10. Le Petit Garçon

Nous étions tombés dans un guet-apens, la ville était assiégée.

Des partisans, cachés dans les immeubles, nous attendaient pour nous tirer
comme des lapins depuis les fenêtres brisées par le souffle de nos bouches à feu.

Accompagné d'une dizaine d'hommes, Ludwig s'était retranché dans une école, après que le groupe ait battu en retraite et subi de lourdes pertes.

— Toi, le professeur ! s'écria Max. Fais taire l'enfant !

Le vieil homme agita la tête en quittant son bureau. Il leva les mains sans qu'on ne lui eût demandé, se baissa lorsqu'il dut passer devant la fenêtre.

— T'as l'air juif, repartit Max en le suivant. T'es juif ?

« Non, répondit-il en allemand

— ​Nicht Jude! Nicht Jude!​ »

Max acquiesça avant de ricaner :

— Tu connais notre langue, le vieux ? C'est bien. « ​Nicht Jude! Nicht Jude! » singea-t-il. C'est drôle ; ils savent pas parler, mais ils savent tous dire ça.

Il alluma une cigarette, suivant des yeux le vieillard qui allait rassurer la fillette. Ludwig compris quelques mots, ou plutôt quelques bribes. À force d'entendre leur langue, il parvenait à saisir l'essentiel.

— Elle va nous faire repérer... maugréa Horst sous son casque.

Ludwig redressa la tête, remarqua que l'acier était perforé. L'autre ôta son Stahlhelm​ avant de l'embrasser bruyamment, déclarant que Dieu était avec lui.

— Ferme-la ! le rabroua l'un des gars, August. On va crever dans cette école. C'est d'ta faute.., si on s'est retranchés dans cette merde.

Il se ratatina dans le coin où il était assis, s'accrochant davantage à son fusil. Comme Horst le regardait avec hostilité, il plaça nerveusement sous sa chemise le chapelet qu'il portait autour du cou.

— De ma faute, hein ? riposta Horst. T'avais une meilleure idée ?

Dans un silence tendu, les deux hommes se regardèrent en chiens de faïence. Max traversa la salle au pas de course. Une pluie de balles fila à travers la fenêtre, emportant avec elle un morceau de carreau qui était suspendu au cadre.

— Moi, j'en ai une en tout cas, déclara-t-il lorsqu'il fut arrivé de l'autre côté. Je ne vais pas attendre de crever ici comme vous autres.

Il attrapa un gamin par le bras avant de le soulever comme un bouclier.

— ​He!​ l'interpella Oswald, le gars de la ​Wehrmacht​. Qu'est-ce que tu fais ?

— Ça se voit pas, ducon ?

— Pose le gosse, murmura Walther sous la fenêtre. Déconne pas.

Max hurla qu'il n'allait pas crever ici

— ​J'veux pas mourir, pas déjà, pas comme ça​.

Max pensait peut-être à sa famille, à la petite qui l'attendait

— Je ne les reverrai pas.

Que penseront-ils de moi ? Père, n'ai-je pas été assez fort ? Mère, ai-je été trop monstrueux ?

— ​J'ai peur​.

Le garçonnet s'agita et lui fit lâcher prise. Il tomba sur le plancher en sanglotant.

« ​Nicht Jude..! » repartit le professeur en désignant la marmaille.

Les mains en prière contre son menton grisonnant, il se balançait d'avant en arrière, formulant dans sa langue ce que plus personne ne parvenait à saisir.

« ​Nicht Jude »​ poursuivit-il — « Les enfants, bons enfants ! Bons enfants ! »

Max tourna la tête, puis se rua sur lui :

— On a compris ! ​Nicht! Pas ​Jude! PAS JUIF ! ​OK! J'en ai rien à foutre, moi ! Tu comprends ça dans ma langue ? Sa voix s'affaiblit : Et puis merde ! gémit-il. Je veux juste sortir de là...

