2. Mathématiques

Les barrières me font penser à des pieux. Le ciel est bleu clair, il entre par les fenêtres et les toits qui n'existent plus. Des granges sont encore debout, on se demande comment c'est possible. Suivre les rails, suivre les rails du petit train jusqu'à la seconde sortie. Une gare, non, rien qu'une station. La pierre est orange et grise. Certaines choses restent. Beaucoup de ferrailles, les barreaux des lits, de vieux chariots, des voitures d'enfants, des bicyclettes qui résistent au feu. Quelques carcasses de voitures le long de la route. Du matériel agricole, de nombreuses machines à coudre.

Le village est une découpe de pierre brûlée dans le ciel, de la dentelle, des maisons vides. Parfois, des volets sont accrochés aux fenêtres, couleur rouille. Quelques boulons, morceaux de tuile, garde-fou forgé dans le fer, tables de jardin sur les graviers. Et l'église, l'église — le sol en beau damier blanc et gris bleuté, avec une croix et un rond au centre. À l'intérieur d'une maison qui ressemble désormais à un jardin, une machine à coudre ​Singer​.

Nous avons transformé le village en décor de cinéma. Les murs qui tiennent encore debout, j'ai dans l'idée qu'ils sont en carton-pâte. La grille de l'église, il y a une tête d'enfant dessus. Le visage est un peu éraflé, mais je l'aperçois tout de même. Je peux affirmer qu'il s'agit très possiblement d'une fillette. Je la vois blonde et jeune, un visage d'ange. Dehors, le Christ en croix est resté debout ; il nous regarde. Près de la boulangerie, une porte, mais pas de mur.


Nous sommes arrivés par la route de Limoges avec trois camions et deux chenillettes. Il était près de quatorze heures lorsque au loin, j'ai entendu les enfants rentrer à l'école. Les femmes sont les premières inquiètes, elles vous regardent arriver, campées au bord des routes devant leurs maisons. Dans leurs yeux, vous lisez qu'elles ont compris. Elles pressent leurs gamins contre leurs jupes, c'est une pression légère, mais qui comporte tout le sens.

La terre se soulève tandis que nous montons la rue Emile-Desourteaux. Elle forme un rideau de poussière, des nuages fauves et ocre. Nous posons pied dans la partie basse du village, nous perdons pied.

Tout se passe très vite. Il faut aller vite. Les mauvaises choses, on veut toujours en finir au plus vite. C'est toujours comme cela, n'est-ce pas ? « ​Schnell » und ​« ​Schneller ». Ils ne parlent pas allemand pour la plupart, mais ils comprennent ce que cela signifie. Nous cherchons des armes, un dépôt de munitions, c'est ce que l'on nous a dit. C'est ce que nous répétons à la population inquiète de nous voir débarquer ainsi ; ils attendaient plutôt les Américains.

« Pas d'armes, pas d'armes ici » nous assure-t-on.

La plupart d'entre nous, mes camarades et moi, nous savons.
J'aimerais leur dire : inutile de parler, vous perdez votre temps, inutile de
jurer qu'il n'y a rien ici, inutile de montrer vos permis, vos calibres autorisés.

Inutile, même, d'aller ouvrir vos granges et vos dépôts pour prouver qu'il n'y a rien. Nous sommes ici, Camarade, parce qu'on nous dit qu'il y a des armes et munitions. On nous l'a dit, c'est tout, et le soldat est un croyant.

« Il n'y a pas de dépôt de munitions ici. »

C'est le maire qui parle cette fois, le maire qui a peur, mais qui parle. Nous, nous attendons. On fume des cigarettes, on attend les ordres.

« À plusieurs centaines de mètres de la sortie ouest ! » s'écrie le général.

Ils cherchent quelques hommes pour monter une sentinelle là-bas, être certain qu'aucun habitant ne puisse quitter le village.

« S'il y en a qui viennent par la route » on nous dit, « laissez-les entrer. »

On acquiesce, on dit « ​Jawohl Herr Gruppenführer!​ » On s'exécute.

