2. La Libération

Du blanc, c'est la première couleur que j'ai vue. J'ai ouvert les yeux, et sur mon visage était disposée une bande de gaze. Elle recouvrait les lésions et collait à la peau. Les cils se sont frottés à la compresse comme les ailes d'un papillon qui se déchirent. C'était rugueux et désagréable. J'avais la sensation que des doigts de fer étiraient la chair des deux côtés. Je me suis entendu crier, sans reconnaître ma voix. Je ne crie pas comme ça, d'ailleurs, je ne crie jamais. Moi, d'habitude, les gens qui poussent ce genre de cri, je m'en moque.

Je me suis évanoui.

La deuxième fois, je n'ai pas ressenti de douleur particulière, si ce n'est cette lourdeur dans l'épaule, et ma nuque, raide. J'ai cherché à me redresser, suis resté cloué au lit. Quelques infirmières et un médecin. Ce dernier était occupé à déposer le bilan, le corps à mes côtés était sans vie.

« Pourquoi n'avez-vous rien remarqué ? » demanda-t-il aux femmes. Sans les regarder, il ajouta : « Il est en train de pourrir. »

« Celui-là » fit-il en me voyant éveillé, « Occupez-vous de lui. »

On me fit une injection, puis j'avalai une capsule qui avait un goût amer. En moins d'une heure de temps, je me sentis tout à fait léger.

Si je fus soulagé d'entendre parler allemand, je n'étais pas heureux. Mis à part une poignée hommes revenus du front avec quelques égratignures, les autres, moi le premier, semblaient hébétés. En eux, en moi, grouillait la torpeur asthénique du survivant. Pour beaucoup, cet état se transformait en quelque chose de plus virulent, une rancœur systématique, de l'animosité et de l'antipathie à l'égard des choses du monde et des personnes qui tentaient de nous soigner.

Certains devenaient fous, mais le pire était d'entendre leurs cauchemars. Lorsque la douleur nous tenait éveillé la nuit, les jeunes hommes pleuraient, d'autres perdaient l'esprit, d'autres avaient peur. Leurs voix résonnaient dans le dortoir, dans le couloir de l'hôpital où l'on nous alignait durant les alertes.

Leurs voix résonnaient, au milieu des bombardements qu'on attendait et qui ne venaient pas et qui nous rendaient fous.

Leurs voix résonnaient au milieu des courants d'air, jusque dans ma tête où lesdites voix restaient pour s'amplifier.

Elles renchérissaient contre les parois de mon crâne, elles discutaient entre elles, se répondaient, m'invectivaient à mon tour d'avoir peur, mais je craignais le jugement plus que la mort.

Et si les gens avaient raison ? Si toutes ces conneries existaient ? ​

J'avais peur de brûler en enfer.

Un camarade qui avait dix-huit ans répétait sans cesse qu'il ne voulait pas monter dans le camion. Il se ratatinait dans son lit et frappait les infirmières qui tentaient de le calmer. Il disait qu'il y avait du gaz dans le camion, et qu'il lui fallait tout nettoyer. Alors il se frappait la poitrine, affirmait ne plus pouvoir respirer. Il disait que les cheveux des femmes lui restaient entre les mains. Il nous insultait, ce à quoi les hommes et moi ne manquions pas de répondre. Il disait qu'on finirait tous dans le camion, parce qu'on était plus qu'un ​gros tas de merde​.

Il se moquait de ceux qui avaient perdu leurs jambes, puis riait en palpant son bras fantôme. Certains se demandaient ce que c'était que cette histoire de camions.

Moi, je savais.

Le pays ! hurlait-il. ​Il m'a pris la tête à deux mains et il l'a fracassé contre un mur !​ Il se grattait la tempe, perdait ses cheveux. ​Contre un mur !​ il gueulait.

Il disait d'autres choses, puis les médecins sont intervenus.

On a tous pensé la même chose, puis on apprécié le silence.

Je songeais aux camions moi aussi, un procédé vaguement amélioré de notre programme d'euthanasie T4 qui visait à éliminer, ou comme il est stipulé sur papier : à interrompre les souffrances inutiles des handicapés mentaux et physiques.

J'en avais entendu parler par un gars du ​Sonderkommando Lange que j'avais croisé à l'Est. Ils ​nettoyaient les hôpitaux en Pologne et en Prusse Orientale.

Le véritable but de la manœuvre était de faire de la place pour les nouvelles troupes allemandes. Il affirmait leur faciliter la vie après avoir vu dans quelles circonstances ces gens-là vivaient. Il décrivait comme le personnel ne s'occupait pas d'eux et fuyaient les hôpitaux, les délaissant dans de petites cellules individuelles où ils se tenaient prostrés sur le béton au milieu de leurs excréments.

La ​libération ​consistait en une mixture à base de morphine et de scopolamine dans un petit flacon brun qui avait pour but de calmer les patients les plus agités.

Ensuite, on les guidait jusqu'au camion.

Il a fallu des jours entiers pour venir à bout de tous ces patients. On n'avait pas le choix​, c'était ​notre travail​, et ​tu sais quoi ? « Quand je voyais l'état dans lequel ils étaient, je m'dis que c'est bien tous les autres qui sont lâches ! »

« Des criminels voudraient les voir vivre. Est-ce que ces gens-là t'apportent la preuve que tes misères quotidiennes ne sont pas si intolérables ? Ils trouvent ça inhumains. Moi, je les trouve égoïstes. »

La classe des chiffes molles bien-pensantes !​ qu'il disait.

Il disait aussi comment insérer le tuyau à l'arrière, et qu'il y avait une petite ouverture, comme une lorgnette pour voir « Où ça en était. »

Il fallait attendre entre quinze et vingt minutes, c'est le temps que ça prend. Mais ça paraît toujours plus long lorsqu'un homme suffoque et qu'on l'entend, forcé de rester à côté parce qu'on nous l'a dit et qu'on n'a plutôt pas intérêt de désobéir — « Oui, Sergent ! » Voyez ça comme des fournées de petits pains, ça vous facilitera les choses. « Allez-y, Höchtner ! C'est du bon travail, mon garçon. » La prochaine série, ​ceux-là sont en paix​.

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