Adossé au mur, le fusil contre la poitrine, Ludwig observait son camarade avec un certain malaise. Le visage rouge et marbré se liquéfia devant lui, assailli par des larmes de panique.

Il se préparait à tout abandonner, mourir à vingt-quatre ans, torturé par les Soviétiques.

Le vent nous parvenait par la fenêtre brisée, rapportant le souffle de la machine de guerre.

Si Ludwig avait compris une chose, c'est qu'on ne peut l'arrêter. On peut l'enrayer, peut-être, la suspendre, mais pas la détruire, encore moins l'annuler.

Allez dire ça à ceux qui ont perdu un être cher.

Le jeune homme écoutait le chant des mitraillettes, avec la pluie, la pluie, avec le chant des mitraillettes. On ne sait plus dans quel ordre, ni dans quel sens. La menace est un courant d'air. Le danger devient physiquement perceptible, comme de la matière. ​

Je vais mourir aujourd'hui​. J'aimerais dire que je n'ai pas peur, mais j'ai le cœur qui bat à tout rompre.

J'avais un petit tambour noir et blanc, avec des flammes pour orner le cuir. Deux baguettes, et ma voix de gamin paradant dans les rues de Nuremberg. J'aimais bien cette ville, j'aimais bien sa rivière, un sous-affluent du Rhin.

Il y avait le pont en bois et d'anciens moulins à eau. Le ciel était rouge-orangé, les nuages annonçaient la pluie. Une pluie d'été s'effondre le soir lorsque la parade est finie.

Je me demande si ma ville a changé.

J'aimerais revoir Hambourg, les combats de boxe, le marché du mercredi. Le matin, en hiver, le soleil perce à travers les nuages. La lumière est douce, elle forme un halo et fait briller les toits.

Il y a les maisons au bord de l'eau, la cathédrale au-delà des canaux, le cri des mouettes et l'odeur du sel, du froid, du poisson sur le port. Il y a la chair pourrie et l'air marin, c'est quelque chose qui me met en appétit.

Si j'étais dehors, je ne penserais pas à tout ça.

La peur me pousserait à regarder autour de moi pour ne pas m'en prendre une dans la tête.

Si j'avais encore de l'espoir, je ne penserais pas non plus à tout ça.

Ici, je suis tranquille. Je n'ai pas besoin de me poser un tas de questions. Ici, je peux mourir tranquillement, sans me demander d'où l'ennemi va surgir. Ce n'est pas compliqué, l'école possède une seule entrée, une seule issue. Il y a bien la fenêtre, mais honnêtement, je n'imagine pas un régiment de Soviet se faire chier à passer par là.

Tout au plus, il y a les grenades.

Pourquoi n'y ont-ils pas pensé ?

Avec nous, ils seraient déjà morts.

Peut-être se soucient-ils des enfants ?

Beaucoup d'entre nous y auraient pensé après. Certains ne s'en seraient pas souciés. Et moi ? Moi, comme toujours, je l'aurais probablement fait, et, comme toujours, j'aurais eu des regrets par la suite.

Mieux vaut des regrets que des remords. Je ne fais que mettre en pratique ce que l'on m'a dit. Etait-ce mon père, ou mon oncle ? Me l'a-t-on jamais dit ?

Devant moi, il y a ce petit garçon qui pleure. Il porte un tablier à rayures. Planqué sous la table, il me regarde comme un animal de zoo.

Alors, je le fixe tout pareil.

Sur ses jambes, deux doigts pianotent.

Je connais cela, c'est un moyen de se calmer, ou du moins, d'extérioriser la tension.

Je n'ai pas tellement envie de mourir. Le gamin non plus, pas plus que les autres, pas plus que ceux qui nous attendent, là, dehors.

L'ennemi, tout ce qu'il veut, c'est vivre.