La ville est rapidement entre nos mains, facilement encerclée. C'est une petite ville, toute petite même, à peine un village. Que sommes-nous venus chercher ici ? Des armes et des munitions ? 

C'est sans doute cela.

Les camions restent sur la place, nos deux chenillettes retournent près du pont sur la Glane. 

Lorsqu'il y a du mouvement, il faut tirer. Si quelqu'un n'écoute pas, il faut tirer. Si quelqu'un tente de fuir, il faut tirer. À la fin, lorsque tout le monde nous aura écouté, nous savons bien qu'il faudra tirer.

Je demeure impassible sous mon casque, c'est la meilleure solution que j'ai trouvée. Cela donne l'impression que je suis fort, que je ne ressens rien. Je sais ce qu'il faut montrer. Je sais aussi que si je ne tire pas, le gars à ma gauche s'en chargera, et ensuite, j'irai finir ma course comme les Français, au pied d'un mur. 

Parfois dans ma tête il y a cette voix qui s'écrie, qui m'engueule : « Pourquoi, te préoccuper d'eux ? » Si la France était venue envahir l'Allemagne, ils auraient fait la même chose. Mon père disait que certains pays sont faits pour être dominé. Puisqu'il y a les forts, c'est qu'existent les faibles, et ceux-ci se doivent d'être guidés. Tout cela s'embrouillait dans ma tête comme une leçon mal apprise.

Une dizaine d'autres camions sont arrivés. Le tambour, le tambour du village, il résonne. C'est un avertissement. Bientôt, le village entier sera réuni sur le champ de foire, hommes, femmes et enfants et papiers d'identité.

Ils se posent des questions :

« Pourquoi ne les vérifient-ils pas ? »

« Ils ne les regardent même pas, nos papiers ! »

Ça grouille. Leur voix, elle gronde. Il manque des enfants.

« Ils sont à l'école ! » explique une femme en pleurant.

Avec une dizaine de gars, nous allons les chercher. C'est le chef qui me dit :

« C'est votre domaine ça, les gosses. » Il a un sourire dans la voix et des yeux qui parlent pour lui. 

Paraît-il que j'ai fait des ​prouesses​ à l'Est.

L'école est un peu plus haut. Il faut tourner à gauche et descendre une petite rue. Sur le chemin, des gens sont extirpés de chez eux. On défonce les portes à coups de crosse, les malades et les vieillards sont tirés du lit. Il y a une femme par terre, déjà morte, un vieil homme mutilé qu'on est en train de battre.

Je tourne la tête, regarde devant moi. ​Sont-ils devenus fous, mes frères ? Peut-être que je suis trop faible, peut-être que je ne comprends plus ce qui nous animait. 

Dans la salle de classe, derrière les vitres, je vois près de deux cents écoliers qui nous regardent et qui se terrent. Henri et moi, nous restons un instant en retrait, nous concertons en silence, puis nous rapatrions les gosses. Quelques gars leur donnent des sucreries pour les calmer, les appâter. Un gamin qui a peur, c'est moins facile à encadrer. C'est la même chose avec une population entière.

À quelques mètres, les mères s'agitent. Elles entendent les petits sabots des enfants crisser sur la terre battue. Elles sont joyeuses, elles braillent, embrassent leurs joues qu'elles pincent et couvrent de larmes. Une femme pleure parce qu'elle ne retrouve pas son enfant ; c'est le seul qui manque. Pour nous, cela signifie qu'il nous a échappé. Elle pleure, des gens se pressent autour d'elle pour la rassurer.

Elle devrait plutôt remercier Dieu, ou qui que ce soit là-haut. Mais nécessairement, elle ne se rend pas compte et crie son nom : « Bruno ! Bruno ! »

J'imagine l'enfant courir à travers un champ de blé, ou dans ce bois que j'ai vu plus tôt, derrière le cimetière. J'aimerais sourire, lui sourire à cette mère, et lui dire de ne pas s'inquiéter. 

Je vois tous ces enfants et ne parviens plus à faire la distinction d'avec les nôtres. Pourtant, j'y suis obligé : c'est notre devoir. Je veux dire, si je n'obéis pas, comment pourrais-je me regarder en face ? Mais si j'obéis ? C'est assurément la même chose. 

