2. Les Poux

Il ne fallait pas vaincre, mais anéantir l'ennemi.

Pouvait-elle prétendre qu'elle ne l'avait jamais su ?

On organisait des pogroms, terrorisait la population, populations malades qui demandaient de l'aide dans nos hôpitaux de campagne.

Elle se rappelait la petite fille, la petite fille et les poux. La chevelure mangée, des trous sur le crâne. Où était-elle ? Des hommes l'avaient repoussée en se moquant d'elle ; ils l'avaient appelée « le chien galeux. »

On s'occupait des Juifs, on parlait de « transplantation ».

Nous les poussions à fuir, le plus à l'Est, eux et les indésirables.

Nous disions : « Un territoire », nous leur cherchions un nouveau territoire.

On avait entendu parler de Babi-Yar, près de Kiev.

Des gens assassinés. ​

Qu'est-ce que tu racontes ?

Des Juifs.

Les milices aident les nôtres. ​Des milices ? Quelles milices ? Des commandos ukrainiens.

On parlait de rapports secrets, rapports opérationnels où le diable faisait ses comptes.

Croira ? Croira pas ? On avait d'autres choses en tête. Ne pas mourir de froid par exemple. Arriver entier à Moscou.

C'était une époque déroutante, où les gens fuyaient sur les routes, où la misère vaquait sous vos yeux habitués.

On disait — « C'est la guerre, que veux-tu qu'j'te dise ? »

On pensait à soi et à sa famille, à ses amis, ses remords, ses regrets, ce que l'on ferait après.

On ne pensait pas aux gens par-delà les frontières, on ne pensait pas à ceux qui mouraient, à moins de les connaître.

Nous étions des monstres humains, des humains monstrueux.

On se cherchait des raisons, des excuses, pour le cas où les rumeurs soient fondées.

* * *

La troupe repartait, on reprenait la route : l'hiver et son lot de problèmes, peu d'avancées. On ne parlait plus des massacres supposés, mais des crevaisons, des véhicules enrayés, des difficultés pour se chauffer, du stock de nourriture, du danger représenté par les populations alentour, des milices, du manque de médicaments qui commençait à se faire sentir.

Comme c'est souvent le cas, et comme le destin s'amuse de ce genre de choses, ce fut lorsqu'elle parvint à oublier Ludwig qu'il réapparut.

Il était assis près de la scène et fumait une cigarette sous le chapiteau. La nuque était inclinée, le regard anesthésié balayait froidement les musiciens.

« Ludwig ? »

Il n'eut aucune réaction, ne parut ni surpris ni enthousiaste. Sans y être invitée, la jeune femme tira une chaise et s'assit. Ludwig la considéra vaguement, puis retourna aux musiciens.

— Une cigarette ? proposa-t-il.

Elise accepta.

Nonchalamment, ses yeux la détaillèrent sous les cils dorés. Il porta une main près de sa joue, et sans la quitter du regard, alluma la cigarette.

— Je sais ce que tu te dis, murmura-t-il.

Son haleine était brûlante, elle sentait la liqueur et les volutes de fumée.

Elle se demandait à quoi il pensait.

— J'en doute, répondit-elle.

Il haussa les épaules avant de s'enfoncer dans son siège. Il la regardait avec insistance, lui fit baisser les yeux. Il fredonnait devant elle, tirant indolemment sur sa cigarette.

De la musique, cela faisait si longtemps.

— Alors ? lança-t-il. Où t'as fini pendant tout ce temps ?

Comme elle le regardait droit dans les yeux, elle sut qu'elle ne retrouverait jamais le gamin de l'école. Elle avait un début de migraine, pensait à cette femme, au rouge à lèvres et au camp de Ravensbrück.

— J'étais infirmière dans un camp, répondit-elle, au nord de Berlin. Il expira un rond de fumée, puis éclata d'un rire forcé.

— Dans un camp ? s'exclama-t-il. T'avais la belle vie, dis-moi.

Elle le considéra sans sourire, sans acquiescer.

— Que fais-tu ici ? demanda-t-elle. Tu n'es plus dans la Marine ?

Il secoua la tête, tapotant la cendre de sa cigarette.

— Non, expira-t-il dans une dernière volute de tabac. C'était pas pour moi.

— Et ici ? C'est pour toi ?

— Ici, dit-il en relevant les yeux sur elle, ya toujours quelque chose à faire.

Elise croisa les bras avant de l'interroger :

— Est-ce que vous faites ce que les gens disent ?

Sans répondre, Ludwig haussa les épaules.

— Et toi, déclara-t-il d'un ton neutre, soignais-tu les déportés ?

Les lèvres, le rouge à lèvres. La Française de Ravensbrück. La Française lui apprenait sa langue. Elise lui donnait du pain et lui prêtait son rouge à lèvres. Une belle couleur, bourgogne, venue teinter d'un semblant de vie le visage blafard durant l'appel.

Bien qu'émaciée, la jeune femme survivait de jour en jour. Les plus faibles et les plus pâlottes ne survivaient pas ; les usines d'armement, les mines de sel ou encore ​Siemens, n'avaient que faire d'une main-d'œuvre chétive et souffreteuse.

— Je le savais et je te l'avais dit, reprit Ludwig avec indifférence, tu n'étais pas faite pour être infirmière.

— Pour quoi suis-je faite alors ?

— Pour être allemande. C'est ce qu'on fait en ce moment, n'est-ce pas ?

— C'est ce qu'ils ​attendent​ de nous, corrigea-t-elle.

À cet instant, le sourire qu'il arbora lui fit peur.

— Ça te plait ? demanda-t-elle. Ce que tu fais ici ?

— Me plaire ? répéta-t-il en écarquillant les yeux. (Il prit une nouvelle cigarette.) Demande au bourreau s'il aime tuer. C'est mon travail, tu connais beaucoup de gens qui aiment le leur ?
C'est la guerre, Elise, mais tu n'as jamais été très forte. Qu'est-ce que tu veux qu'j'te dise ?

— Tu n'as pas changé, souffla-t-elle.

Elle voulait dire intellectuellement, car physiquement, il n'était plus le même ; il ressemblait à un homme.

Le visage avait changé, plus dur. L'ossature, imposante. Il n'était pas rasé de près, les cheveux étaient plus foncés que dans son souvenir, plus courts aussi. La mâchoire était curieusement carrée, le corps fin et musculeux, devenu une masse considérable et intimidante.

Une ride s'était creusée entre les sourcils, d'autres, sous les yeux. Les fossettes étaient toujours là, plus marquées.

Adieu, l'adolescent.

Une petite cicatrice balayait son front.

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