Vivre un peu plus longtemps, arrêter la foutue guerre, rentrer chez lui, faire l'amour à sa femme, en trouver une, embrasser son gosse, en faire un, pour se donner l'impression que la guerre n'a rien changé, qu'elle ne vous a pas changé.

Nous désirons la même chose.

C'est là que je me dis, que je me demande : à quoi sert et a servi tout ce bordel ? Il y a quelque chose d'illogique et d'absurde.

Au début, on sait pourquoi l'on se bat, et puis ça dure. Comme une dispute, on ne se rappelle plus ce qui a provoqué les choses, ou bien l'on trouve, et c'est un détail, une sottise.

Certains conflits naissent pourtant d'une raison importante.

Je ne sais plus. Je ne sais plus et je m'en fous.

Je ne suis pas croyant, mais j'aimerais réciter le Notre Père. Je le fais dans ma tête, un peu, puis au bout de quelques phrases : « Pardonne-nous nos offenses, comme à ceux qui nous ont offensés... »

Je veux bien qu'on me pardonne, mais pardonner ? Je n'y arrive pas, pas encore, alors même que je m'apprête à mourir.

Change-t-on ? Je suis un cul-de-sac.

La peur me fait dérailler, elle me déroute. Je ne veux plus réfléchir. Ni à ma mort, ni à celles que j'ai causées. Je veux regarder l'enfant, l'enfant et ses grands yeux bruns.

Je lui dis : « Viens, viens par là, petit. »

Il me considère, hésite avant d'abandonner la table. Il avance à quatre pattes, évite les éclats de verre, la tête entre les épaules.

Une odeur d'humus et de poudre imprègne les murs tapissés de la classe, le bois des bureaux retournés, la page des cahiers où l'on trace de belles lignes.

Ça sentait aussi l'encre et le sang de ce cher Albert qui était mort. On s'en doutait, cela faisait un moment qu'on ne l'avait plus entendu.

Près du professeur, les gamins observaient leur camarade s'accroupir agilement près de moi.

L'enfant voyait un soldat qui avait l'âge de son frère.

Dans mon pays, songe l'enfant, on me dit que le soldat n'a jamais peur. À nous aussi, on nous a dit que nous étions très très forts. C'est les adultes qui disent ça, ceux qui venaient nous chercher au village.

Mes copains, je n'ai plus joué avec eux.

Les Allemands sont arrivés.

Maman a dit qu'il fallait avoir très très peur. Papa a dit qu'on ne leur obéirait jamais.

Les Allemands sont arrivés.

Je ne sais pas où papa est allé. Maman dit qu'il est dans la forêt, mais depuis un moment, elle pleure et ne dit plus grand chose.

Les Allemands sont arrivés.

Pourquoi ? Ce n'est pas bien chez eux ?

Certains disent qu'ils vont repartir. Moi, je vais juste à l'école. J'aime pas trop ça, l'école.

Quand j'ai dit à maman que j'aimerais avoir un fusil pour jouer avec les copains, elle m'a donné une gifle et puis elle a pleuré.

Elle pleure tout le temps ma maman, je sais pas trop pourquoi.

— Viens, répéta Ludwig, viens par là, petit.

Sur la chaise, Plotzy le regardait comme s'il était devenu fou. Ludwig apercevait son regard, dépité sous la casquette, un œil fermé là où la balle avait ouvert la joue.

Les bras ballants sur son uniforme blanc de poussière, il serrait les poings au milieu des décombres, la bouche tordue et le pantalon déchiré jusqu'en haut du mollet.

Pour remplacer le fusil qu'il avait perdu dans la confusion, se trouvait à sa droite un pied de table brisé dont l'extrémité formait un épieu.

Plotzy : Ludwig remarqua qu'il ne connaissait pas son vrai nom. Tout le monde l'appelait comme cela à cause d'une sombre histoire d'ancêtres polonais. Une histoire montée de toute pièce, sans doute.

On aimait bien ce genre de fable dans le groupe d'intervention.