Je suis fini de toute façon.

Derrière nous, une rafale de mitraillette éclate. Ceux qui tentaient de fuir s'effondrent devant la station-service. Tumulte sur le champ de foire, confusion et désarroi parmi les habitants effrayés. Il faut supporter cela, il faut tout endurer, il faut contrôler la situation. Pas de débordement, ce serait le pire qui puisse arriver. Sur la place, c'est un amoncellement de couleurs et de chairs. Des gens en pyjama, des boulangers torses nus recouverts d'un manteau, des hommes en bleu de travail, des femmes en tablier, un abbé sans son chapeau.

Dans la touffeur fiévreuse de cet attroupement, la peur suinte, mais aussi le mécontentement. Les Français sont comme cela, ils iront se plaindre jusqu'à la mort. 

C'est sans doute une bonne chose.

À quinze heures, tout le monde est réuni sur le champ de foire. Deux camions arrivent, apportant avec eux des habitants des villages alentour. Parfois, de simples gens qui passaient par là. On a toujours une visite, on est invité à un anniversaire, je visite une amie, je travaille chez monsieur Brun, je viens consulter madame Texier, je suis des cours de piano au village.

Il y a également des SS alsaciens, de nouvelles recrues. Derrière eux se tiennent quelques-uns de mes camarades qui les poussent à avancer à l'aide d'un fusil. Ils doivent participer, ils doivent se salir les mains, « pour que personne ne se retrouve seul responsable d'une action comme celle-ci. »

Une fusée détonne dans le ciel, c'est l'heure du triage.

Deux groupes. 

À gauche, les hommes alignés sur trois rangs le long des maisons, le visage tourné vers le mur. 

À droite, les femmes et leurs enfants, petits-enfants, bébés dans les bras ou petites voitures.

Le triage, c'est un peu comme les mathématiques :

« Un aliéné coûte quotidiennement 4 marks, un invalide 5,5 marks, un criminel 3 marks. Dans beaucoup de cas, un fonctionnaire ne touche que 4 marks, un employé 3,65 marks, un apprenti 2 marks.

1) Faites un graphique avec ces chiffres.

2) D'après des estimations prudentes, il y a en Allemagne environ 300.000 aliénés et épileptiques dans les asiles. Calculez combien coûtent annuellement ces 300.000 aliénés et épileptiques.

3) Combien de prêts aux jeunes ménages à 1000 marks pourrait-on faire si cet argent pouvait être économisé ? »

J'avais eu les félicitations de notre professeur avec cet exercice, un sans faute. Je m'étais senti fier devant mes petits camarades, brûlant d'orgueil et de suffisance. Quel âge avais-je ? Cela reste flou. Le temps passé à l'école, toutes ces les années, forment un ensemble dans lequel je n'ai jamais vraiment grandi.

Je me souviens m'être essayé au violon. Autour de moi, mes camarades jouaient, l'un de clarinette, le second du violon, comme moi, et le troisième de la contrebasse. Il y avait beaucoup d'autres élèves dans la salle, pourtant je ne me souviens que de ces trois-là. 

Je crois également qu'ils étaient bruns, tous les trois.

Parfois, un souvenir me revient, comme celui-ci, clair et limpide. Il me donne l'impression d'exister encore, quelque part. Si je parvenais à me concentrer davantage, je pourrais entrer dans le souvenir et tout recommencer. Je reprendrais ma place, puis les autres, tirés de leur sommeil, joueraient à nouveau en surveillant la partition. Tout serait calme, ce serait la journée de loisir.

Après cela, nous irions probablement, en classe, discuter de la journée passée et un peu de politique. On nous demanderait de faire des propositions sur quelques sujets, nous rappelant notre devoir et qui nous sommes. Nous irions dans la grande salle d'eau, dans les douches. Il y a les lavabos et les miroirs embués, un crochet pour la serviette et des bancs en bois. On pouvait s'asseoir en attendant son tour, se moquer les uns des autres et discuter des filles avec un bon copain.

