restait dans la tranchée sans pouvoir leur venir en aide. Au début, on ressentait l'horreur et l'impuissance. Venait l'épuisement. On ne supportait plus les cris, ni les lamentations.
On disait : « Ferme ta gueule. »
Les chambrées disposaient de cinq ou six lits. Celle d'Elise en accueillait cinq. Deux lits superposés et un lit simple sous les fenêtres. C'était son lit. Les filles qui occupaient la chambre n'étaient pas bavardes, ou plutôt si : elles discutaient entre elles.
Elise voulut apprendre l'anglais, mais opta finalement pour le français. Elle travaillait grâce à ce manuel que Frau von Stein, leur professeure, lui avait prêté, et un roman de Maupassant qu'elle affectionnait.
Les jours s'égrenaient, on se réveillait au son du clairon. La chef de service entrait dans les dortoirs. Elle criait : « Bonjour ! Bonjour ! Debout ! Au lavabo ! Allez, hop ! »
Le lit devait être fait au carré, sans un pli. S'ensuivait la toilette dans une longue salle carrelée où se trouvaient douches, toilettes et lavabos surmontés de miroirs. Les cheveux et les ongles devaient être impeccables.
On descendait dans la cour pour la revue du matin. Un Jungmann sonnait fièrement du clairon. On assistait au lever du drapeau. On récitait le slogan du jour, une phrase de Goethe ou de Hitler. Parfois, on ne citait personne. On disait simplement, « Tu n'es rien, ton peuple est tout » ou « Mieux vaut être que paraître. »
On faisait mine de comprendre, puis on faisait le salut.
Le matin, il y avait la classe. Le professeur entrait d'un pas cadencé dans la salle. Il ne disait pas « Bonjour », mais « Heil Hitler! »
Un enseignement national-socialiste était prodigué.
Les matières étaient nombreuses : histoire, géographie, littérature allemande, science, économie, art et culture.
Après le déjeuner, on faisait du sport, beaucoup de sport. De la boxe pour les garçons.
Un ring avait été installé au milieu des montagnes. L'hiver, la neige devenait rouge.
On vivait l'aventure, on appartenait à une élite, on était les plus forts : « Qui mieux que nous ? » Cela faisait du bien à entendre. Chez eux, certains étaient habitués aux réprimandes et aux coups.
Parfois, le mal du pays venait frapper les plus jeunes. Mais les chants et les veillées étaient là pour leur procurer l'apparence du noyau familial. Les différences sociales étaient inexistantes. Malgré les règles et les contraintes, on vous offrait la liberté. On n'était pas des mauviettes, pas des ratés. On n'était pas encore quelqu'un, mais au moins quelque chose. Un esprit de corps, un rouage qui avait son importance. On faisait partie de la bonne société. On nous dressait pour cela. « Sieg Heil! » Nous serions victorieux, quitte à tout sacrifier.
Un soir par semaine, après le dîner, Elise travaillait aux cuisines. On appelait cela des corvées. Le jeudi, Ilse lavait la vaisselle avec elle. C'était une jeune fille, presque une jeune femme, qui était là depuis quatre ans.
Elise ne pouvait l'expliquer, mais celle-ci lui faisait mauvaise impression. Alors, ce soir-là, lorsqu'elle apprit que sa camarade serait absente, elle remercia le seigneur. Elle n'avait jamais su si elle croyait en lui, mais le remercier fut un réflexe ; Ilse s'était fêlée une côte pendant le sport.
Débattant intérieurement sur l'existence de Dieu, la jeune fille essuyait les assiettes, les nombreuses assiettes. Mais la pile, au lieu de diminuer, semblait s'étendre. Une éternité d'assiettes l'empêchait d'aller dormir.
Au dos, chacune était frappée de l'aigle et de l'année de fabrication, du nom du fabricant. Elise se mit à observer les années ; la faïence connaît également sa hiérarchie.
Au tournant de l'assiette numéro 90, année 1934, il y eut du bruit dans le couloir, une voix puissante éclata. Elise appuya l'assiette contre sa poitrine et tendit l'oreille.
Les pas approchaient.
Tiré par le bras, puis jeté dans les cuisines comme un vulgaire garnement, le Jungmann de la tente apparut.
« LE SOL ! Je veux que le sol brille ! » hurla l'officier près de la porte.
Ce dernier repartit, faisant longuement claquer ses bottes dans le couloir.
Le garçon, le Jungmann, qui était en tenue de nuit, cracha du sang dans un seau. Il avait l'arcade ouverte et fulminait.
— Qu'as-tu fait ? demanda Elise après un long silence.
Mauvais, il leva les yeux sur elle et grimaça.
— Rien qui t'intéresse, rétorqua-t-il.
Fâchée, elle retourna à ses assiettes et l'entendit cracher à nouveau.
— Je me suis battu, expliqua-t-il finalement, avec cette mauviette de Wolf.
Il eut un vif éclat de rire, déclarant que Wolf portait bien mal son nom.
À la lumière du plafonnier, Elise vit un peu de sang luire sur ses dents devenues roses. Du dos de la main, le Jungmann s'essuya la bouche.
— Quoi ? reprit-il, en voyant qu'elle l'observait. T'en fais une drôle de tête pour une infirmière. T'as jamais vu du sang ?
Il s'empara du seau et d'une serpillière avant de s'acharner sur le carrelage.
— Pour ta gouverne, répliqua-t-elle, je ne suis pas encore infirmière.
D'un soupir, il lui témoigna son mépris, respirant plus fort à mesure que ses
bras allaient et venaient énergiquement au-dessus du sol.
— Tu n'es pas faites pour ça, expira-t-il en redressant brièvement la tête.
Des mèches blondes balayaient son front, s'agitant en rythme, et Elise fut prise d'une furieuse envie de lui asséner un coup de pied en plein visage.
Au lieu de cela, elle posa l'ultime assiette et quitta la cuisine.
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