On créait des bouc-émissaire au sein des nôtres, comme à l'école, on jouait à des petits jeux.

Que tes ancêtres soient allemands, juifs ou polonais, nous allons mourir de la même manière. Nos cendres se dispersent, et nos parents pleurent.

Aujourd'hui, je suis l'idiot qui va mourir.

Demain, lorsque le danger sera écarté, je redeviendrai le monstre tranquille, jusqu'à la prochaine fois.

Tout à l'heure, j'ai dit que je priais. Je priais Dieu pour qu'il fasse s'écrouler les murs, pas pour qu'il me sauve. Arrêtez les dégâts, sinon, tu me connais, je vais lever le bras jusqu'à la fin et être ​ceux​ que je suis.

La nuit, des moments de doutes viendront me trahir et je me haïrai. Au matin viendra l'embarras, lorsque mon esprit aura retrouvé sa lucidité, ou plutôt son carcan.

Qui a envie de savoir une chose pareille ? Pas moi. Vous ? Vous, vous ne pouvez pas savoir, vous ne vivez pas avec nous, c'est une autre époque, et puis, ça vous ferait mal.

Le plus probable, c'est que je t'aurais donné un fusil, je t'aurais donné un ordre, et tu aurais tiré.

Je te l'ai dit, ​je suis comme toi​.

Quand je dis ça, je veux dire que tu aurais fait la même chose. Ne te cache pas derrière tes grands airs humanistes. Je te colle un pistolet sur la tempe et je t'ordonne de tirer. Mais si tu préfères, je te laisse jouer les héros.

Après tout, ça n'est pas ma cervelle.

Je te vois venir, et dire qu'il y a les autres, ceux qui tiraient sans avoir besoin d'ordre et avec le sourire aux lèvres. Ceux-là aussi ont existé, mais c'est une autre histoire, pas celle que je raconte, ne te méprends pas.

Le petit garçon, je sais ce qu'il fait. Oui, je l'ai déjà dit. Ce que je n'ai pas dit, c'est ce qu'il joue. Il joue du piano devant moi.

Je suis probablement le seul fou qui sourit, mais c'est bien comme ça.

C'est la guerre !

Quand j'étais petit, on me disait de trouver un rêve et d'en faire ma vie. Phrase toute faite, je vous l'accorde. Il se trouve que je n'ai jamais trouvé mon rêve, alors voilà, voilà où j'en suis.

Ils avaient peut-être raison les vieux, j'aurais dû mieux chercher.

Beaucoup d'hommes souhaitent être pères.

Moi, je le dis parce que c'est chose commune, et puis les autres ne vous trouvent pas trop bizarre, ils vous acceptent.

Est-ce que j'aimerais sincèrement avoir des enfants ? Non, mais je donnerais beaucoup pour en redevenir un.

J'aimerais devenir ce petit garçon.

— Qu'est-ce que tu joues ?

L'enfant releva la tête, ses yeux étaient une vie de couleurs. L'enfant était un regard, et l'enfant le transperça.

De l'œil de l'Allemand s'échappa une larme.

— Pourquoi tu pleures ? demanda le garçonnet.

Lorsque le visage faillit, il ne faillit pas seulement : il se décomposa.

— Petit, répliqua Ludwig, qu'est-ce que tu joues ? ​музыка?

L'enfant observa sa main, puis l'éleva entre leurs visages.

—​ музыка​, confirma l'enfant, ​Muzik​?

— ​Richtig​, répondit Ludwig,« ​Musik​ ».

Il contempla l'enfant sourire, et ce fut la plus belle chose au monde ; un visage sans rancœur ni haine, qui vit dans le présent sans s'en préoccuper.

Ce devait être agréable de vivre.

— Je n'ai pas de piano... murmura le petit garçon.

Avant la détonation, il y eut le silence.

Les doigts de l'enfant pianotèrent dans le vide.

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