Il y aurait eu le repas, bien chaud dans nos assiettes, de la viande, des Knödel​, du pain complet. On croquait directement dedans avec la bouche, mais les maîtres n'aimaient pas cela. 

Dehors, le vent hurlait. Il s'abattait dangereusement à travers les arbres et sur les vitres du château. Nous nous sentions agréablement en sécurité dans le réfectoire qui sentait fort la soupe. On irait se coucher après avoir un peu rit avec les copains, on aurait peur de l'intendant, on rirait sous la couverture grise. On se tairait, ne pas faire de bruit, « ​Pssst​, Siegfried ! Tais-toi, il va nous entendre..! » Piaillement d'enfant dans le dortoir qui a pris la vieille odeur du poêle. 

Les dents, un sourire, éclat lunaire dans la nuit allemande.

« Je vais retourner là-bas... »

Henri tourna la tête, observant Ludwig :

— Qu'est-ce que tu dis ? demanda-t-il en surveillant la cohue.

— ​Nichts​, répondit Ludwig. Je ne dis rien.

L'Alsacien fronça les sourcils, puis acquiesça fébrilement devant la foule qui commençait à s'agiter : les femmes voulaient rester avec leur mari.

Ludwig vit qu'il transpirait, de grosses gouttes s'accumulaient sur son front. 

— Tu ne toucheras pas aux femmes et aux enfants, chuchota-t-il sans le considérer. ​Keine Angst (*T'inquiète pas​), ils savent que t'as une gamine.

Henri posa un regard alarmé sur l'Allemand et resta tristement silencieux.

Cela ne le rassurait pas. Qu'allaient-ils bien pouvoir faire ? Tuer tout un village ? Non, c'était trop absurde, trop impossible. Qui pouvait permettre cela ?

Ludwig se doutait bien de ce qui se tramait dans l'esprit de l'Alsacien. Quelques années plus tôt, à l'Est, il s'était posé les mêmes questions. Il avait eu ses réponses, toutes, en même temps, au son des balles ou d'un feu qui crépite.

Le feu, jadis, c'était un feu de joie. Pour fêter la Saint-Jean, on dansait autour d'un grand feu. Les garçons sautaient par-dessus, on chantait des chansons, on dansait. Il y avait également de petits cadeaux que l'on pouvait distribuer.

Pourtant, il ne se le cachait pas, le feu, il l'avait connu autrement, trois ans plus tôt en Ukraine, lorsqu'on avait décapité deux types d'à peine vingt ans. Le feu, c'était la frénésie, ces Allemands aussi jeunes que leurs victimes formant un arc de cercle, prenant des photos d'un camarade qui s'apprêtait à manier la hache.

C'était un feu différent, mais il l'avait ressenti, le feu de la violence qui l'avait possédé comme un mauvais esprit. Les autres aussi étaient dans cet état, il avait pu s'en apercevoir, le distinguer dans leurs yeux, dans l'intonation hystérique de leurs rires. L'œil brillait comme un lustre, quelque chose d'innommable, la soif de sang comme remède au ras-le-bol général et aux mauvaises conditions météorologiques. 

Ils étaient devenus semblables aux animaux. 

On voulait déchirer, arracher, découper. On les avait attrapés dans tous les sens, à plusieurs sur un homme qui se débattait en hurlant. Tenir fermement et dépecer dans un carnaval de rires, mourir à soi et s'ouvrir au monstre. 

Ces soldats qui étaient avec lui, les hommes du ​Einsatzgruppe​, ils n'avaient pas des têtes de tueur. Ils n'avaient tué personne avant la guerre, certains ne s'étaient même jamais battus. Ils allaient à l'église le dimanche, craignaient leur père, appréciaient la peinture, l'opéra ; certains aimaient cuisiner. 

Beaucoup sortaient de l'école de Droit, ils étaient cultivés. 

Rien ne les prédestinait à participer à un tel massacre. 

Pourtant, ils étaient là, à tenir un bras, une jambe, à se repaître de la terreur.

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